Petit Prince Heidegger Monde moderner

Le Petit Prince (3/4) Heidegger, Être, technique et monde moderne

Cet article fait suite à un article précédent intitulé Le Petit Prince : Le voyage initiatique Nieztschéen du moi vers le soi. Il est recommandé de lire cette série d’articles dans l’ordre.

Le Petit Prince arrive enfin sur la Terre, seul dans le désert. Il mentionne comment l’électricité a mis fin au ballet des allumeurs de réverbères qui existait dans le passé. L’électricité représente le monde moderne, les allumeurs de réverbères, la tradition. Et Saint-Exupéry comme Heidegger ont une dent contre le monde moderne. Si leurs réflexions peuvent être intéressantes, je crois qu’elles appellent à être dépassées. C’est pourquoi je vous livrerais leur vision dans un premier temps avant de me permettre un commentaire mettant en avant mon désaccord.

Liens et particulier

Le Petit Prince va alors rencontrer d’autres personnages, à commencer par le serpent. Alors qu’il dit au serpent qu’on est bien seul dans le désert, ce dernier lui répond “On est à présent seul chez les hommes aussi”. Pourquoi dit-il “à présent ?” ? Qu’est-ce qui a changé ? Il fait référence ici à l’avènement du monde moderne qui, selon lui, détruit les liens unissant les humains. Ces liens, ce sont les arrangements particuliers qui génèrent le sens, qui nous donne des racines, comme le lui indiquera plus tard une fleur qui, à la surprise du Petit Prince, ne subit pas les affres du vent, contrairement aux homme, grâce à ses dites racines. On serait donc seul chez les hommes à présent car le monde moderne détruit les liens qui nous donnent nos racines.

Ce qui vaut, c’est un certain arrangement des choses. La civilisation est un bien invisible puisqu’elle porte non sur les choses, mais sur les invisibles liens qui les nouent l’une à l’autre, ainsi et non autrement.

Saint-Exupéry, Lettre au Général X

Pire encore, il tombe sur une multitude de fleurs similaires à la sienne qu’il pensait unique. Les volcans aussi sont plus gros ici. Le monde est plein de choses mieux que ce qu’il possède sur sa planète. En se comparant, en ne voyant plus ce qui fait l’unicité de ce qu’on possède, on se rend triste. Mais le Renard, qui représente l’amitié, va lui faire comprendre tout cela. Afin de nouer une amitié avec lui, le Petit Prince va redoubler d’efforts, suivre des rites et ce sont ces efforts qui créent l’unicité de notre relation et donne du sens au particulier qui, de prime abord, n’est pas différent du reste. C’est ici que Le Renard lui livre le secret du livre, “le langage est source de malentendus”, “on ne voit bien qu’avec le cœur. L’essentiel est invisible”. L’essentiel, ce sont les liens que l’on crée entre les choses. Ces liens demandent des efforts et ce sont ces efforts qui leur confèrent leur valeur car ils donnent du sens au particulier.

Suite à cette leçon, il rejoindra le monde des hommes qui semble pris dans une énorme machination ; et des liens, il n’en verra pas beaucoup.

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L’essence de la technique

Il croisera d’abord un aiguilleur de train, l’informant plus en avant sur ses contemporains qui semblent tous aller très vite sans direction. Ils prennent des trains dans un sens, certains dans un autre, mais aucun ne sait où il va. Il croisera alors un marchand de pilule permettant de ne plus avoir soif afin de gagner du temps. Par ces deux personnages, Saint Exupéry met ici en avant la critique de la technique déconnectée du sens de la vie, via le train emmenant des hommes de plus en plus vite vers une destination inconnue et le marchand les aide à optimiser leur capacité d’action mais sans définir lui-même de but à cet action. Le marchand cherchant à couper la soif ici n’est pas anodin. La fontaine et la soif auxquelles Saint-Ex fait souvent référence sont respectivement le sens de l’existence, ou Dieu, et la capacité à s’interroger dessus. Ainsi, la technique et le commerce du monde moderne entraineraient la mort de la quête de sens. On ne sait pas où on va, on ne sait pas pourquoi on y va, mais il faut y aller le plus vite possible. On l’ignore, car on ne se pose pas la question de la téléologie de la technique.

