Qu’est-ce que l’art ? [TNT 34]

Le premier enfant de la beauté humaine, de la beauté divine, c’est l’art. Dans l’art, l’homme divin se rajeunit et se répète. Il veut se sentir lui-même, c’est pourquoi il oppose sa beauté à lui-même. C’est ainsi que l’homme s’est donné ses dieux.

Friedrich Holderlin, Hyperion

S’il est un sujet délicat à définir c’est bien l’art. De nombreuses tentatives de le décrire furent proposées au cours des âges, l’approchant sous des angles différents et se révélant souvent contradictoires. Les Grecs ne faisaient pas de distinction entre l’art et l’artisanat. Les deux relevaient de la technè, du savoir-faire qui permet de dévoiler la vérité. Le terme d’art vient d’ailleurs du latin ars qui signifie le savoir-faire. Mais peut-on vraiment réduire l’art à la seule technique ? Je ne crois pas. Les Grecs avaient également un mot pour définir le dévoilement de la vérité qui est l’alètheia. Mais l’alètheia ne saurait être confondue avec la technè comme le fera Heidegger. La technè vient après l’alètheia. Elle se concentre davantage sur les connaissances pratiques et les compétences techniques nécessaires pour accomplir une tâche. Elle permet ainsi l’expression de l’art qui va reposer en premier sur un jugement né de l’alètheia. L’équivalent latin « ars » se concentre davantage sur la production d’objets ou productions artistiques de manière habile et esthétique. Il englobe alors les connaissances nécessaires et l’acte de création lui-même. L’artiste se confond alors avec le technicien, mais je crois que c’est ici une erreur de jugement. La production d’un objet procède en premier lieu d’une idée, d’un jugement, et les Grecs ont raison de séparer les deux entre l’alètheia découvrant la vérité dans la pensée et amenant à ce jugement, et la technè la portant à l’existence.

Aristote donnait 4 causes à la technè ; la cause matérielle (la matière qui constitue une chose), la cause formelle (l’essence de cette chose), la cause motrice (le principe de changement), et la cause finale (ce « en vue de quoi » la chose est faite). Si dans le domaine de l’artisanat la cause finale coule de source car un produit est fabriqué en vue d’une fonction, l’art semble, lui, inutile au premier abord. Alors est-ce que toute création technique inutile est de facto de l’art ? Si ce n’est pas le cas, quels sont les critères pour définir ce qui est de l’art et ce qui n’en est pas ? Quelle en est la fonction de l’art ?

Commençons un bref tour d’horizon des différentes visions de l’art et de son rôle, et tentons de voir ce qui convient d’être réfuté en premier lieu.

L’art est-il le beau ?

Platon, qui voyait l’art comme un poison pour la jeunesse, voyait la beauté comme la voix de Dieu. Platon imaginait trois niveaux différents, le monde des idées, le monde de la représentation et le monde artistique du simulacre. La beauté est la révélation de Dieu, évoluant dans le monde des idées, dans le monde de la représentation. L’art est alors une création humaine consistant à reproduire le travail de Dieu en faisant passer une chose du monde de la représentation à celui du simulacre. On se substituerait ainsi au travail de Dieu sans pouvoir l’égaler. Il était alors farouchement opposé à la poésie et l’apprentissage d’Homère. N’est-ce pas pour le moins un peu excessif ? Pourquoi toutes les cultures produisent de l’art ?

« À tout moment entre 1750 et 1930, si vous aviez demandé à des personnes instruites de décrire le but de la poésie, de l’art ou de la musique, elles auraient répondu la beauté. Et si vous aviez demandé quel en était l’intérêt, vous auriez appris que la beauté est une valeur tout aussi importante que la vérité et la bonté ». C’est ainsi que Roger Scrutton commence sa vidéo Why Beauty Matters où il mettra en avant que nous sommes en train de perdre la beauté et avec elle le sens de la vie. Pour lui, la beauté est un besoin universel pour tout être humain qui, s’il échoue à le combler, échoue dans un désert spirituel. Alors, est-ce que l’art est le beau, le vrai et le bon ?

