Dies iræ : Téléologie chrétienne et causes efficientes du progrès [TNT 6]

Les convictions religieuses peuvent fortement influencer la prise de décision, la psychologie et la société. La lecture des écritures sacrées visait avant tout à établir un lien avec le divin, mais les effets secondaires involontaires ont été importants et ont entraîné la survie et la propagation de certains groupes religieux par rapport à d’autres.

Joseph Henrich, The Weirdest people in the world

Je sais très bien, pour l’avoir appris des saintes Lettres, qu’il sera donné à chacun selon ses mérites : Car le Seigneur, est-il dit, tient un compte exact, et chacun recevra ce qui est dû aux bonnes ou mauvaises actions qu’il aura faites en son corps.

Saint-Denys l’Areopagite

“En résumé il [Saint Augustin] trouva chez les platoniciens la doctrine métaphysique du Logos mais pas celle de l’Incarnation, ni celle qui en découle, celle du salut de l’humanité.”

Bertrand Russell, Histoire de la philosophie occidentale

Au sein du paganisme, bien souvent une mort glorieuse est une mort sur le champ de bataille. « Reviens avec ton bouclier ou dessus » disaient les spartiates. Les vikings, eux, espéraient une mort au combat pour rejoindre le Valhalla. C’est surtout ce dernier acte qui sera jugé. Il dictera néanmoins une attitude à adopter pour que cela se réalise, mais il n’y a pas de forces supérieures qui épient chacun de vos faits et gestes pour tenir le bilan de votre âme. La figure du prêtre et de la mauvaise conscience en sont absents. Et pour cause, les hommes ne sont pas tenus pour des êtres jouissant du libre arbitre, mais sujets au desiderata des dieux qui vont les duper. Ils ne disposent pas moins, ceci dit, d’une forme de liberté à laquelle ils sont attachée. Elle est plus souvent collective – les francs s’appelleront ainsi car ils sont un peuple libre – mais aussi individuelle avec des paysans attachés à la propriété de leur champ. Il y a, dans la mythologie nordique, l’idée qu’un individu doit se réaliser. La gyfta – parfois nommée gœfa – est ce qu’il reçoit à la naissance, la dotation initiale accordée par le destin, et il devient un goefumadr en incarnant volontairement son Destin. Cependant, cette individualité n’est jamais détachée de la collectivité, car c’est au travers de la reconnaissance d’autrui que l’individu accomplira ce destin. La réputation est le plus important, car elle est ce qui reste une fois que tout est passé. On ne peut pas vivre dans la honte disent les Eddas. La honte étant l’échec de s’être montré à la hauteur de son destin, et donc, d’avoir manqué au sacré. La différence du christianisme tient dans le fait que l’individu n’est pas jugé par la communauté, mais par Dieu.

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Le grand apport du christianisme, qu’il tient du judaïsme, sera alors la notion de libre arbitre et le jugement des actes d’une personne par ce Dieu suprême lors du jugement dernier, le Dies Irae, qui va favoriser l’apparition de l’individualisme. Si l’homme est libre, alors il peut faire des choix, mais tous ses choix ne se valent pas. Évidemment, cela vient avec un code de conduite prédéfinit et révélé en grande partie dans le Lévitique – mais aussi l’Exode, Les Nombres et le Deutéronome – que le prêtre aura la charge de faire respecter.

L’idée du collectif est, cependant, évidemment omniprésente chez le chrétien qui est appelé à l’altruisme mais, au contraire du paganisme, où il faut montrer ses actes aux autres pour que ces derniers nous jugent, il sera mieux vu dans le christianisme de cacher le bien qu’on apporte à autrui. Le paganisme place l’action au centre de sa vision du monde, alors qu’on peut être un bon chrétien dans l’inaction et dans l’ascèse. Un point pour le paganisme. La conjonction des deux nous apprends que l’opinion est extrêmement importante et qu’elle constitue la vérité officielle de la cité. Dire la vérité, ou au moins ce qu’on tient pour la vérité, a un prix, et pour Jésus, ce sera la sanction suprême. Léo Strauss le relèvera avant moi, et comprendra la nécessité de s’exprimer de façon ésotérique.