Il demeure exact que la technique moderne soit, elle aussi, un moyen pour des fins. C’est pourquoi la conception instrumentale de la technique dirige tout effort pour placer l’homme dans un rapport juste à la technique. Le point essentiel est de manier de la bonne façon la technique entendue comme moyen. On veut, comme on dit, « prendre en main » la technique et l’orienter vers des fins « spirituelles ». On veut s’en rendre maître. Cette volonté d’être le maître devient d’autant plus insistante que la technique menace davantage d’échapper au contrôle de l’homme.
Mais supposons maintenant que la technique ne soit pas un simple moyen : Quelles chances restent alors à la volonté de s’en rendre maître ?

Heidegger, Essais et conférences 

Heidegger nous rappelle que la technique est liée à 4 types de causes selon Aristote, la causa materialis, la matière utilisée, la causa formalis, la forme qu’on va donner à la matière, la causa finalis, le but, et la causa efficiens, celle qui produit l’effet. Il va alors chercher à aller à la racine de ces quatre modes du “faire-venir” qui les unifie, à leur essence. Cette essence, c’est pour lui le dévoilement de la “vérité de l’être”.

Et c’est ainsi que, lorsque le Petit Prince rencontrera finalement notre aviateur, il lui demandera de lui dessiner un mouton, donc de faire usage de la technique et donc de poser la question de l’essence de ces quatre modes de l’acte, de la production comme dévoilement qui va conduire le mouton vers son apparaître. il questionne donc la technique du point de vue de l’Être, et il sera d’ailleurs bien surpris de voir cette étrange objet que l’aviateur essai de réparer.

Mais comment a lieu la pro-duction, soit dans la nature, soit dans le métier ou dans l’art ? Qu’est-ce que le pro-duire, dans lequel joue le quadruple mode du faire-venir ? Le faire-venir concerne la présence de tout ce qui apparaît au sein du pro-duire. Le pro-duire fait passer de l’état caché à l’état non caché, il présente. Pro-duire a lieu seulement pour autant que quelque chose de caché arrive dans le non-caché. Cette arrivée repose, et trouve son élan, dans ce que nous appelons le dévoilement. Les Grecs ont pour ce dernier le nom d’αληθεια, que les Romains ont traduit par veritas. Nous autres Allemands disons Wahrheit (vérité) et l’entendons habituellement comme l’exactitude de la représentation.”

Heidegger, Essais et conférences 

Certes, le but de toute conscience est d’exprimer ce qui est, mais l’expression est œuvre difficile, lente et tortueuse et l’erreur est de croire que “n’est pas” ce qui ne peut d’abord s’énoncer. Car énoncer et concevoir ont même sens. Mais est faible la part de l’homme que j’ai jusqu’à aujourd’hui appris à concevoir. Or, ce que j’ai conçu un jour n’en existait pas moins la veille.

Antoine de Saint-Exupéry, Citadelle

Ainsi, si le but du produire est la vérité, la seule façon pour l’aviateur de produire le mouton parfait est de le cacher, de le rendre invisible afin qu’on ne le voit que mieux, avec le cœur. Par cela, le Petit Prince lui apprend l’essence de la technique. Contrairement à Max Plank qui dit “Est réel, ce qu’on peut mesurer” signifiant que la technique moderne implique l’« objectivité » et la « mesurabilité », le Petit Prince apprend à l’aviateur qu’il y a des choses qui existent sans qu’on puisse les mesurer et qu’on ne peut les voir qu’avec le cœur, que la technique consiste à dévoiler une « chose en soi » et que le soi est universel et éternel. Pour Heidegger, il y a une différence de nature entre la technè grecque et la technique moderne dont le but n’est plus de “pro-duire” mais de “provoquer”, accumuler l’énergie, la “mettre en réserve”, conférant à l’étant le caractère de stock ou de fonds disponible, ce qui conduit l’homme à passer de sujet à facteur de production. L’homme est alors disponible pour le Gestell (dispositif technologique) et indisponible pour tout ce qui concerne le soin de sa propre essence, comme on le voit dans le Petit Prince quand l’aviateur répare son avion et n’accorde pas de temps au Petit Prince ou quand l’aiguilleur envoie des voyageurs à gauche et à droite “par paquet de mille”.

