La perfection n’est pas (encore) de ce monde [TNT 22]

Il est important de remarquer ici que quand je dis qu’une chose passe d’une moindre perfection à une perfection plus grande, ou réciproquement, je n’entends pas qu’elle passe d’une certaine essence, d’une certaine forme, à une autre (supposez, en effet, qu’un cheval devienne un homme ou un insecte : dans les deux cas, il est également détruit) ; j’entends par là que nous concevons la puissance d’agir de cette chose, en tant qu’elle est comprise dans sa nature, comme augmentée ou diminuée.

Spinoza, Éthique

La « création », en tant que résolution du « chaos », est en quelque sorte « instantanée », et c’est proprement le Fiat Lux biblique ; mais ce qui est véritablement à l’origine même du « cosmos », c’est la Lumière primordiale elle-même, c’est-à-dire l’« esprit pur » en lequel sont les essences de toutes choses ; et à partir de là, le monde manifesté ne peut effectivement qu’aller en s’abaissant de plus en plus vers la « matérialité ».

René Guénon, Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps

Ce que nous disent ici Guénon et Spinoza semble contradictoire. Comment une chose pourrait à la fois gagner en perfection, qui revient à augmenter sa puissance d’action dans le monde matériel, et s’abaisser dans la matérialité ? Si on reprend notre exemple utilisé dans un article précédent de l’écrivain produisant une nouvelle, Guénon voit le résultat final de la création provenant d’une sélection de possibilité comme un abaissement dans la matérialité toujours plus grand. Il ne le dit pas en ces termes mais la perfection serait au début, dans la tête de l’auteur, quand il n’a pas encore couché une seule idée sur le papier et que toutes les options sont alors de facto encore ouvertes. Mais n’est-ce pas plutôt le processus d’écriture de l’œuvre qui va lui permettre d’approcher de plus en plus de la perfection ?

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Il se trouve que nous avons en Leibniz un auteur qui a fait de la perfection une idée centrale de sa pensée. Je vous propose alors de nous arrêter un instant sur sa philosophie qui se marie assez bien avec le schéma que j’ai proposé précédemment. C’est ainsi assez logique qu’il arriva à l’idée de principe de moindre action.

Quant à l’espace, du point de vue moderne, il n’est ni une substance, comme Newton l’affirmait et comme Leucippe et Démocrite auraient dû le dire, ni le contenant de corps étendus, selon Descartes, mais un système de relations comme Leibniz le pensait.

Bertrand Russell, Histoire de la philosophie occidentale

Au cœur de sa philosophie se trouve la monade qui n’est pas si éloignée d’une structure dissipative dans son aspect informationnel, non étendu. Pour Leibniz, une monade est une unité fondamentale d’existence, une substance simple et indivisible qui est la base de tout ce qui existe dans l’univers. En dressant un parallèle matériel, on pourrait ainsi la rapprocher de l’atome, mais pour lui, des entités plus complexes comme un humain sont aussi des monades. Une monade est un tout qui ne peut pas être divisé en partie. Chaque monade est unique et reflète la totalité de l’univers dans sa propre façon, bien que cette représentation soit limitée et incomplète. Elles sont la base de tout ce qui existe et la source de tout mouvement et de tout changement d’un univers où règne une harmonie préétablie.

Les monades sont des entités spirituelles, dotées d’appétition, de perception et de volonté en évolution constante vers la perfection. La perfection peut alors être rapprochée de ce que j’ai nommé « puissance » dans mon schéma. Elle est le but d’une monade. De la même façon qu’une structure dissipative va chercher à maximiser son extropie ; une entité, sa puissance dans la philosophie Nietzschéenne ou son entéléchie dans la philosophie aristotélicienne, une monade va chercher sa perfection. Spinoza fera d’ailleurs directement ce lien entre la perfection et la puissance.

Comme on le retrouvera dans la philosophie de Deleuze, Leibniz considère les monades comme autant machines douées de leur propre recherche de perfection.

Mais les machines de la nature, c’est-à-dire les corps vivants, sont encore machines dans leurs moindres parties, jusqu’à l’infini.

Leibniz, Monadologie

L’appétition est une force fondamentale qui guide le mouvement et l’évolution de toutes les choses dans l’univers vers leur perfection et la perfection de l’univers. On pourrait ainsi la rapprocher du désir et, comme le dira Spinoza, le désir va constituer l’essence d’une chose, ou plutôt, le désir est ce qui va construire l’information permettant de faire venir dans l’apparence une chose à partir de son essence. Un processus que Heidegger nommera l’alètheia.