Pour autant, il existe un élément qui fait du christianisme une religion plus proche de la vérité que le paganisme, et c’est justement parce qu’il était plus vrai qu’il a pu s’imposer.

Lors donc que les chrétiens attaquèrent les erreurs païennes, ce fut un grand avantage pour eux de parler la langue de la secte d’Épicure, et lorsqu’ils établirent leurs dogmes, c’en fut encore un très grand de parler celle de la secte de Platon ; mais c’est gratuitement que nous avons pris le jargon d’Aristote, et je ne sache pas que nous y ayons jamais rien gagné.

Montesquieu, Mes pensées

Il y a effectivement un processus juge de vos actes qui transcende la communauté. Comme je l’ai dit dans un article précédent, l’action est ce qui va permettre la résolution d’incertitude qui réduit l’entropie. Vos actions vont révéler la viabilité de l’information qui forme votre être. Que va sélectionner la sélection naturelle ? Les organismes qui maximisent le flux d’énergie et de matière les traversant. Ils vont révéler la qualité de l’information contenue dans leurs gènes et leurs connaissances, dès lors que celle-ci sera orientée vers l’action productive. De façon prosaïque, une personne bien née, avec de bons gènes, qui acquiert les connaissances nécessaires à l’école, et qui fait les bons choix d’éducation et de carrière, verra son information génétique passer le tri de la sélection naturelle en se trouvant une compagne et fondant un foyer, et ses informations mémétiques reproduites viralement. L’appartenance communautaire va donc jouer un rôle dans ce jugement des actes, mais un individu isolé subirait, lui aussi, un jugement en relation à ses actes dans un certain environnement.

La Nature n’a pas été faite par un imposteur ; non, elle, je pense, aussi répandue qu’ils sont ! En effet, en argent ou autrement, à la plus infime fraction d’une valeur calculable et incalculable, nous devons, chacun de nous, régler exactement le solde dans la banque d’épargne susmentionnée, ou le registre officiel tenu par la Nature : Créditeur par la quantité de vérités que nous avons faites, Débiteur par la quantité de faussetés et d’erreurs ; il n’y a, par aucun dispositif imaginable, la moindre espoir d’échapper à cette issue pour l’un d’entre nous, ni pour nous tous.

Thomas Carlyle, Pamphlets des derniers jours

L’information est une donnée clef, et le christianisme, en supposant le primat de l’esprit sur le corps, fait la part-belle à l’information. Un monde où règne la force aura plus de mal à voir naître une forme de libéralisme. Instituer un cadre juridique qui offre la protection de la propriété privée contre la prédation ainsi que la nécessité du consentement contractuel demande au préalable de reconnaître la supériorité de l’esprit sur le corps et la force. Il faut reconnaître qu’un bien acquis par la force est une entorse à la bonne conduite. Cette façon de penser s’inscrit en opposition à la prédation viking et au koryos indo-européens.

Est-ce que la foi empêche la mauvaise conduite ? Non, mais le christianisme, en ajoutant la promesse de pardon des pêchés via l’Évangile au devoir de respecter la volonté de Dieu, va avoir un rôle de pédagogue. Il permet alors à un individu de persévérer dans la vie et d’adopter de meilleurs choix à tout moment. Il va montrer aux hommes leur pêchés, tout en leur offrant une possibilité de rachat.

En un mot, comme nous l’avons souvent répété, le mal est une faiblesse, une impuissance, un défaut en ce qui concerne la science supérieure, ou a connaissance élémentaire, ou la foi, ou le désir, ou l’exécution du bien. Mais cette faiblesse dira-t-on ne mérite pas châtiment ; il semble au contraire, qu’on doive lui pardonner. L’allégation serait bonne, si nous ne pouvions agir autrement ; mais parce que nous le pouvons, ainsi que l’établissent les divins oracles, enseignant que le bien répand abondamment sur tous les êtres des grâces convenables, il s’ensuit que nous sommes inexcusables de tenir en oubli les biens qui nous furent départis, de nous en détourner, de les fuir, de les abdiquer.

