Il est plus probable que le monde matriciel, celui qui contient le véritable noyau de l’être, soit déterminé par le programmeur. C’est lui qui articule – imprime, pour ainsi dire – le choix matriciel et le fusionne avec la substance réelle. Le noyau ou l’essence de la réalité – ce qui la reçoit ou l’atteint et à quel degré – est du ressort du programmeur ; cette sélection et resélection font partie de la créativité générale, de la construction du monde, qui semble être sa tâche. Un problème, peut-être, qu’il est en train d’exécuter, c’est-à-dire de résoudre.
Philipp K Dick, Conférence de Metz, 1977
Les savants, qui recommencent aujourd’hui à s’engager dans cette antique voie d’erreur, se verront bientôt obligés de rebrousser chemin, tête basse et sans mot dire, absolument comme leurs devanciers. Mais cette question sera plus amplement développée au livre suivant. — C’est sur son propre terrain que la science de la nature rencontre les difficultés que je signale ici en passant. Érigée en philosophie, elle se présente en outre comme une explication matérialiste des choses : or, nous avons vu qu’à peine né, le matérialisme porte dans son sein un germe de mort : il supprime, en effet, le sujet et les conditions formelles de la connaissance, implicitement contenues et dans la matière purement inerte, dont il prétend partir, et dans la matière organisée, où il s’efforce d’arriver.
Arthur Schöpenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation
Nous avons mis en avant dans l’article précédent l’importance de l’information qui peut être vue comme une propriété fondamentale du cosmos. Cela pose une question importante : est-ce l’information qui est au service de la dissipation d’énergie ou la dissipation d’énergie qui est au service de l’information ? Le corollaire étant : Est-ce la matière qui est au service de l’esprit ou l’esprit au service de la matière ? La réponse à cette question est fondamentale, car si on donne la primauté à la dissipation d’énergie alors le réalisme et le matérialisme ont tout leur sens, mais si on admet que le plus important est l’information alors l’idéalisme semble tout aussi acceptable que le réalisme dans cette situation.
Pensez aux captchas où on vous demande de sélectionner tous les feux tricolores sur une image. Est-ce que le plus important est votre capacité à sélectionner les bonnes images ou l’algorithme qui apprend grâce à l’information que vous participez à créer en partageant votre propre connaissance ? De votre point de vue, c’est votre capacité à choisir les bonnes images car cela va vous permettre de passer une étape ; mais du point de vue du créateur de l’algorithme, c’est l’information que vous générez. De la même façon, est-ce que le plus important est l’univers que vous participez à organiser en dissipant de l’énergie ou l’information que vous générez au cours de ce processus ? Est-ce qu’on vit dans un captcha géant, une simulation, où la primauté revient à l’information qu’on génère qui existe sur un autre plan que ce qu’on tient pour la réalité matérielle ?
Vivons-nous dans la réalité ?
J’évoquais la Redpill dans un article précédent. Nous la retrouvons ici dans son sens premier du terme telle qu’elle est utilisée dans Matrix. Vivons-nous dans la réalité ? Une question qu’on se pose au moins depuis Platon avec son allégorie de la caverne et qu’on retrouve sous la plume de Descartes qui se demande si le monde existe ou s’il ne serait pas trompé par un démon.
Aujourd’hui, Elon Musk, en s’appuyant sur une réflexion de Nick Bostrom, la remet au goût du jour en affirmant qu’il y a une chance sur un milliard que nous vivions dans la réalité et non dans une simulation. Le monde que l’on tient pour la réalité ne le serait pas. Mais cela part d’une intuition inférée par la raison. Le raisonnement de Musk est le suivant : ayant été capables de passer de Pong dans les années 80 à des metaverses proches de la réalité aujourd’hui, nous arriverons à créer des univers virtuels en tout point similaires au nôtre. Mais si nous sommes capables de le faire alors les chances qu’une civilisation l’ait fait avant nous est extrêmement haute et les chances que nous vivions dans une de ces simulations est presque de 100%.
Ce que l’on appelle « réalité » relèverait en fait du virtuel et la conscience précéderait l’existence. La matière ne serait qu’un phénomène généré par des bits. La réalité virtuelle pourrait même être imbriquée dans une chaîne de mondes virtuels jusqu’à atteindre la « vraie » réalité et le créateur initial, un démiurge qui serait de fait un hacker dans le monde supérieur. Vous pensez que cette hypothèse est farfelue ? Vous l’ignorez peut-être mais le réalisme est mis à mal depuis les découvertes liées à la mécanique quantique.
