Nietzsche ne sauvera pas la civilisation du nihilisme – [TNT 2]

Il y a une signification très profonde dans le fait que Nietzsche reste parfaitement clair et sûr, tant qu’il s’agit de savoir ce qui doit être détruit, transvalué ; mais qu’il se perd en de nuageuses généralités, dès que se pose le pourquoi, la question du but. Sa critique de la décadence est irréfutable, sa doctrine du surhomme est un château de cartes.

Oswald Spengler, Le déclin de l’Occident

Je pense qu’il y a un trio Holderlin, Dostoievski, Nietzsche, qui est terriblement important pour libérer notre époque de son illusion nietzschéenne. Car l’illusion nietzschéenne, qu’est-ce que c’est pour notre époque ? C’est reprendre le rêve de Nietzsche où chacun se croit victorieux dans un univers où tout le monde est en pleine défaite et déroute. Il est évident que ça ne marche pas et que notre vision de Nietzsche est incomplète car on ne voit pas que Nietzsche est mort fou. Que cette folie près de laquelle Holderlin et Dostoievski sont passés mais dont ils sont sortis l’un et l’autre par le religieux, Nietzsche s’y enfonce complètement et tombe dans une folie qui est la plus épouvantable de toutes. […] Et ce sont les meilleurs à mon avis qui deviennent fous ou qui passe à côté de cette folie parce qu’ils vivent cette expérience plus complètement que les autres.

René Girard, Le sens de l’histoire – Entretien de René Girard avec Benoit Chantre

Dans son ouvrage controversé La volonté de puissance, Nietzsche accorde un chapitre entier au nihilisme européen. Nietzsche ne souhaitait pas le publier, et il est dit que sa sœur aurait modifié quelques passages dans le livre. Son chapitre sur le nihilisme, en tout cas, est tout ce dont on pourrait attendre de Nietzsche à la lecture de ses autres ouvrages, et je le traiterai en admettant qu’il fut écrit de sa plume. Si ce n’est pas le cas, alors les désaccords que je mettrais ici en avant seront adressés à sa sœur ; mais cela n’a que peu d’importance car je veux critiquer le propos et non la personne qui l’a écrit.

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Qu’est-ce que le nihilisme

Comme indiqué, La volonté de puissance est un livre que Nietzsche n’a jamais fini d’écrire, et certains passages ressemblent plus à des notes qu’à des écrits détaillés. On trouvera alors au tout début ces quelques lignes pour expliquer ce qu’est le nihilisme selon lui « le but fait défaut ; la réponse à la question « pourquoi ? » — Que signifie le nihilisme ? Que les valeurs supérieures se déprécient. ». Le nihiliste est alors celui qui n’a plus besoin de pourquoi, soit dans son action, auquel cas, il est un nihiliste actif, soit dans son inaction, ce qui en fait un nihiliste passif. Le nihiliste actif agit alors, car « la vigueur de l’esprit peut s’être accrue au point que les fins que celui-ci voulut atteindre jusqu’à présent paraissent impropres ». Il a détruit ses croyances. Si Nietzsche voit le nihilisme passif comme une mauvaise chose, il n’en est pas de même du nihilisme actif, qui est, pour lui, une transition de l’individu prêt à se donner ses propres valeurs.

Le nihilisme suit 3 étapes selon lui. D’abord, on se dit « À quoi bon ? ». Cela nous amène à chercher des réponses auprès « 1) de la conscience, 2) de l’instinct de bonheur, 3) de « l’instinct social » (troupeau), 4) de la raison ( « esprit » ), — pourvu que l’on ne soit pas obligé de vouloir, de se fixer une raison à soi-même. ». Puis vient une phase de fatalisme où on sait qu’on n’aura pas de réponse, mais on veut croire que, malgré ce manque de réponse, il doit bien y avoir une fin. Enfin, on en vient à déprécier la vie, et la vie finit par se supprimer elle-même.

Les raisons du nihilisme

Dans le paragraphe 5, qui est beaucoup plus détaillé, Nietzsche nous livre les raisons de l’existence du nihilisme. La première est que, s’il y a un manque de sens, le problème vient du fait qu’on ait voulu donner un sens aux choses en premier lieu, alors même qu’il n’y en a pas. Le problème du nihilisme n’est pas tant le manque de sens pour lui que la déception que cela crée de se rendre compte que ce que l’on tenait pour le sens qu’on donnait aux choses s’avère être faux. On va alors gaspiller notre force à courir après un nouveau sens, alors que le plus simple serait de tout bonnement accepter qu’il n’y ait pas de sens. C’est la « déception au sujet d’un prétendu but du devenir qui est la cause du nihilisme ».