Saint-Denys l’areopagite

Toutes les lois de la Bible ne sont pas mauvaises. Elles poussent les individus à travailler pour mériter leur pitance, respecter la propriété d’autrui en ne commettant pas de vol, ne pas se rendre adultère, ne pas mentir, ne pas trahir sa parole et d’autres choses favorisant la vie en société. En un mot, respecter l’information. On observe des comportements favorisant la puissance du groupe, on y voit des lois naturelles qu’on attribue à Dieu, et Dieu devient une marque de confiance qui facilite la coopération interne des membres et les relations externe avec les autres groupes partageant le même Dieu, donc les même règles.

Les préoccupations relatives à l’action humaine : sous la pression de la concurrence entre les groupes, les dieux devaient se préoccuper de plus en plus des aspects du comportement qui favorisent la coopération et l’harmonie au sein des groupes. Cela inclut tous les commandements ou interdictions divins qui élargissent la sphère de la coopération et de la confiance. Les dieux doivent se concentrer sur les aspects des interactions sociales où la coopération et la confiance sont difficiles mais potentiellement les plus bénéfiques pour la communauté. Cela favorise souvent les préoccupations divines concernant le traitement des coreligionnaires socialement éloignés, et se concentre sur des actes tels que le vol, le mensonge, la tricherie et le meurtre. En augmentant leur échelle, les sociétés peuvent étendre la sphère de confiance aux étrangers d’autres clans ou tribus lorsqu’ils croient eux aussi en un dieu qui s’occupe des fidèles. Les dieux devraient également s’inquiéter de l’adultère, pour deux raisons : (1) la jalousie sexuelle est une source majeure de discorde sociale, de violence et de meurtre (même entre voisins et parents), et (2) l’incertitude sur la paternité créée par l’adultère supprime l’investissement paternel dans les enfants. La lutte contre l’adultère devrait à la fois favoriser une plus grande harmonie au sein des grandes communautés et améliorer le bien-être des enfants. Nous verrons plus loin pourquoi les dieux devraient également se préoccuper des représentations rituelles, de l’adhésion à la dévotion (par exemple, aux tabous alimentaires) et des sacrifices coûteux.

Joseph Henrich, The Weirdest people in the world (traduction personnelle de l’anglais)

Les plus folles, consacrées à une praxis dictant les moindres détails des moindres actes, seront lavées par les Évangiles, quand Jésus dira que ce qui compte est ce qui sort de notre bouche, pas ce qui y rentre. C’est du christianisme que sortira le libéralisme et son système juridique reposant sur le libre arbitre et la propriété. Qui dit libre arbitre, dit choix et donc, responsabilité. Si les individus sont responsables de leurs actes, alors on peut mettre en place un système juridique visant à gérer les interactions librement consenties et à punir les comportements enfreignant les règles. Les penseurs chrétiens, tels que Saint-Augustin et Thomas d’Aquin, ont d’ailleurs écrit sur les droits naturels de l’homme et la dignité de la personne, qui ont été utilisés comme base pour le développement du droit individuel en Europe.

Ce phénomène sera même décuplé via la réforme protestante qui deviendra un pont vers le capitalisme en favorisant une éthique de travail particulière qu’on pourrait résumer à action et renoncement. L’ascetisme mis au service de l’assetisme tel que je l’ai définis dans le passé.

Si Dieu vous désigne tel chemin dans lequel vous puissiez légalement gagner plus que dans tel autre (cela sans dommage pour votre âme ni pour celle d’autrui) et que vous refusiez le plus profitable pour choisir le chemin qui l’est moins, vous contrecarrez l’une des fins de votre vocation [calling], vous refusez de vous faire l’intendant [steward] de Dieu et d’accepter ses dons, et de les employer à son service s’il vient à l’exiger. Travaillez donc à être riches pour Dieu, non pour la chair et le péché.