Or, le désir est la nature même ou l’essence de chaque individu

Spinoza, Éthique

La perception est, quant à elle, liée à l’entendement. C’est le processus par lequel les monades perçoivent les autres monades et le monde qui les entoure. La perception est interne, ce qui signifie qu’elle se produit à l’intérieur de chaque monade, sans interaction physique avec le monde extérieur. La perception se caractérise par la formation d’une « idée » ou d’une représentation interne de ce qui est perçu. Cette idée est unique pour chaque monade et reflète la totalité de l’univers à travers sa propre perspective. La perception est donc un mécanisme fondamental qui permet à chaque monade de se représenter les autres monades et le monde, et de se développer et de se perfectionner à travers cette interaction.

Enfin, la volonté est la capacité d’une monade à choisir une direction pour son développement et sa perfection. Elle se manifeste par une tendance naturelle à suivre un but ou une finalité. La volonté se distingue de la nécessité, qui est la loi causale qui régit le mouvement des corps physiques dans l’univers. Les monades sont libres dans le sens où elles peuvent choisir leur propre direction de développement, mais en même temps, elles sont soumises à la volonté divine de créer le meilleur des mondes possibles. La volonté est donc à la fois une force interne et une expression de la volonté divine, et elle est à l’origine de tout mouvement et de tout changement dans l’univers.

Il faut noter que Leibniz sera fortement influencé par les penseurs chrétiens comme Thomas d’Aquin. Il se détournera des penseurs modernes à force de buter sur l’impossibilité d’expliquer l’ensemble des phénomènes physiques sans y intégrer la métaphysique et intégrera ainsi l’idée de substance à sa pensée.

La volonté paraît supérieure : car le bien et la fin sont les objets de la volonté. Or la fin est la première et la plus élevée des causes. La volonté est donc la première et la plus élevée des puissances.

Saint Thomas d’Aquin, La somme théologique

Je sais que j’avance un grand paradoxe en prétendant réhabiliter en quelque façon l’ancienne philosophie et de rappeler postliminio les formes substantielles presque bannies ; mais peut-être qu’on ne me condamnera pas légèrement, quand on saura que j’ai assez médité sur la philosophie moderne, que j’ai donné bien du temps aux expériences de physique et aux démonstrations de géométrie, et que j’ai été longtemps persuadé de la vanité de ces êtres que j’ai été enfin obligé de reprendre malgré moi et comme par force, après avoir fait moi-même des recherches qui m’ont fait reconnaître que nos modernes ne rendent pas assez de justice à saint Thomas et à d’autres grands hommes de ce temps-là, et qu’il y a dans les sentiments des philosophes et théologiens scolastiques bien plus de solidité qu’on ne s’imagine, pourvu qu’on s’en serve à propos et en leur lieu. Je suis même persuadé que, si quelque esprit exact et méditatif prenait la peine d’éclaircir et de digérer leur pensée à la façon des géomètres analytiques, il y trouverait un trésor de quantité de vérités très importantes et tout à fait démonstratives.

Leibniz, Discours de la métaphysique

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Leibniz reprochera à Spinoza sa vision d’un Dieu immanent agissant par finalité qui l’amène à réduire tout à la nécessité, en niant la liberté et la capacité des monades à choisir leur propre direction. Et il est vrai que la philosophie de Spinoza est déterministe et ne laisse que peu de place pour une liberté jugée illusoire. Je pense que Leibniz a raison ; cependant, la façon de définir la volonté de Spinoza me semble intéressante. Elle constitue pour lui une faculté de trancher entre ce que l’on tient pour vrai ou pour faux guidant ainsi le comportement… donc de choisir une direction comme le présente Leibniz. Pourquoi choisir une direction plutôt qu’une autre ? Pour Leibniz, la réponse est la perfection, mais pour Spinoza, il n’y a pas de cause finale.

Nous avons montré, en effet, dans l’appendice de la première partie, que la nature n’agit jamais pour une fin. Cet être éternel et infini que nous nommons Dieu ou nature agit comme il existe, avec une égale nécessité. La nécessité qui le fait être est la même qui le fait agir (Propos. 16, part. 1). La raison donc ou la cause par laquelle il agit, et par laquelle il existe, est donc une seule et même raison, une seule et même cause. Or, comme il n’existe pas à cause d’une certaine fin, ce n’est pas non plus pour une fin qu’il agit. Il est lui-même le principe de l’action comme il est celui de l’existence, et n’a rien à voir avec aucune fin.