Pourquoi le réalisme est-il mis à mal par la mécanique quantique ? Car il remet en question notre capacité à répondre à deux questions fondamentales nécessaires pour affirmer un réalisme. Ces deux questions, Lee Smolin les a remarquablement formulées dans son ouvrage La révolution inachevée d’Einstein :
Ceux qui répondent oui à ces deux questions sont les réalistes. À l’inverse, les antiréalistes, qui répondent non à l’une ou l’autre (ou les deux) de ces questions, vont s’opposer à ce mode de pensée. Mais pourquoi des personnes censées répondraient non à ces deux questions ? Pour cela il faut comprendre comment la mécanique quantique a mis au défi notre vision du monde, notre capacité à générer des connaissances sur ce dernier et nous a fait basculé d’un monde déterministe à un monde probabiliste.
Einstein le réaliste vs Bohr l’antiréaliste et la mécanique quantique
Laissez-moi vous conter l’histoire de la physique quantique de façon aussi partielle que rapide. Einstein, après avoir révolutionné notre perception du monde via la théorie de la relativité générale, est celui qui, et peu de gens le savent, a aussi introduit la physique quantique en proposant en 1905 la nature double de la lumière qui est à la fois particule, ou corpuscule, et onde. Cela fut confirmé en 1921 et il reçut le prix Nobel pour cette découverte. Louis de Broglie mit alors en avant que ce n’était pas seulement la lumière mais toute particule qui était aussi une onde.
À partir des travaux de Broglie, Schrödinger a alors développé une équation qui décrit l’évolution dans le temps d’une particule. Mais si Einstein fut l’initiateur de la physique quantique et que de Broglie et Schrödinger étaient des réalistes comme lui, elle lui a échappé et s’est dirigée vers des rives antiréalistes qui peinaient à le convaincre. Celui qui devint la figure de proue de cette révolution quantique fut son ami Niels Bohr, un antiréaliste dur avec qui il partageait une ferme différence de point de vue philosophique.
La mécanique quantique est sans nul doute impressionnante. Mais une voix intérieure me souffle que ce n’est pas encore la réalité. La théorie nous dit beaucoup, mais ne nous rapproche pas vraiment du secret « du Vieux ». Je suis en tout cas convaincu qu’Il ne joue pas aux dés.
Albert Einstein
Alors qu’Einstein s’accrochait à une recherche d’une description complète du monde microscopique des atomes, des électrons et de la lumière, Bohr pensait, lui, que la physique atomique exigeait une révolution radicale de notre conception de la science, de notre rapport à la réalité et de notre capacité à la connaître. Pourquoi la vision de Bohr s’est imposée ? Je l’ignore. Peut-être parce qu’on aime les révolutions, peut-être que le danger du communisme matérialiste a aidé à soutenir une vision s’opposant au réalisme ou peut-être tout simplement que Bohr avait raison.
Ce qu’il faut comprendre c’est que la mécanique quantique nous dit qu’on ne peut pas connaître toute l’information dont nous aurions besoin afin de prédire avec précision l’avenir. Contrairement à ce qu’on appelle « l’état classique » qui se réfère à la physique classique et suppose qu’on dispose de la totalité de l’information nécessaire permettant de prédire son avenir, l’état quantique démontre l’impasse de cette vision puisqu’il met en avant que, une particule de matière étant aussi dans le même temps une onde, on ne peut avoir que la moitié de cette information à la fois lorsqu’on l’observe et le mesure.
On ne peut pas connaître en même temps avec exactitude la position et la vitesse d’une particule. On ne peut mesurer qu’une seule propriété à la fois et si on souhaite les mesurer indépendamment l’une après l’autre notre propre observation fait changer la mesure de la première propriété lorsqu’on mesure la seconde. Et plus on cherche à exprimer une valeur de façon précise, plus l’autre devient imprécise. La mécanique quantique appelle donc à répondre « Non » à la seconde question formulée par Lee Smolin.
C’est ce qu’on appelle le principe d’indétermination quantique qui dit que le résultat d’une mesure ne peut être prédit que de manière probabiliste. On considère aussi qu’une particule peut être dans plusieurs états à la fois. Un électron qui tourne autour d’un atome peut être sur tous les points de l’orbite en même temps, et à toutes ses vitesses possibles. C’est la superposition des états. Mais la mesure modifie l’état quantique du système mesuré : il devient l’état précis correspondant au résultat de la mesure. C’est ce qu’on appelle l’effondrement de la fonction d’onde. Et comme si cela ne suffisait pas, deux particules peuvent former un système lié. Quand l’une bouge, l’autre aussi, et cela quelle que soit la distance entre les deux. C’est ce qu’on appelle l’intrication quantique.