Richard Baxter cité par Robert Rochefort

La confession luthérienne du duc Christophe de Wurtemberg, soumise au concile de Trente, s’élevait déjà contre le vœu de pauvreté : Celui qui est pauvre en raison de sa condition [Stand] doit le supporter ; mais s’il s’applaudit de le demeurer, c’est comme s’il se félicitait de rester malade ou s’il cultivait une mauvaise réputation.

Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme

Dans son ouvrage, L’éthique protestant et l’esprit du capitalisme, Max Weber mettra en avant qu’un nouveau sens au mot allemand Beruf, la tâche imposé par Dieu, naquit du protestantisme. Loin d’être une particularité ethnique allemande, on trouve ce sens dans tous les pays protestants. À l’opposé des pères du christianisme pour qui l’unique moyen de vivre une vie qui plait à Dieu passe par l’ascèse monastique et d’un Blaise Pascal qui n’aura que dédain pour l’activité mondaine, le protestantisme place le Beruf au centre la vie religieuse.

Ce nouveau sens du mot correspond à une idée nouvelle, il est un produit de la Réforme. Ce fait est généralement admis. Sans doute voyons-nous apparaître dès le Moyen Âge, et même à l’époque hellénistique tardive, les premiers éléments d’une telle évaluation positive de l’activité quotidienne. Nous en parlerons plus tard. Mais estimer que le devoir s’accomplit dans les affaires temporelles, qu’il constitue l’activité morale la plus haute que l’homme puisse s’assigner ici-bas – voilà sans conteste le fait absolument nouveau. Inéluctablement, l’activité quotidienne revêtait ainsi une signification religieuse, d’où ce sens [de vocation] que prend la notion de Beruf. Celle-ci est l’expression du dogme, commun à toutes les sectes protestantes, qui rejette la discrimination catholique des commandements moraux en praecepta et consilia. L’unique moyen de vivre d’une manière agréable à Dieu n’est pas de dépasser la morale de la vie séculière par l’ascèse monastique, mais exclusivement d’accomplir dans le monde les devoirs correspondant à la place que l’existence assigne à l’individu dans la société [Lebensstellung], devoirs qui deviennent ainsi sa « vocation » [Beruf].

Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme

Il semblerait alors que le christianisme puisse être un vecteur du progrès, mais que cela tient à la façon de l’interpréter. On peut en déduire des sens tellement différents qu’il n’est même pas réellement opportun de parler du christianisme, et qu’un travail vraiment approfondi devrait se pencher sur les christianismes. On pourra même dire que les protestants se sont peut-être arrangés avec les textes initiaux pour les faire coller aux besoins du monde matériel et les expurger de certains travers orientaux néfastes. Mais par delà les différentes branches du christianisme, je crois que la téléologie reposant sur Dieu constitua une source du progrès.

Le libéralisme a pu fonctionner dans un contexte de nations croyant en un Dieu incarnant les lois de la nature, car son idée de droit naturel y est intimement lié. Les stoïciens parlaient déjà d’ordre naturel, des lois de la nature et d’un droit naturel. L’apport du christianisme avec un Dieu unique est le projet divin et donc l’idée d’accepter son sort en cela que nous faisons partie intégrante d’un projet. S’opposer aux lois naturelles c’est s’opposer au projet divin. Le droit naturel n’est pas alors l’état de nature, de liberté absolue et d’anarchie. L’idée de droit naturel repose sur l’idée première que c’est dans la nature humaine de faire société afin d’échapper à cet état de nature, qui n’existe pas réellement et n’est qu’une expérience de pensée philosophique.