L’art comme métaphysique du beau

Un manuel de mathématiques se présente comme une succession de lemmes, de théorèmes et de corollaires ; il se lit comme un poème épique divisé en strophes, en strophes et en vers. Cette merveilleuse organisation semble très impressionnante, mais elle est surtout artificielle. L’artiste en mathématiques découvre d’abord de curieuses relations, de nouvelles propriétés qui semblent déconnectées ; étape par étape, il parvient à assembler ces bribes de connaissances et à les regrouper logiquement, selon la mode standard, en une succession de théorèmes. C’est ce style mathématique, cet art d’écrire, qui a été adopté par Spinoza dans son « Éthique » pour les problèmes philosophiques.

Léon Brillouin, Scientific uncertainty and information

Est-ce que l’art est aussi nécessairement le beau et le bon ? Le beau peut-il être différent du bon ? Qu’est-ce que le beau ? Personne ne semble d’accord dessus et j’aimerais rendre hommage à Tolstoï qui a compilé différentes visions de l’art et du beau dans son ouvrage brillant Qu’est-ce que l’art ? sur lequel une grande partie de l’article s’appuiera.

Pour Baumgarten, fondateur de l’esthétique, la connaissance logique a pour objet la vérité et la connaissance esthétique a pour objet la beauté. La beauté relève des sens quand la vérité relève de la raison. La bonté est elle le parfait, atteint par la volonté morale. La beauté a alors pour lui un rôle de médiateur venant exciter le désir au service du vrai et du bon. Il en arrivera à professer que le sommet de la beauté se trouve dans la nature et que le rôle de l’art est de copier cette dernière.

Si le beau est dans la nature, alors l’artiste ne fait que découvrir les lois qui le gouvernent. Dès lors il n’est pas étonnant de trouver des scientifiques mettre en avant l’importance de l’élégance d’une hypothèse. Une hypothèse est une tentative d’explication de la réalité et elle aura d’autant plus de chance de se révéler vraie qu’elle est esthétiquement plaisante. De la même façon, l’art ne sera jamais plus grand que lorsqu’il met en avant la perfection de lois gouvernant la nature.

La valeur esthétique d’une théorie a été admirée à de nombreuses reprises par un grand nombre de scientifiques. Einstein a souligné à plusieurs reprises l’importance de la beauté mathématique dans une théorie physique.

Léon Brillouin, Scientific uncertainty and information

Pour Burke, l’objet de l’art sera également le beau qui trouverait son origine dans notre instinct de conservation et de sociabilité. D’autres esthéticiens accorderont eux plus d’importance au bon, comme Mendhelson qui donnera pour but à l’art la perfection morale.

Une définition célèbre sera celle de Kant. Inspiré par Shaftesbury qui verra la beauté non pas comme un don de Dieu mais une chose que l’homme découvre ; Kant verra la recherche de la vérité dans la nature et la recherche de la bonté en nous-même. La première est alors question de raison pure et la seconde de raison pratique. Mais, en plus de ces deux moyens de perception, il y a également la capacité de jugement qui peut produire des « jugements sans concepts et des plaisirs sans désirs » qui fondent la base du sentiment esthétique. La beauté est alors pour lui ce qui plaît aux sens sans désir et sans utilité pratique. L’expérience de la beauté nous connecte avec le mystère de l’être. Elle nous immerge dans la présence du sacré. Selon Kant, l’art est alors un moyen d’exprimer l’imagination et la raison de manière harmonieuse et équilibrée. Il considère que l’art est une forme de connaissance qui permet aux individus de mieux comprendre le monde qui les entoure et de le contempler de manière plus profonde et significative. Il soutient également que l’art peut aider à développer les sentiments moraux des individus et à susciter l’admiration et le plaisir esthétique.

Par la suite, Hegel livrera sa vision qui sera non moins célèbre. Selon Hegel, l’art est l’une des trois formes de la conscience spirituelle, avec la religion et la philosophie. Selon lui, la beauté est la manifestation de Dieu dans la nature et dans l’art. Elle est le reflet de l’idée dans la matière. Seule l’âme est vraiment belle, mais elle doit se manifester à nous dans le monde sensible, et c’est cette apparence sensible que l’on nomme beauté. La beauté et la vérité sont alors tout bonnement la même chose exprimée sur deux plans différents. La beauté est l’expression sensible de la vérité.

En France, pour Taine, il y a beauté quand l’essence d’une idée se manifeste plus complètement et plus directement par sa représentation qu’elle ne le fait dans la réalité. On retrouve ici la vision de Platon avec le monde des idées, le monde de la représentation et le monde du simulacre. Mais contrairement à Platon qui verra dans le simulacre un poison, Taine y voit un moyen d’embellir le monde. Taine considérait l’art comme une manifestation de l’esprit humain et une expression de la personnalité de l’artiste. Il a également soutenu que l’art peut être utilisé pour étudier et comprendre les sociétés et les cultures.