On obtient alors les deux règles fondamentales de la mécanique quantique :
Bohr va alors tirer une conclusion radicale de ces lois. En tant qu’observateur on agit sur la connaissance qu’on cherche à produire car nous faisons nous-mêmes partie du monde et, étant obligés d’interagir avec les atomes qu’on cherche à décrire, on ne fait que mesurer une information résultant de l’interaction entre l’atome et nos machines. La mesure effectuée de cet état quantique ne serait alors pas la réalité physique de cette particule mais simplement la connaissance de notre interaction avec elle. Ainsi, nous devrions aussi répondre « Non » à la première question.
On peut alors diviser les gens en deux catégories. Une première catégorie regroupant ceux qui pensent que la mécanique quantique est parfaitement valide, comme Niels Bohr et Heisenberg, qu’on nommera les antiréalistes, mais aussi des réalistes, qu’on nommera réalistes magiques, qui vont cravacher pour essayer de faire tenir des théories réalistes compatibles ; et une deuxième catégorie regroupant ceux qui pensent que cette théorie est incomplète comme Einstein, de Broglie, Schrödinger et Smolin qu’on appellera les réalistes naïfs qui souhaitent trouver une solution non alambiquée.
Les antiréalistes
Les tenants de la position antiréaliste, tels que Niels Bohr, mais aussi ses élèves Heinsenberg et Wheeler, sont ceux qui ont eu le plus d’influence. Niels Bohr fut le plus influent d’entre eux et devint le mentor de toute une génération de scientifiques qui ont défini notre façon d’appréhender la physique quantique.
Lee Smolin classe les antiréalistes en trois catégories :
- 1) les antiréalistes radicaux comme Niels Bohr qui pensent que les propriétés attribuées aux particules ne sont pas inhérentes à ces objets et n’existent que dès lors qu’on les mesure car créées par notre interaction avec elles. C’est la version la plus communément acceptée du « sens » de la mécanique quantique donnée lors de la conférence de Copenhague tenue par Bohr à la fin des années 1920. Elle soutient que nous ne pouvons pas spécifier la nature de la réalité fondamentale. Les entités subatomiques existent dans les limbes probabilistes de nombreux états possibles « superposés » jusqu’à ce qu’elles soient mises en évidence par l’acte de mesure. Les antiréalistes radicaux répondent donc non aux deux questions.
- 2) Les antiréalistes épistémologiques qui pensent que la science ne parle pas de ce qui est réel dans la nature mais de notre connaissance sur cette dernière. Le monde existe indépendamment du fait qu’on l’observe ou non, l’information existe, mais nous serions incapables de l’obtenir par l’observation. S’il y a quelque chose à connaître sur les atomes, nos méthodes de production de la connaissance souffrent d’un problème puisque nous ne pouvons seulement le comprendre dans ses interactions et lorsque nous l’observons nous faisons partie intégrante de cette interaction et donc nous ne pouvons qu’obtenir la connaissance de notre interaction avec l’atome et non de l’atome en lui-même. L’atome existerait bien en soi mais cette connaissance nous serait inaccessible. il y aurait donc plus à connaître lorsque nous ne l’observons pas mais on ne peut pas le connaître sans l’observer. Pour imager cela, imaginez que vous êtes face à un ami qui semble pensif, vous n’avez aucune façon de savoir à quoi il pense et si vous lui demandez « À quoi tu penses ? » alors à ce moment précis il se met à penser à votre question et sa réponse sera « Je pense à ta question ». Et vous ne pourrez jamais savoir à quoi il pensait. D’où la supériorité qu’Aristote donne à la philosophie qui serait la seule façon de tenter de comprendre les choses de façon ontologique, au-delà de l’observation. Car l’observation ne nous permet pas d’obtenir toute l’information donc de connaître pleinement l’être d’une particule.
- 3) Les antiréalistes opérationnalistes, dont Heisenberg fait partie dans une certaine mesure, qui sont agnostiques quant à l’existence ou non d’une réalité fondamentale indépendante de nous mais pensent aussi que la mécanique quantique ne peut permettre de comprendre ce qu’est un atome en soi mais seulement ce qui se passe lorsqu’ils entrent en contact avec nos appareils de mesure.