Baruch Spinoza, Éthique

Mais, avant d’aller plus loin, il faut noter ici que par volonté j’entends la faculté d’affirmer ou de nier, et non le désir ; j’entends, dis-je, la faculté par laquelle l’âme affirme ou nie ce qui est vrai ou ce qui est faux, et non celle de ressentir le désir ou l’aversion.

Baruch Spinoza, Éthique

La dernière notion fondamentale de Leibniz, qui va me permettre de mettre en avant comment Leibniz aurait pu s’approcher d’un principe de moindre complexité, est ce qu’il nomme la variété. Pour Leibniz, la variété désigne la richesse et la diversité de l’existence, toutes les différences et les particularités des choses dans l’univers. La variété est ce qui distingue les monades les unes des autres, et c’est ce qui rend l’univers intéressant et complexe. La variété découle donc du principe de fragmentation que nous avons identifié dans un article précédent. C’est par ce principe que l’univers va passer d’une unité à une multitude d’entités formant sa variété.

Dans la philosophie de Leibniz, la variété est aussi ce qui permet à chaque monade de se développer et de se perfectionner, en interagissant avec les autres monades et en acquérant de nouvelles connaissances. Enfin, la variété est ce qui permet à Dieu de créer le meilleur des mondes possibles, en utilisant toutes les différences et les particularités des choses pour créer un univers harmonieux et complet. La variété est alors intimement liée à la complexité. Leibniz dira alors que le monde doit avoir « autant de variété qu’il est possible, mais avec le plus grand ordre, qui se puisse » car c’est là « le moyen d’obtenir autant de perfection qu’il se peut ». Ainsi, en introduisant une condition, un but, à la maximisation de la variété visant à obtenir le plus grand ordre possible, Leibniz parle indirectement de la nécessité d’une moindre variété car un ordre avec une variété superflue serait moins parfait. Alors la perfection elle-même devrait tout simplement être comprise comme la moindre action, la moindre information et la moindre complexité.

Il en était d’autant plus proche qu’il avait bien compris, en s’appuyant sur Dieu et sa théodicée, que ce dernier faisait le monde en procédant à des changements « selon le principe du meilleur » et que chaque chose devait son existence à « une raison suffisante ». C’est cela qui lui vaudra les railleries de Voltaire qui le dépeindra sous les traits de son personnage Pangloss qui pense que « tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles » et que si l’on observe des atrocités c’est qu’il doit bien y avoir une raison suffisante à cela. L’information est évidemment absente de la philosophie de Leibniz mais il aurait pu expliciter clairement une idée de moindre substance et de moindre variété. Il n’en reste pas moins que Leibniz est un des plus grands penseurs de l’histoire occidentale et qu’il a réussi cela en dépassant les pensées modernes qui commençaient à imprégner son temps et je lui emprunterais certains termes que je conserverais dans mon schéma dans le futur.

48. Il y a en Dieu la Puissance, qui est la source de tout, puis la Connaissance qui contient le détail des idées, et enfin la Volonté, qui fait les changements ou productions selon le principe du meilleur

Leibniz, Monadologie

Les principes conjugués de moindre action, moindre information et moindre complexité vont alors permettre de faire tendre le système vers son perfectionnement génération après génération. Si ces principes ne sont pas respectés alors le système périclite tout simplement. Il ne sera pas sélectionné et disparaîtra. Alors, est-ce que cela témoigne d’une théodicée comme le dira Leibniz ? Je ne sais pas mais à tout le moins on peut y voir chez lui une téléologie. Est-ce que cela fait tendre l’univers vers un plus grand ordre et une plus grande perfection ? Il n’y a rien de moins sûr puisque ces structures ordonnées pourraient au contraire accélérer la production d’entropie amenant l’univers à sa mort thermique.

Quels sont les problèmes de la philosophie de Leibniz ? Il n’a connaissance ni de l’information ni de l’évolution et doit ainsi faire reposer sa vision du monde sur un dieu ayant choisi la meilleure version du monde possible. Il parle de perfection mais cette dernière ne peut que représenter un état de développement maximal d’une monade, là où une vision évolutionniste lui permettrait de voir un homme inachevé se perfectionnant génération après génération.