La deuxième raison provient de la déception de la volonté de tout systématiser afin de plaquer une vision du monde sur le réel, de voir « une organisation dans tout ce qui arrive et au-dessus de tout ce qui arrive ». La valeur que l’on donne à notre action réside dans la valeur qu’elle apporte à un tout illusoire qui nous conduit au nihilisme lorsqu’on se rend compte de son illusion. C’est valable à une petite échelle : l’individu s’oublie pour servir la société et le bonheur du plus grand nombre, car « le bien de la totalité exige l’abandon de l’individu ». Mais, plus que ça, on comprend de manière générale que « par le devenir rien ne doit être réalisé, et que le devenir n’est pas régi par une grande unité, où l’individu peut entièrement se perdre comme dans un élément d’une valeur supérieure ».

Mais quand bien même on comprendrait que le sens et le tout sont illusoires, une troisième raison peut nous faire sombrer dans le nihilisme, la déception du monde-vérité. Ce monde-vérité apparaît comme un subterfuge afin de « condamner ce monde du devenir tout entier, parce qu’il est illusion, et d’inventer un monde qui se trouve au-delà de celui-ci ». Mais lorsque l’illusion de ce monde-vérité arrive, qu’on ne peut plus y croire et qu’il nous est donc inaccessible, il ne nous reste que ce monde du devenir sans but.

Comment en est-on arrivé là ? « En un mot, les catégories : « cause finale », « unité », « être », par quoi nous avons prêté une valeur au monde, sont retirées par nous — et, dès lors, le monde a l’air d’être sans valeur… ». Nietzsche fait référence ici aux catégories telles qu’Aristote et Kant en parlent. Kant affirmera que la façon que nous avons de penser le monde repose sur des concepts, des catégories. L’espace et le temps, par exemple, sont de ces concepts. Rien ne nous prouve qu’ils existent et ils pourraient être seulement des concepts créés par la raison pour donner du sens à notre expérience du monde. Ainsi, pour Nietzsche, en bon élève de Schopenhauer, « la croyance aux catégories de la raison est la cause du nihilisme, — nous avons mesuré la valeur du monde d’après des catégories qui se rapportent à un monde purement fictif ».

Je pense que Nietzsche et Schopenhauer ont raison. Kant fait un excès de raison en poussant le vice à vouloir définir des catégories définissant notre expérience. Ces dernières se sont construites au fur et à mesure ; et des 12 catégories qu’il propose, la seule primordiale est sûrement la causalité de laquelle découlent les autres. Nous apprenons en partant du particulier vers l’universel et non l’inverse. Nous aurons l’occasion d’y revenir ultérieurement.

Encore un fait à remarquer : toutes les fois que, pour mieux s’expliquer Kant, veut donner un exemple, il prend presque toujours la catégorie de la causalité, et, dans ce cas, l’exemple concorde parfaitement avec son assertion : c’est précisément parce que la causalité est la forme réelle, mais aussi l’unique forme de l’entendement ; quant aux onze autres catégories, ce sont comme de fausses fenêtres sur une façade. La déduction des catégories, dans la première édition, est plus simple, moins embarrassée que dans la seconde. […] Moi, je dis au contraire : les objets n’existent en réalité que par l’intuition, et les concepts ne sont jamais que des abstractions tirées de cette intuition. La pensée abstraite doit donc se guider rigoureusement d’après le monde, tel qu’il nous est livré par l’intuition, puisque c’est uniquement à leur rapport avec le monde intuitif que les concepts doivent leur contenu ; de même, il est inutile d’admettre, pour la formation des concepts, aucune forme déterminée a priori, sauf l’aptitude toute générale à la réflexion dont la fonction essentielle est la formation des concepts, autrement dit de représentations abstraites et non-intuitives ; ce qui est d’ailleurs l’unique fonction de la raison, ainsi que je l’ai montré dans le premier livre. Voilà pourquoi je veux que, sur les douze catégories, on en jette onze par-dessus bord pour conserver seulement la causalité.