Les théories réalistes alternatives
Pourquoi la mécanique quantique marche au niveau micro mais pas au niveau macro ? La mécanique quantique défie notre bon sens. Elle devrait être valable universellement, or si on observe qu’elle marche sur des particules et, même sur des molécules, on est d’accord pour dire qu’un chat est soit vivant soit mort et non les deux à la fois et que s’il est à Paris il ne peut pas être à Berlin en même temps. Lorsque vous partez travailler le matin en laissant votre chaise à un endroit, vous ne vous attendez pas à potentiellement la retrouver chez le voisin en fonction de votre observation le soir.
Un réaliste se demandera si l’état quantique représente quelque chose de réel. Lee Smolin, marchant dans les pas d’Einstein et soucieux de sauver le réalisme, aboutit alors aux questions suivantes : l’état quantique d’une particule correspond-il précisément à la réalité physique de cette particule ? Ou bien constitue-t-il seulement un outil pratique pour faire des prédictions ? Peut-être ne décrit-il pas la particule, mais seulement l’information que nous avons sur elle ? En d’autres termes, est-ce qu’une particule est réellement à différentes positions et différentes vitesses en même temps jusqu’à ce qu’on l’observe ? Cela relève-t-il seulement de l’information probabilistique dont nous disposons sur elle ? Cela relève-t-il seulement du au fait que ce soit à la fois une onde et une particule ? Mais la vraie question sous-jacente est : est-ce que la mécanique quantique est une théorie viable ou appelle-t-elle à être remplacée radicalement ?
Il existe alors des théories alternatives à la mécanique quantique qui furent proposées très tôt et qui s’accordent avec une vision du monde réaliste. Elles souffrent cependant toutes de lacunes mais à leur corps défendant, elles furent délibérément ignorées pour certaines ce qui empêcha les chercheurs de se pencher dessus dans le but de les consolider. Lee Smolin en fait le tour et je vais vous les présenter succinctement ici.
Théorie de l’onde pilote de Broglie-Bohm
La première est nommée théorie de l’onde pilote, et fut défendue par Louis de Broglie dès 1927. Elle fut totalement passée sous silence, avant que David Bohm ne la reprenne à son compte en 1952 pour en faire la théorie qu’on connaît sous le nom de théorie de Broglie-Bohm.
Cette théorie postule que les particules sont accompagnées d’une onde qui guide leur chemin, d’où le terme d’onde pilote. La particule suit toujours un chemin défini et peut être localisée. Dans le même temps, l’onde se propage à travers l’espace en explorant simultanément tous les chemins possibles. L’onde dicte alors à la particule où aller, le pilotage étant fondé sur les conditions qui prévalent le long de tous les chemins. Il y a alors deux lois, l’une pour l’onde et l’autre pour la particule et la particule sera trouvée de préférence là où l’onde est la plus intense.
Théorie des effondrements de Pearle
Il y a cependant une raison pertinente qui limite le potentiel de la théorie de l’onde pilote. Si l’onde explore différentes trajectoires alors nous vivrions dans un monde avec plein de branches vides de la fonction d’onde déconnectée de l’objet qu’elles guident. Mais David Bohm et Jeffrey Bub, dans un premier temps, puis Philip Pearle, par la suite, ont proposé une autre théorie qui offre une solution pour ce problème reposant sur l’effondrement physique. La version de Pearle incorpore un élément aléatoire qui va différer selon que l’on parle de systèmes microscopiques ou macroscopiques.
Un système microscopique, les atomes ou petits systèmes composés de quelques atomes, subira rarement des effondrements alors que pour un système macroscopique comme un corps humain ce sera plus fréquent de sorte qu’il semble que ce corps est toujours quelque part.
La théorie de l’onde pilote et les modèles d’effondrement ont fourni des options alternatives aux physiciens quantiques qui veulent être réalistes. Les différences sont frappantes, mais les similitudes le sont aussi.
Lee Smolin, La révolution inachevée d’Einstein
La première option, croire qu’il y a à la fois des ondes et des particules, mène à la théorie de l’onde pilote. Cela permet de résoudre facilement le problème de la mesure mais cela a un prix. La théorie de l’onde pilote est doublement extravagante. Elle a une ontologie double, mais sa dynamique est asymétrique puisque la fonction d’onde guide les particules sans qu’il y ait de retour : aucune influence des particules sur l’onde. Et elle nous oblige à vivre dans un vaste monde où la fonction d’onde a de nombreuses branches vides, comme des fantômes.