Alors toute idée que nous matérialiserions dans un artefact sensible sans utilité particulière relèverait de l’art et elle serait belle dès lors qu’elle plaît aux sens sans susciter le désir. Alors, le degré de plaisir que l’on retire d’une œuvre d’art offrirait le barème de sa valeur ?

L’art comme communication de connaissances métaphysiques

Schopenhauer aura une approche légèrement différente. Pour Schopenhauer, l’art est une manifestation directe de la volonté qui est présente en tout être vivant. Il considère que l’art est une façon pour l’homme de s’échapper de la souffrance inhérente à la vie en se connectant à quelque chose de plus grand que lui-même. Schopenhauer croyait que l’art permettait à l’homme de se libérer temporairement de la volonté qui l’anime et qui le pousse à agir de manière égoïste et malsaine. Il considérait que l’art était une forme de connaissance qui pouvait aider l’homme à mieux comprendre lui-même et le monde qui l’entoure. L’art et le beau ne sont pas dépourvus d’utilité. Le plaisir de la contemplation artistique relève chez lui de l’acquisition de connaissances. La plus haute connaissance étant de saisir ce qu’est la volonté, le sommet de l’art se trouvera dans cette expression. L’art est alors un moyen de production de connaissances permettant de comprendre le monde de la volonté via le monde sensible de la représentation. L’art est alors dirigé vers un but, il n’est pas seulement l’expression du beau, ce dernier est un moyen d’acquérir plus facilement la connaissance de la volonté. La musique sera pour lui le moyen privilégié de son expression.

L’art reproduit les idées éternelles qu’il a conçues par le moyen de la contemplation pure, c’est-à-dire l’essentiel et le permanent de tous les phénomènes du monde ; d’ailleurs, selon la matière qu’il emploie pour cette reproduction, il prend le nom d’art plastique, de poésie ou de musique. Son origine unique est la connaissance des Idées ; son but unique, la communication de cette connaissance.

Arthur Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation

L’œuvre d’art n’est qu’un moyen destiné à faciliter la connaissance de l’idée, connaissance qui constitue le plaisir esthétique. Puisque nous concevons plus facilement l’idée par le moyen de l’œuvre d’art que par la contemplation directe de la nature et de la réalité, il s’ensuit que l’artiste, ne connaissant plus la réalité, mais seulement l’idée, ne reproduit également dans son œuvre que l’idée pure ; il la distingue de la réalité, il néglige toutes les contingences qui pourraient l’obscurcir. L’artiste nous prête ses yeux pour regarder le monde. Posséder une vision particulière, dégager l’essence des choses qui existe hors de toutes relations : voilà le don inné propre au génie

Schopenhauer

Il s’agit d’une conception proche de celle que formulera Ayn Rand. La raison à l’art est pour elle la nécessité de l’homme à acquérir des connaissances par des abstractions conceptuelles. L’art va permettre de trier les connaissances que l’on a sur le monde, sélectionner les plus hautes et les porter à la connaissance par ces abstractions. À la manière d’Élie Faure, on pourrait alors dire que « l’art résume la vie ». L’artiste exprimera ainsi sa conception religieuse du monde, ce qu’il pense avoir cerné en être l’essence. Elle considère cependant que l’art véritable doit être rationalisé et autonome, plutôt que subordonné à des croyances ou des idéologies religieuses ou collectives. Elle soutient également que l’art est une forme de communication entre les individus, et qu’il permet de transmettre des idées et des émotions d’une manière unique et puissante.

L’art est une recréation sélective de la réalité en fonction des jugements de valeur métaphysiques de l’artiste. Le besoin profond de l’homme pour l’art réside dans le fait que sa faculté cognitive est conceptuelle, c’est-à-dire qu’il acquiert la connaissance au moyen d’abstractions, et qu’il a besoin du pouvoir de faire entrer ses abstractions métaphysiques les plus larges dans sa conscience immédiate et perceptive. L’art répond à ce besoin : au moyen d’une recréation sélective, il concrétise la vision fondamentale que l’homme a de lui-même et de l’existence. Il indique à l’homme, en fait, quels aspects de son expérience doivent être considérés comme essentiels, significatifs, importants.