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En cela, faire société fait partie de la nature humaine, donc de la nature elle-même et du projet de Dieu. Établir des lois doit donc favoriser ce projet et la coopération. Il n’en faudra pas plus pour que Jean Bodin soit le premier à établir que le premier droit doive être celui de propriété et qu’il était une condition préalable à tout ordre social et politique. Elle était, selon lui, nécessaire pour la survie et le bien-être des individus, et un prérequis pour la liberté individuelle. Une idée reprise par John Locke qui, en s’appuyant d’un côté sur la raison naturelle, voulant que les hommes aient le droit de se conserver, et, de l’autre, sur la révélation et ce que Dieu a accordé à Adam, en arrive à la démonstration qu’un individu peut posséder en propre des portions de l’œuvre de Dieu. Hobbes, de son côté, définira clairement que le devoir civil se doit d’être l’obéissance aux lois de Dieu, et que la désobéissance à son souverain ne peut être légitime que lorsqu’elle fait l’objet du respect des lois de Dieu. Dieu incarne alors ces lois naturelles.

Que l’état de nature, c’est-à-dire de liberté absolue, soit l’état d’anarchie et de guerre de ceux qui ne sont ni souverains ni sujets ; que les préceptes par lesquels les humains sont guidés pour échapper à cet état soient les lois de nature ; que l’État sans puissance souveraine ne soit qu’un mot vide de substance, et ne puisse durer ; que les sujets doivent aux souverains une obéissance pure et simple, en toutes choses, là où leur obéissance ne s’oppose pas aux lois de Dieu, je l’ai assez prouvé dans ce que j’ai déjà écrit. Pour connaître entièrement le devoir civil, il est seulement besoin de savoir ce que sont ces lois de Dieu.

Thomas Hobbes, Léviathan

En dirigeant ses actes vers Dieu, le christianisme a offert une téléologie permettant le progrès. Ce qui compte est le sens que l’on donne à un acte. Si vous pensez que le temps est cyclique et que les même phases reviennent en continu dans un univers équilibré, le sens que vous donnez à vos actes est différent de celui reposant sur une théodicée. Prenons deux personnes qui jouent au foot tous les jours de 13h à 15h. La première voit dans cette activité une période récurrente de sa routine où elle obtient une gratification immédiate en prenant du plaisir à jouer avec les copains. La deuxième ne prend pas moins de plaisir à jouer avec les copains en revanche elle veut gagner la coupe du monde. Ce but est sa véritable gratification et il est loin dans l’avenir. Elle veut progresser et met ces deux heures par jours à devenir meilleur dans ce but. Le sens conféré à la même action n’est pas le même, et la deuxième aura plus de chance de gagner la coupe du monde, car c’est la cause téléologique qu’elle donne à ses actes, alors que la première vit dans l’instant présent et pense que demain sera comme aujourd’hui, avec des cycles de jeu, de repas et de sommeil. Le premier a une préférence temporelle élevée, le second une préférence temporelle faible. Le second est guidé par une croyance. Est-ce que cela veut dire que toute croyance est bonne ? Bien sûr que non, mais ne pas avoir de croyance n’est pas nécessairement meilleur.

Un homme peut ne s’intéresser qu’au présent et à l’avenir le plus immédiat. Comme un enfant, il peut ne favoriser que des satisfactions instantanées ou minimalement différées. Conformément à ses préférences temporelles, il peut choisir d’être un vagabond, un ivrogne, un drogué, un rêveur, ou simplement un homme heureux qui aime travailler le moins possible afin de profiter pleinement de chaque jour. Un autre homme peut s’inquiéter constamment de son avenir et de celui de sa progéniture et, par le biais de l’épargne, vouloir constituer un stock de capital et de biens de consommation durables en croissance constante afin de prévoir une offre de plus en plus importante de biens futurs et une période d’approvisionnement de plus en plus longue

Hans-Hermann Hoppe, Démocratie, le Dieu qui a échoué

Plus je vis et moins j’aperçois que les peuples puissent se passer d’une religion positive ; cela me rend moins sévère que vous sur les inconvénients que présentent toutes les religions, même la meilleure.