Arthur Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation

Comment surmonter le nihilisme selon Nietzsche ?

Toujours pour Nietzsche, la seule façon de réellement détruire le nihilisme est de détruire ces catégories entièrement, car « Lorsque nous aurons déprécié ces trois catégories, la démonstration de l’impossibilité de les appliquer au monde n’est plus une raison suffisante à déprécier le monde ». Penser le monde par ces catégories nous amène à créer des valeurs qui se concluront inéluctablement par une déception et au nihilisme. Il nous faut alors abandonner ces catégories afin de définir de nouvelles valeurs ne reposant pas dessus et ne pouvant pas être déçues.

— Résultat : la croyance aux catégories de la raison est la cause du nihilisme, — nous avons mesuré la valeur du monde d’après des catégories qui se rapportent à un monde purement fictif.
— Conclusion : toutes les valeurs par quoi nous avons essayé jusqu’à présent de rendre le monde estimable pour nous, et par quoi nous l’avons précisément déprécié lorsqu’elles se montrèrent inapplicables — toutes ces valeurs sont, au point de vue psychologique, les résultats de certaines perspectives d’utilité, établies pour maintenir et augmenter les terrains de domination humaine : mais projetées faussement dans l’essence des choses.

Nietzsche, La volonté de puissance

Contre Nietzsche, pour Nietzsche

Le raisonnement de Nietzsche se tient et vous vous dîtes sûrement qu’il a raison. Pourtant, je vais précisément proposer un cadre de pensée à appliquer au monde permettant de réintroduire ces catégories ! Vous ne l’attendiez pas celle-là, n’est-ce pas ? Je crois que Nietzsche commet une terrible erreur. En rejetant les catégories de l’être, du tout, de la cause finale et, comme il le fait dans L’Antéchrist, de la perfection, de la chose en soi ou encore de l’absolu, il stérilise lui-même tout son propos. Il se prive de toute possibilité de faire reposer ses idées pourtant justes, voire salvatrices, sur un pourquoi solide. Sa doctrine du surhomme devient alors, comme le dit Spengler, un « château de cartes ». Alors je souhaite entreprendre un travail de réhabilitation de la philosophie occidentale de Platon et toutes ses notes de bas de pages, contre Nietzsche, mais, au final, sa morale n’en sera que renforcée, affinée, perfectionnée.

La modernité a réalisé la volonté nietzschéenne de destruction de ces catégories. Le socialisme qui pensait la société de façon holiste est mort. Les socialistes aujourd’hui ne parlent plus d’organicisme. Tout est vu sous le prisme de l’individu et il faut simplement prendre l’argent des riches pour le donner aux pauvres pour le bien des pauvres. Il n’y a pas de volonté d’appartenir à tout. Pour eux, la civilisation est mauvaise et le groupe est oppressif. De la même façon, l’être n’est pas une question pour eux. La doxa est au matérialisme qui n’est jamais mis au défi. La cause finale ? N’en parlons pas, toute téléologie un peu élevée est rejetée en bloc pour mettre en avant le hasard lié à l’évolution. Donc la première étape proposée par Nietzsche est effectuée. Ces catégories sont devenues inopérantes et il ne suffirait plus qu’à insuffler de nouvelles valeurs. Je ne crois pas que ce soit si simple. Ce n’est pas parce qu’on ne tient plus compte de ces catégories qu’elles n’existent pas.

Vous le savez peut-être, il y a de grandes questions aujourd’hui au sujet de l’espace-temps. On se demande si l’espace et le temps sont fondamentaux ou seulement l’un des deux. Peut-être bien que les deux ne sont pas fondamentaux ; il ne seraient alors que des catégories de notre esprit, et ne sont « là » que dans une « perspective d’utilité ». Mais si je vous disais « Hey ! Vous savez quoi, on ne sait pas si l’espace-temps existe, c’est sûrement une construction de l’esprit, oublions-le ». Vous ne pourrez tout simplement pas l’oublier, car vous êtes câblés ainsi. C’est irréaliste de demander d’oublier des catégories qui nous sont nécessaires pour nous permettre d’être fonctionnels dans le monde. On pouvait encore trouver un élan tant que nous étions portés par la croyance du progrès, mais le nihilisme vient aujourd’hui de la déception de cette croyance, car elle était mal formulée. La téléologie divine a laissé place au bonheur du plus grand nombre et, maintenant, au bonheur de Gaïa et tous les damnés de la Terre contre l’Occident. Peut-être bien que l’idée de cause finale soit aussi importante que l’espace et le temps. Alors, ne pas donner de but ou de sens, c’est s’exposer à ce que celui-ci soit donné par un autre, et un mauvais.