Ayn Rand, Romantic Manifesto

Pour eux, l’art est alors tout simplement une des conditions de l’existence humaine liée à la métaphysique dont ils expliquent la raison par l’acquisition de connaissances dont la plus haute sera celle de la volonté pour Schopenhauer, alors qu’Ayn Rand laissera ouverte cette hiérarchie. On retrouvera une conception similaire chez Nietzsche pour qui l’art est un complément métaphysique qui rend possible la transcendance de la nature elle-même. L’art devient l’activité métaphysique par excellence de l’homme et la forme la plus élevée de l’activité humaine. Il est une forme de stimulant qui pousse la vie à se dépasser. Selon Nietzsche, l’art est une manifestation de la volonté de puissance. Il considère que l’art est une expression de la force créatrice et qu’il est l’expression de la vie elle-même. Pour lui, l’art est une façon pour l’homme de se libérer des limites imposées par la réalité et de créer de nouvelles valeurs. L’artiste « commande », « veut », « contraindre son chaos à devenir forme ». Il considère également que l’art est un moyen de surmonter le nihilisme et de donner un sens à la vie. Enfin, Nietzsche voit l’art comme une forme d’individualité et de liberté.

L’art nous fait penser à des états de vigueur animale ; il est d’une part l’excédent d’une constitution florissante qui déborde dans le monde des images et des désirs ; d’autre part, l’irritation des fonctions animales par les images et les désirs de la vie intensifiée ; – il est une surélévation du sentiment de la vie, un stimulant à la vie.

Nietzsche, La volonté de puissance

La grandeur d’un artiste ne se mesure pas d’après les « beaux sentiments » qu’il éveille : il n’y a que les petites femmes pour croire cela. Mais d’après le degré qu’il met à s’approcher du grand style. Ce style a cela de commun avec la grande passion qu’il dédaigne de plaire ; qu’il oublie de persuader ; qu’il commande ; qu’il veut… Se rendre maître du chaos que l’on est soi-même ; contraindre son chaos à devenir forme, à devenir logique, simple, sans équivoque, mathématique, loi — c’est là la grande ambition.

Nietzsche, La volonté de puissance

Les émotions, le plaisir et l’utilité

On pourra évidemment compter sur les Anglo-Saxons et leur utilitarisme pour nous gratifier de définitions plus terre à terre. Ainsi Darwin donnera des pistes de réflexions orientées autour de la survie et la reproduction. Pour lui l’origine de la musique sera, par exemple, à chercher dans le chant des oiseaux mâles pour les femelles et ils orneront leur nid à des fins pratiques avant tout. C’est ainsi que Steven Pinker, en bon psychologue évolutionnaire, dira que l’art est un effet secondaire lié à trois adaptations : le désir de statut, le plaisir esthétique d’appréhender des objets et des environnements adaptatifs, et l’aptitude à concevoir des objets fabriqués pour atteindre un but qu’on s’est fixé. L’art serait alors « une technique du plaisir, comme la drogue, l’érotisme ou la cuisine raffinée », une façon de « purifier et de concentrer des stimuli plaisants pour les offrir à nos sens ». L’allusion à la drogue n’est pas sans rappeler l’idée du stimulant de Nietzsche. Cependant, chez Pinker, loin de servir à stimuler le dépassement de la vie, l’art devient ici un opioïde qui fournit un simulacre de plaisir facile.

Pinker évoquera les études récentes mettant en avant ce que E.O. Wilson appela la « biophilia », un trait humain à trouver du plaisir dans la contemplation du vivant et tout particulièrement les représentations d’habitat potentiels. En 1993, Vitaly Komar et Alexander Melamid ont démontré l’universalité des goûts visuels de base. Ils mirent en avant que les Américains disaient qu’ils aimaient les paysages réalistes peints en douceur, en bleu et vert, contenant des animaux, des femmes, des enfants et des personnages héroïques. Ils réalisèrent alors le même sondage dans différents pays des 5 continents et trouvèrent les mêmes préférences : un paysage idéalisé correspondant à l’habitat optimal de ces pays.