Alexis de Tocqueville, Sur le Coran et autres textes sur les religions

Du point de vue de l’économie, une faible préférence temporelle stimule la tendance à économiser et à investir, contribuant ainsi à la croissance économique pour l’individu et la société. Puisque nous ne pouvons pas arrêter complètement la consommation, il est essentiel de mettre temporairement de côté une partie de celle-ci, en épargnant, pour se concentrer sur l’augmentation de la production. Une fois qu’un montant d’épargne suffisant est atteint, on peut alors passer à l’investissement. Par conséquent, la croissance économique démarre avec une préférence temporelle limitée et se développe grâce à l’épargne et à l’investissement. Le christianisme va naturellement favoriser ce type de comportement que je qualifie, en me référant à son étymologie, de prométhéen. Les individus sont prévoyants et pensent avant d’agir.

Mais le christianisme n’est lui même pas tombé du ciel. Il est le produit de la religion juive. Selon la tradition juive, Dieu a créé l’univers avec un but précis en tête. Ce but est de faire progresser l’humanité vers une perfection morale et spirituelle, en suivant les commandements de Dieu et en travaillant à améliorer le monde. Cette vision est souvent appelée le Tikkun Olam, ou la « réparation du monde ». Il est également dit que l’histoire a une fin, qui est appelée la « Fin des Jours » (Yom HaDin). Cette fin est censée être le moment où Dieu jugera l’humanité et récompensera ceux qui ont vécu une vie juste et vertueuse, tandis que les pécheurs seront punis. Mon intuition est que si les juifs ashkénazes ont le QI le plus élevé au monde, ils le doivent en partie à leur culture unique qu’ils ont maintenu sur des milliers d’années.

J’entends l’argument disant « Oui mais les Africains se sont convertis au christianisme et ils n’ont pas construit de cathédrales ». C’est vrai, mais l’erreur serait de penser qu’une culture qui n’est pas parvenue par elle-même à penser une chose pourra se l’approprier et qu’elle aura les mêmes effets. Si je construis un iPhone et que je vous le donne, vous pourrez jouir des bénéfices que cela procure, mais vous ne savez pas comment le construire. Vous n’êtes pas subitement capable d’en construire un vous aussi. Si vous êtes aussi brillant que moi, peut-être allez-vous l’étudier et comprendre comment le reproduire, mais rien ne prouve que ce sera nécessairement le cas, car tout ce qu’on sait, c’est qu’à ce stade, moi, j’y suis parvenu, et pas vous. La grandeur de l’Europe est sa capacité à s’être donné le christianisme par son génie. Il n’est pas tombé du ciel. Certes il vient d’un juif du Moyen-Orient, mais les Européens se le sont appropriés et en ont fait une chose bien à eux. Il ne suffit pas d’offrir le christianisme à un autre peuple pour que subitement il se mette à faire des cathédrales, de la même façon qu’il ne fera pas d’iPhones, car ce peuple n’est pas parvenu à conceptualiser le christianisme par son propre génie, il lui a été donné sur un plateau.

Chaque entité existe en relation aux autres et prend son sens dans ses interactions avec elles. Une voiture n’a pas de sens sans la route. La voiture appartient à un réseaux d’entités. Une religion appartient à une culture et il se peut tout à fait qu’une religion, toute universelle soit-elle, insérée dans une autre culture soit comme une une Twingo dans le désert. Ça fonctionne moins bien. C’est un paradoxe, mais même une religion universelle n’a pas vocation à être adoptée par tout le monde. Elle reste attachée à une époque particulière et des antécédents particuliers. il ne sert à rien d’imposer une religion à un autre peuple. Si votre religion est supérieure et que ce peuple est prêt à le voir, il l’adoptera. Sinon, soit ce peuple est plus avancé et ne voit pas votre religion comme supérieure, soit il n’est pas prêt à la comprendre.