Chez Leibniz, l’homme n’est pas perfectible. Il est un produit de Dieu qu’il a inséré au sein d’une harmonie préétablie et qu’il a doté de la capacité d’entendement lui conférant la possibilité de connaître Dieu par l’exercice de la raison. Mais peut-on vraiment connaître Dieu ou ce dernier est-il au-delà de l’entendement et en dehors du champ de la connaissance ? Et si, comme Henri Atlan propose de la décrire, la complexité peut se mesurer par la fonction H de la théorie de l’information de Shannon qui détermine l’entropie d’un système, c’est-à-dire comme le degré d’information qui manque encore pour décrire complètement le système, alors pourrait-on mesurer combien d’information serait encore nécessaire avant d’avoir une compréhension entière de ce qu’est Dieu ? En d’autres termes, pourrait-on mesurer le chemin qui nous reste pour atteindre la perfection ?

Dernier point que soulève Bertrand Russell mettant en avant un problème des philosophies de systèmes ne partant pas de l’empirisme, la philosophie de Leibniz demande d’admettre que tout n’est pas matériel et qu’en dernier lieu, la réalité peut être appréhendée comme composée de partie non-étendues.

Lorsque — pour prendre un exemple opposé — Leibniz veut établir sa monadologie, il raisonne, en résumé, comme ceci : Tout ce qui est complexe doit être composé de parties simples ; or, ce qui est simple ne peut être étendu, par conséquent tout est composé de parties sans étendue. Mais ce qui n’est pas étendue n’est pas matière ; par conséquent ce qui constitue, en dernier lieu, les objets, n’est pas matériel et si ce n’est pas matériel, il faut donc que ce soit mental. Par conséquent, une table est réellement une colonie d’âmes.

Bertrand Russell, Histoire de la philosophie occidentale

On peut reformuler cela ainsi aujourd’hui à l’heure de la mécanique quantique et de l’information, « Est-ce que l’information pourrait être la seule chose de fondamentale dans l’univers qui génère la réalité » ? Nous nous pencherons sur la question. En attendant, on peut ajouter l’idée de perfection à notre schéma.

3 comments
  1. Très belle réhabilitation du grand Leibniz, au sujet duquel on peut aussi conseiller le reportage original d’Arte qui s’inscrit dans la même perspective de “modernisation” de la pensée à l’âge de l’information: https://www.youtube.com/watch?v=-Gk3VvVefVo

    Sinon, NIMH, je te signale l’existence d’un livre vraiment centré sur l’hypothèse de ta conclusion (l’information comme “matière première” de l’univers), le méconnu https://www.amazon.fr/Information-Internal-Structure-Universe-Exploration/dp/0387195998 écrit par Tom Stonier ( https://fr.wikipedia.org/wiki/Tom_Stonier ). J’ai eu l’occasion de le parcourir lorsque j’écrivais ma thèse de doctorat sur la théorie de l’information il y a une trentaine d’années, et il m’a semblé ambitieux et intriguant, mais ma mémoire ne m’en dit guère plus. J’en ai gardé une copie photocopiée que je peux te scanner si tu es motivé.

    1. Merci Emmanuel. Je viens de regarder le reportage d’Arte, il est vraiment excellent. On voit comment Leiniz avait un temps d’avance sur ses contemporains. Ce qui est drôle à remarquer, c’est qu’un un réaliste matérialiste comme Lee Smolin, face à son incapacité à proposer une solution expliquant la mécanique quantique et la relativité restreinte d’Einstein, se tourne vers Leibniz et son idée de réseau. Mais Leibniz lui-même a du se tourner vers Thomas d’Aquin pour faire tenir sa propre vision. Un peu comme si la modernité arrivant à son terme devra nécessairement effectuer un retour à une vision tradtionnelle devant toutefois être en accord avec les nouvelles connaissances scientifiques qu’on possède.

      Pour le livre de Tom Stonier, J’en prends bonne note. Ne vous embêtez pas à le scanner, j’ai trouvé un PDF sur Z-library. Je vais le lire dès que le temps me le permets.
      NIMH

  2. D’une manière générale, Stonier me paraît une référence mineure, mais centrale par rapport aux derniers articles de la série TNT. Ce qui me paraît amusant, c’est que nous sommes nombreux, avec parfois un vocabulaire un peu différent, à tourner autour de l’idée que l’information, ou l’énergie (qu’on peut caractériser par des équations analogues), est/sont en fait l’unique élément nécessaire à l’expression de la réalité. Brillouin en avait déjà l’intuition à peine plus de 10 ans après la publication du papier de Shannon en 1948, et si l’idée reste marginale du fait de son extrême abstraction, elle n’a jamais vraiment disparu depuis…

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