L’art est dans notre nature – on l’a dans la peau, ou dans le sang comme on disait naguère ; aujourd’hui, on dirait plutôt dans le cerveau et dans les gènes. Dans toutes les sociétés, on danse, on chante, on décore les surfaces, et on raconte et on mime ses histoires. Les enfants s’y mettent dès l’âge de deux ou trois ans, et il arrive même que l’art se reflète dans l’organisation du cerveau adulte : une lésion neurologique peut laisser une personne capable de voir et d’entendre mais pas d’apprécier la musique ou la beauté visuelle. La peinture, les bijoux, la sculpture et les instruments de musique remontent à au moins 35 000 ans en Europe, et probablement encore beaucoup plus loin dans d’autres parties du monde sur lesquelles on possède des données archéologiques très fragmentaires. Les Aborigènes d’Australie pratiquent la peinture rupestre depuis 50 000 ans, et il y a au moins deux fois plus longtemps que l’être humain se maquille le corps avec l’ocre rouge.

Steven Pinker, Comprendre la nature humaine

Loin de se contenter de représenter fidèlement la réalité, le tout formé par une œuvre d’art, dépasse la somme de ses parties constituées de lignes, de formes, de couleurs, de sons etc. Loin d’être inutile, Pinker soulève l’aspect utile de l’inutile dans sa capacité à témoigner d’un statut social. Une personne pouvant gaspiller son argent dans des choses inutiles doit bien être puissant. Pourquoi les paons ont des belles couleurs ? Pour procréer. Pourquoi crée-t-on et possède-t-on de l’art ? Pour impressionner les autres afin de procréer. Une interprétation Bourdieusienne en somme, voulant que la qualité de connaisseur en matière d’œuvres culturelles difficiles et inaccessibles serve de badge d’affiliation aux strates supérieures. Dernier élément important, il soulève qu’on ne peut pas découpler l’art du phénomène social et que l’art suscite des émotions collectives décuplant le plaisir et le sentiment de solidarité.

Nous obtiendrons alors deux visions distinctes de la beauté. Une première où elle représente une manifestation de l’absolu, de l’idée parfaite, de la vérité, de la volonté, de Dieu et une deuxième où elle est liée au plaisir que l’on en tire, et n’est qu’une impression de plaisir personnel. Cette deuxième définition ouvre la porte à la pure subjectivité et au relativisme qui ont cours aujourd’hui. La beauté est tout ce qui plaît. Je ne doute pas que les gens aimeront les images d’un habitat optimal pour la simple et bonne raison que les gens aiment un habitat optimal, mais ça ne nous dit pas ce qu’est l’art. Je ne doute pas que des gens choisiront d’acheter de l’art pour étaler leur richesse et que, la rareté faisant le prix et le beau pouvant être créé de façon industrielle, le laid deviendra la denrée rare prisée des spéculateurs. La logique financière va alors dévoyer l’art et le modernisme va nous priver du plaisir du beau, dira Pinker. Certes on favorise l’art laid, et c’est un non-sens, mais ça ne nous dit pas ce qu’est l’art non plus, car des pierres précieuses pourraient jouer ce rôle à la perfection sans avoir recours à priser le laid.

Je ne doute pas non plus que la beauté fournisse un plaisir et je crois que le plaisir est bon en soi. Je ne doute pas d’ailleurs qu’une partie de l’art ne repose que sur le plaisir du divertissement, mais je ne crois pas que le plaisir soit l’étalon de l’art. Je comprends bien le raisonnement voulant que le plaisir nous indiquant ce qui est bon pour nous, nous en arriverions à créer des artefacts inutiles destinés seulement à nous procurer du plaisir et qu’en cela on pourrait le rapprocher à de la drogue. Mais alors dans ce cas, Platon aurait raison, l’art serait néfaste par nature puisqu’il détournerait la fonction du plaisir pour l’orienter vers la fiction au détriment du monde réel.

Pinker finira par dire qu’en fin de compte, ce qui nous attire dans une œuvre d’art n’est pas seulement son support tel qu’il est appréhendé par les sens, mais son contenu émotionnel, et le tableau qu’il révèle de la condition humaine. On peut la rapprocher d’une définition de l’esthétique qu’on retrouvera chez Véron qui se distinguera alors des autres en se détachant de toute notion métaphysique, de beau, de plaisir et même de connaissance pour l’étendre à toute émotion. Pour lui, l’art est la manifestation d’une émotion exprimée au-dehors par une combinaison de lignes, de formes, de couleurs ou par une succession de mouvements, de rythmes et de sons.

Si je crois que les émotions sont le vecteur d’expression de l’art, il ne me semble pas qu’elles en soient la source ou le but. Je pense que Pinker touche plutôt quelque chose du doigt lorsqu’il parle du « sentiment de solidarité » car je crois tout simplement, comme Tolstoï, que l’art est l’expression d’un sentiment.