La religion doit relier la généralité rationnelle de la philosophie aux émotions et aux objectifs qui naissent de l’existence dans une société particulière, à une époque particulière, et qui sont conditionnés par des antécédents particuliers. La religion est la traduction d’idées générales en pensées particulières, en émotions particulières et en objectifs particuliers.

Alfred North Whitehead, Process and Reality

Le développement technologique de l’Europe est souvent vu comme un « miracle » , mais Joseph Henrich nous explique dans son ouvrage The weirdest people in the world qu’il a été précédé par un changement psychologique issu d’un processus bio-culturel cumulatif et particulier. La psychologie occidentale, caractérisée par l’acronyme WEIRD, qui signifie West, Educated, Industrialized, Rich and Democratic (traduisible par « étrange » en anglais), est en réalité exceptionnelle plutôt qu’universelle, et ne se retrouve que chez 1% de la population mondiale. Les caractéristiques psychologiques fondamentales de l’Occident sont différentes de celles des autres populations, comme la pensée analytique, le biais dispositionnel, l’indépendance et la non-conformité, ainsi que la pro-socialité impersonnelle. Une particularité que l’on tiendrait du christianisme et tout particulièrement marquée dans les pays protestants qui encourageaient la lecture plus que tout autre.

Il en va évidemment de même pour les institutions. Le processus historique par lequel elles sont nées est aussi important que le résultat final. Car si le christianisme est né du judaïsme, c’est bien sur les terres européennes, héritières de la culture indo-éuropéenne, qu’il a fleurit, et la rencontre des deux a donné la plus grande civilisation de l’histoire.

Quand on dit « institutions » , on peut naturellement penser aux universités, mais la première est sûrement la famille et indirectement, le mariage. J’ai parfois lu des reproches fait au Christianisme, ou plutôt au catholicisme, sur ce point. Refuser le mariage aux prêtres, alors qu’ils étaient parmi les plus intelligents, n’est pas un excellent choix évolutionnaire. De la même façon, et pour les mêmes raisons, certains lui reprocheront la monogamie, voyant dans la polygamie un moyen de s’assurer que les plus doués se reproduisent au détriment des moins doués. Le Christianisme a favorisé la monogamie, c’est vrai, mais ce fut un héritage de l’empire romain en premier lieu.

On peut même dire que le Christianisme l’a amélioré. Sous l’empire romain, bien que ce n’était pas favorisé, il n’était pas interdit de marier sa cousine. Le Christianisme a interdit cette pratique et s’est assuré de son exécution qui a pris des siècles. Tout au long du neuvième siècle, les papes et les hommes d’église n’eurent de cesse de se plaindre auprès des rois anglo-saxons de la pratique de l’inceste et la polygamie.

Pourcentage de mariages entre cousins, Données compilées par Jonathan Schulz additionnées aux données compilées par Alan Bittles en 1998. Carte extrait du livre de Joseph Henrich, The Weirdest people in the World.

Apparemment, ces politiques n’ont pas été bien accueillies par les Anglo-Saxons, puisque le chef de la mission, Augustin (plus tard connu sous le nom de Saint Augustin de Canterbury), a rapidement écrit au pape pour lui demander des éclaircissements. La lettre d’Augustin comportait neuf questions, dont quatre portaient sur la sexualité et le mariage. Plus précisément, Augustin posait les questions suivantes : (1) Quelle doit être la distance entre deux parents pour qu’un mariage chrétien soit autorisé (cousins au second degré, cousins au troisième degré, etc.) ? (2) Un homme peut-il épouser sa belle-mère ou la femme de son frère ? (3) Deux frères peuvent-ils épouser deux sœurs ? (4) Un homme peut-il recevoir la communion après un rêve sexuel?
Le pape Grégoire répond à chaque question à tour de rôle. À la première, après avoir reconnu sa légalité en vertu du droit romain, Grégoire a affirmé qu’il était strictement interdit aux cousins germains, et certainement pas à quelqu’un de plus proche, de se marier.