Les modèles d’effondrement évitent ces objections. Il n’y a pas de double ontologie, et donc aucun problème de réciprocité. Il n’y a pas de branches vides parce qu’elles sont éliminées par les effondrements. Cela résout également le problème de la mesure, mais là aussi avec un prix à payer : des paramètres supplémentaires doivent être ajustés pour conserver la théorie à l’abri du danger.
Les deux approches s’accordent sur deux points clés : la fonction d’onde est un aspect de la réalité. Et il y a une tension avec la théorie de la relativité. Ce sont des indices vitaux pour l’avenir de la physique.
Théorie des univers multiples d’Everett
Il y a une autre théorie réaliste, que Smolin nomme « réaliste magique », que je vais évoquer rapidement. C’est la théorie des univers multiples formulée par Everett et qui reçut le soutien de John Wheeler et Bryce Dewitt. Ils postulent que chaque transition quantique qui a lieu dans chaque étoile, dans chaque galaxie dans le moindre coin le plus reculé de l’Univers, va scinder notre monde en une myriade de copie de lui-même. Chaque fois qu’une expérience avec différents résultats possibles est réalisée, l’Univers se scinde en autant de nouveaux mondes et chacun de nous est également scindé donnant de nouvelles versions de nous-mêmes.
Le monde dans lequel nous vivons ne constitue qu’une partie de la réalité infiniment plus vaste… réellement infiniment plus vaste. Chaque seconde, dans la pièce où vous vous trouvez actuellement, des atomes entrent en collision les uns avec les autres. Le temps que vous lisiez cette phrase, vous seriez scindés en un nombre extrêmement élevé de copies.
Ce dont nous avons besoin à ce stade, c’est de localiser, d’apporter comme preuve, quelqu’un qui a réussi d’une manière ou d’une autre – peu importe comment, vraiment – à conserver des souvenirs d’un autre présent, des impressions latentes d’un monde alternatif, différent d’une manière significative de celui-ci, celui qui est à ce stade actualisé. Selon ma vision théorique, il s’agirait presque certainement de souvenirs d’un monde pire que celui-ci. En effet, il n’est pas raisonnable que Dieu le Programmeur et Reprogrammeur substitue un monde pire en termes de liberté, de beauté, d’amour, d’ordre ou de santé – selon toute norme que nous connaissons. […] Je suis sûr qu’en m’entendant dire cela, vous ne me croyez pas vraiment, ni même que je le crois moi-même. Mais c’est pourtant vrai. Je conserve des souvenirs de cet autre monde.
Philip K Dick, Conférence de Metz, 1977
Cela demande un degré de croyance énorme pour sauver le réalisme, et c’est pour moi le problème majeur, mais pas le seul. De plus, ceci donne une vision du monde très pessimiste qui peut conduire à l’inaction. Après tout pourquoi agir et tenter de changer les choses si de toute façon toutes les possibilités existeront ? À quoi bon combattre la famine puisque cette dernière continuera d’exister dans une autre branche ? Si quel que soit le choix que je fais il existe d’autres branches avec les autres choix alors quel est l’intérêt de choisir en premier lieu ?
On comprendra cependant aisément pourquoi John Wheeler défend cette théorie car elle s’accorde avec son hypothèse du it from bit qu’il a développé et qui me semble tout à fait pertinente. Je reviendrai sur cette dernière ultérieurement.
Théorie des décohérences de Deutsch
À ce « réalisme magique », comme l’appelle Smolin, David Deutsch et son équipe d’Oxford proposent une forme de « réalisme critique » qui repose sur ce qu’il appelle la « décohérence ». Les objets macroscopiques ne partagent pas les bizarreries qu’on observe sur les atomes dont ils sont pourtant composés. Il y aurait donc une transition séparant le monde quantique dans lequel un atome peut occuper deux positions à la fois et le monde macroscopique (ordinaire) ou un objet est toujours localisé à un seul endroit. L’idée de Deutsch est que les objets macroscopiques perdent leur « cohérence quantique », c’est à dire leur propriété ondulatoire, d’où résulte leur comportement proche de celui de particules ordinaires. Cela exclut donc les états superposés et nous sommes toujours à un seul endroit à la fois.
Cela a le mérite d’expliquer pourquoi la physique quantique marcherait sur l’infiniment petit et la relativité générale sur l’infiniment grand. La notion d’observateur est donc conservée, mais cela reste compatible avec le réalisme car ce rôle d’observateur n’est attribué qu’aux sous-systèmes qui décohèrent. Mais alors où se situe la transition ?