L’art comme communication d’un sentiment

Je suis d’accord pour dire que, dans sa forme la plus basique, l’art peut-être défini comme la représentation d’une idée dans un artefact matériel. Je peux avoir l’idée d’un arbre et la représenter sur un papier, c’est de l’art, car cela procède d’une idée en premier lieu. On pourra juger de sa qualité technique et trouver que d’autres arbres sont mieux représentés, plus beaux, mais ça ne fera pas sortir ma création du domaine de l’art. Je peux faire un prompt sur Midjourney avec le mot « arbre » et l’IA me générera une image d’un arbre. Ce sera de l’art pauvre, mais ce sera toujours de l’art. Imaginez maintenant la représentation du plus bel arbre que vous n’ayez jamais vu avec les techniques les plus innovantes vous immergeant dans ses feuilles et vous procurant l’odeur de sa sève. Ce sera une œuvre supérieure à mon dessin sur mon papier et à Midjourney, mais est-ce que ce sera réellement un art supérieur ? Cela ne pourra le devenir que si l’auteur de cette œuvre souhaite exprimer un sentiment, né d’une expérience, et le communiquer. Plus que la beauté technique, n’en déplaise à Nietzsche, c’est l’existence d’un sentiment et la volonté de le partager qui va définir en premier lieu que nous sommes face à une œuvre d’art.

Un sentiment est une connaissance. C’est la conscience plus ou moins claire d’une chose reposant sur des éléments affectifs et intuitifs. Ou plus précisément, un sentiment est la réaction subjective que va susciter en nous une connaissance objective. Cette connaissance va déclencher des émotions en nous, mais ces émotions sont la conséquence de la naissance d’un sentiment en nous. Si la Science met en avant qu’il y a très peu de différences génétiques entre les gens, alors je pourrai peut-être me sentir appartenir à l’humanité et, au contraire, si elle met en avant qu’on peut identifier des marqueurs génétiques à l’échelle du village, alors peut-être que je me sentirais profondément appartenir charnellement à l’endroit d’où je viens. Cela dépasse la simple émotion. L’art ne se résume pas à exprimer la joie, la peur, la faim, etc. L’art né du besoin d’expression d’un sentiment et le sentiment qu’une connaissance fait naître en nous seront différents d’un individu à l’autre. L’art est le dévoilement d’une information symbolique, relevant de l’ordre des sentiments, matérialisée dans un artefact.

Nos ancêtres ont de tout temps accouché ; mais cet acte ne peut entrer dans le domaine de l’art que dès lors que nous concevions au préalable l’idée de « maternité » qui fait alors passer cet acte dans le domaine de la connaissance. De cette connaissance né un sentiment exprimable. L’art ne peut donc être séparé ni de la connaissance, ni de la technique. Son essence est la faculté de transformer une idée en matière, et il n’est jamais plus apprécié que lorsqu’il repose sur l’expression d’un sentiment. Alors, une intelligence artificielle peut tout à fait créer de l’art. L’IA est un outil, elle relève de la technique. Elle ne produit rien par elle-même mais est un moyen pour un humain d’exprimer un sentiment.

Quand Marcel Duchamp réalise son urinoir, il naît du sentiment que ce que le monde moderne appelle de l’art en est souvent une contrefaçon, et il émet la volonté de partager ce sentiment en exposant l’urinoir dans un musée. En cela c’est une œuvre artistique. Il a fait l’expérience de la connaissance de l’art de son époque et il en a retiré le sentiment que beaucoup de ces œuvres n’en étaient pas. Cependant, au lieu de choisir d’exprimer ce sentiment dans une œuvre qui aurait redonné ses lettres de noblesse à l’art, il a fait le choix de lui porter le coup fatal. C’est un art pauvre car il procède d’un jugement synthétique empirique qui n’ajoute pas de connaissance, et il a choisi d’exprimer ce sentiment par l’artefact le plus bas possible. Il fut célébré pour cela, et le problème réside en grande partie dans le fait qu’il soit célébré. Si nous comprenions vraiment ce qu’est l’art, nous aurions dû être révoltés par un tel acte et par ce que nous sommes devenus nous-mêmes. Bien au contraire, les artistes suivants l’ont imité et ils furent aux aussi célébrés.