Joseph Henrich, The Weirdest people in the world (traduction personnelle de l’anglais)

Il n’est pas impossible qu’un tel changement d’organisation pratiqué pendant des siècles, voire jusqu’à un millénaire, ait eu comme impact un changement profond dans la psychologie des Européens. D’après Henrich, pour chaque siècle passé sous le PMF (Programme Mariage et Famille), le taux de mariages entre cousins d’une région chutait de presqu’un quart. Si une région appartenait à l’empire carolingien au cours des siècles débutant le Moyen-Âge, son taux de mariage entre cousins était presque nul au vingtième siècle. Les régions du sud de l’Italie, sud de l’Espagne et la Bretagne qui n’en faisaient pas partie avaient un taux de mariages entre cousins supérieur. Ceci pourrait potentiellement nous offrir un éclairage sur un phénomène relevé par Charles Murray dans son livre Human Accomplishment mettant en avant que 97% des accomplissements majeurs de l’humanité depuis le quatorzième siècle proviennent d’une région précise à l’ouest de l’Eurasie qui englobe ces grosso-modo celles de l’empire Carolingien. Pour le dire simplement, le Christianisme a produit les gros cerveaux qui critiqueront le Christianisme par la suite. À l’inverse, il se pourrait que la modernité soit elle en train de produire les petits cerveaux qui auront sa peau… et le Christianisme actuel aide à en importer plus.

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L’unique point important sur lequel les historiens modernes de toutes les nations se soient généralement accordés est une erreur, ainsi que je vais le prouver. Ils ont tous appelé les siècles qui se sont écoulés depuis le IXe jusqu’au XVe, des siècles de barbarie, et la vérité est que ce sont ceux pendant lesquels se sont établies toutes les institutions de détail, qui ont donné à la Société européenne une supériorité politique décidée sur toutes celles qui l’avaient précédée.

Saint Simon, Travail sur la gravitation universelle
Empire Carolingien à gauche. Région d’où proviennent 97% des accomplissement majeurs mondiaux selon le livre de Charles Murray, Human Accomplishment.

Si nous les prenons au pied de la lettre, les analyses que j’ai présentées ci-dessus nous donnent une idée de la manière dont l’Église a pu modifier la psychologie des gens dans certaines régions d’Europe au cours du haut Moyen-Âge (1000-1250 de notre ère). À cette époque, certaines communautés européennes avaient déjà connu près de cinq siècles de PMF [Programme Mariage et Famille] (. En 1500, époque considérée comme l’aube du monde moderne, certaines régions avaient connu le PMF pendant près d’un millénaire complet. Les changements psychologiques induits par l’évolution de l’organisation des familles et des réseaux sociaux nous aident à comprendre pourquoi les institutions et les organisations nouvellement créées se sont développées d’une certaine manière. Les nouveaux ordres monastiques, guildes, villes et universités ont de plus en plus élaboré leurs lois, principes, normes et règles en se concentrant sur l’individu, dotant souvent chaque membre de droits abstraits, de privilèges, d’obligations et de devoirs à l’égard de l’organisation. Pour prospérer, ces organisations volontaires devaient attirer des individus mobiles, puis cultiver l’adhésion et, de préférence, l’intériorisation de leurs principes et règles mutuellement acceptés. Avec une parenté intensive dans un carcan, la seule chose que les Européens médiévaux avaient en commun était le christianisme…

Joseph Henrich, The Weirdest people in the world (traduction personnelle de l’anglais)

Le christianisme est une religion urbaine, la religion de la cité, et il se pourrait bien que son message nous informe sur une des facette de cette dernière. Mais avant de nous pencher sur cette question, j’aimerais vous convaincre du bienfondé de l’idée de téléologie indépendamment de celle du Christianisme. Cette idée est aujourd’hui principalement balayée par les darwinistes mais également par les nietzschéens puisque, comme on l’a vu, Nietzsche rejette l’idée de cause finale. Après avoir réhabilité l’idée du tout, penchons maintenant alors sur la cause finale.

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