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Enfin, je crois que refuser de chercher à donner du sens à ces catégories est faux. J’ai été un vrai nietzschéen pendant longtemps, mais ces catégories se sont réimposées à moi par la connaissance. Il est arrivé un temps où il m’est devenu impossible de ne pas voir un tout à différentes échelles via les structures dissipatives. La question de l’être est revenue sur ma table par mon interprétation de l’information dès lors que j’ai pu faire le lien entre les structures dissipatives et la théorie de l’information. Dès lors, petit à petit, il m’est devenu plus difficile de rejeter l’éventualité d’un sens plutôt que d’accepter de voir qu’il y en avait sûrement un. Alors, peut-être suis-je en train de tracer mon chemin vers la prochaine tentative qui me conduira au nihilisme. Mais je propose d’imaginer la possibilité de tordre le cou au nihilisme sans oublier ces catégories, mais en affirmant, au contraire, qu’elles sont effectives. Qu’on se soit trompé sur le sens, qu’on se trompe encore, cela n’est pas important, mais nous pouvons imaginer que le sens existe.

Nietzsche, tout anti-moderne qu’il soit, incarne par cette vision du monde l’accomplissement de la modernité. Cette dernière a commencé sa course dans le déisme en ne faisant que rejeter la vision chrétienne de Dieu tout en confirmant qu’on puisse confirmer l’existence de Dieu par la raison via des raisonnements fallacieux. Kant établira une rupture en sortant la question de Dieu, de l’âme et de la liberté du domaine de la connaissance et affirmera l’existence de ces trois choses comme croyances assumées. Nietzsche est la finalité de la modernité qui sort de l’hypocrisie et affirme que ces choses n’existent pas. Heidegger, au contraire, réintroduira la question de l’être et entamera ainsi un processus de réconciliation avec ces catégories. Si j’en salue l’objectif, je crois qu’Heidegger a cependant introduit quelques confusions. Par mon travail, je souhaite humblement continuer cet objectif et corriger ce que j’estime être faux.

On comprend alors aisément pourquoi Nietzsche s’opposera au christianisme et le qualifiera de nihilisme. Le christianisme a commis le crime de définir un sens à la vie, un tout et un être, et ainsi pris le risque de se tromper. Ces catégories sont nées, ou du moins furent formalisées, peu après la fondation de la première cité grecque, Athènes, en -800 avant Jésus-Christ, avec le début de la philosophie. Parménide, le premier, parla de l’être, Héraclite parla de l’unité du tout et, enfin, on peut attribuer une première idée de téléologie à Thalès. Il n’est pas impossible que ces catégories soient des éléments nécessaires au bon fonctionnement de la cité. Commençons alors par poser un regard nouveau sur la dernière tradition en date qui a tenté d’apporter une réponse à ces questions, le christianisme, et essayons de voir ce qu’il a pu apporter de positif à l’Europe, au bon fonctionnement de la cité, dans sa rencontre avec le paganisme.

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3 comments
  1. J’ai commencer à lire vos articles,ils sont dunne grande profondeurs intellectuels. Vous être de pensée conservateur de droite à se que j’ai pu voir.

    Est- ce exact ?)

    Merci à vous

    1. Merci, je ne me définis pas comme conservateur mais je ne refuse pas ce titre si toutefois on le comprends comme la défense de ce qui est permanent et pas seulement le maintient d’un statut quo.

  2. Très bon article que je relaye de ce pas.

    Il est plus qu’urgent d’affronter enfin le nihilisme et de claquer sa gueule au nietzschéisme béat qui migre actuellement depuis la gauche jusqu’aux territoires de la droite. D’ailleurs, je postule personnellement que le nihilisme est une forme du Désir, au sens où Girard affirme qu’il existe une Histoire du Désir. Notamment l’apparition de l’orgueil métaphysique avec la Renaissance, et qui s’aggravera jusqu’à la putréfaction marxiste.

    Un lecteur assidu de Dostoïevski, Girard, et bien sûr, Nietzsche.

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