L’art comme expression d’un jugement métaphysique

Même au sein des sentiments, tous ne se valent pas, et c’est là où Nietzsche a raison. L’art supérieur doit nécessairement être l’expression des sentiments les plus élevés et pas de n’importe quel « beau sentiment » qui plaît aux « petites femmes ». Un sentiment naissant d’un jugement synthétique a posteriori, donc empirique, sera de valeur moins élevée qu’un sentiment naissant d’un jugement synthétique a priori. Ce type de sentiment élevé est rare. Il naît de choix qui ne peuvent qu’être liés à la métaphysique, pour lesquels la science n’a pas de réponse. C’est une sainte affirmation du désir.

L’artiste, afin de créer son œuvre, parcourra plusieurs fois notre schéma. Il devra se livrer à l’action et avoir une expérience sensorielle au cours de sa création qui va elle aussi nourrir sa réflexion. Bien souvent, une œuvre vient en faisant et le résultat final est tout autre que l’intention qui a poussé à l’action en premier lieu. C’est pourquoi, si on sépare ces trois domaines par convention, il ne faut pas perdre de vue qu’ils sont en réalité intimement liés et se confondent.

Le génie sera alors celui qui émet les jugements synthétiques a priori les plus élevés. Disons-le en des termes plus simples, car ce que Kant appelle pompeusement jugements synthétiques a priori ce n’est rien d’autre que des préjugés. Le génie est celui qui, en premier lieu, dispose des meilleurs préjugés.

Mais il doit encore disposer d’une technique parfaite, c’est-à-dire trouver les accords d’information communiquant au mieux ce sentiment et la façon de les représenter dans la réalité. Enfin, il lui faut en plus être capable de réaliser l’exécution, donc d’agir dans le monde sensible. Et c’est pourquoi on peut faire une différence entre auteur, compositeur et interprète. Le génie combine les trois et excelle en chacun. L’IA ne pouvant émettre de jugement synthétique à ce stade, elle ne pourra jamais être un génie, mais elle pourra se révéler être une aide précieuse aux génies sachant en tirer parti. Elle ne tuera pas les artistes, mais les techniciens.

La crise à laquelle nous faisons face aujourd’hui, ce nihilisme comme il convient de l’appeler, ne découle pas d’un problème de la technique comme le laissera penser Heidegger mais d’un problème de l’art. Nous manquons d’artistes, d’individus capables d’émettre un jugement synthétique élevé. Mais si l’art n’est pas la technique, il convient quand même de se demander ce qu’est la technique.

1 comment
  1. Excellent article.

    J’en profite pour partager cet extrait d’un de nos plus grands écrivains français :

    “La grandeur de l’art véritable, c’était de retrouver, de ressaisir, de nous faire connaître cette réalité loin de laquelle nous vivons, de laquelle nous nous écartons de plus en plus au fur et à mesure que prend plus d’épaisseur et d’imperméabilité la connaissance conventionnelle que nous lui substituons, cette réalité que nous risquerions fort de mourir sans avoir connue, et qui est tout simplement notre vie.

    La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c’est la littérature. Cette vie qui en un sens, habite à chaque instant chez tous les hommes aussi bien que chez l’artiste. Mais ils ne la voient pas parce qu’ils ne cherchent pas à l’éclaircir. Et ainsi leur passé est encombré d’innombrables clichés qui restent inutiles parce que l’intelligence ne les a pas «développés». Notre vie ; et aussi la vie des autres car le style pour l’écrivain aussi bien que la couleur pour le peintre est une question non de technique, mais de vision. Il est la révélation, qui serait impossible par des moyens directs et conscients de la différence qualitative qu’il y a dans la façon dont nous apparaît le monde, différence qui, s’il n’y avait pas l’art, resterait le secret éternel de chacun. Par l’art seulement nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers qui n’est pas le même que le nôtre et dont les paysages nous seraient restés aussi inconnus que ceux qu’il peut y avoir dans la lune. Grâce à l’art, au lieu de voir un seul monde, le nôtre, nous le voyons se multiplier et autant qu’il y a d’artistes originaux, autant nous avons de mondes à notre disposition, plus différents les uns des autres que ceux qui roulent dans l’infini, et bien des siècles après qu’est éteint le foyer dont il émanait, qu’il s’appelât Rembrandt ou Ver Meer, nous envoient encore leur rayon spécial.”

    Proust, Le Temps Retrouvé

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