– Alors les épines, à quoi servent-elles ?
Je ne le savais pas. J’étais alors très occupé à essayer de dévisser un boulon trop serré de mon moteur. J’étais très soucieux car ma panne commençait de m’apparaître comme très grave, et l’eau à boire qui s’épuisait me faisait craindre le pire.
– Les épines, à quoi servent-elles ?
Le petit prince ne renonçait jamais à une question, une fois qu’il l’avait posée. J’étais irrité par mon boulon et je répondis n’importe quoi :
– Les épines, ça ne sert à rien, c’est de la pure méchanceté de la part des fleurs !”

Saint-Exupéry, Le Petit Prince

Le dévoilement, cependant, qui régit la technique moderne ne se déploie pas en une pro-duction au sens de la ποιησις. Le dévoilement qui régit la technique moderne est une pro-vocation par laquelle la nature est mise en demeure de livrer une énergie qui puisse comme telle être extraite et accumulée.

Heidegger, Essais et Conférences

L’heure du départ arrive alors pour le Petit Prince qui doit retourner sur sa planète prendre soin de sa rose et ses volcans. Mais il est triste car il a peur que le mouton mange sa rose. Alors, l’aviateur dessinera également une muselière au mouton. Mince ! L’aviateur a oublié de faire une sangle à la muselière, le mouton ne pourra pas la porter. Alors le Petit Prince devra constamment conserver un œil sur lui. Autrement dit, nous devons constamment questionner la technique car elle pourrait détruire notre monde intérieur si on ne prend pas soin de ce dernier.

Le destin qui envoie dans le commettre est ainsi l’extrême danger. La technique n’est pas ce qui est dangereux. Il n’y a rien de démoniaque dans la technique, mais il y a le mystère de son essence. C’est l’essence de la technique, en tant qu’elle est un destin de dévoilement, qui est le danger. […]
La menace qui pèse sur l’homme ne provient pas en premier lieu des machines et appareils de la technique, dont l’action peut éventuellement être mortelle. La menace véritable a déjà atteint l’homme dans son être. Le règne de l’Arraisonnement nous menace de l’éventualité qu’à l’homme puisse être refusé de revenir à un dévoilement plus originel et d’entendre ainsi l’appel d’une vérité plus initiale.

Heidegger, Essais et Conférences

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Sur la technique moderne

Une réflexion intéressante donc, que j’ai mené de mon côté et je ne suis pas tout à fait d’accord avec le point de vue d’Heidegger sur la technique. L’avantage du Petit Prince est qu’il permet d’adopter mon point de vue comme le sien en s’arrêtant abruptement. Je ne crois pas que la technique ait changé de nature en passant à la modernité. On peut se demander quel est le but, quel est le sens de la vie, le sens de nos vies, de ce qu’est le Tout et l’être. Mais si on comprend que la vie est une structure dissipative que l’univers fait apparaître dans le but, justement, de dissiper l’énergie, et que, pour ce faire, elle doit s’organiser collectivement et mémoriser de l’information, alors on comprend le sens des chiffres, le sens du stockage d’énergie que l’on converti dans un travail mécanique, notre rôle dans le Tout et notre rapport à l’être. L’être est l’information. Vos gènes par exemple contiennent de l’information qui va permettre le “dévoilement de l’être”. En partant de deux gamètes formant la cellule initiale, un organisme entier différencié en organes va “venir dans l’apparence”. Ce qu’Heidegger nomme dévoilement de l’être est alors la construction d’information.

On a alors notre pourquoi, et notre regard d’enfant peut voir le monde qui nous entoure avec le cœur. Un monde où tout n’est que flux, mouvement et puissance. Flux d’énergie et d’information qui forment les liens vantés par Saint-Exupéry. Alors les allers-retours des trains et les fusées qui décollent et se posent nous apparaissent comme les ballets du monde moderne. Une Ferrari F40 devient un récital, le moindre petit feu tricolore devient un chef d’orchestre encore supérieur à un allumeur de réverbère. Plus on est capable de stocker l’énergie, plus nos cités ressemblent à des organismes et, en regardant ces choses “avec le cœur”, on y voit l’esprit humain d’où elles sont sorties et derrière l’esprit humain, on voit l’information qui n’est rien d’autre que l’être des étants, et cette information nous apparait au service du Tout. Alors, les individus qui se pressent, commis par le Gestell – et parfois, sans même vraiment savoir pourquoi – nous semblent tout à coup extrêmement moraux, et on ne se sent plus seul parmi les hommes.

Le Petit Prince est alors prêt pour la dernière partie de son voyage initiatique, le retour. Nous verrons comment Saint-Exupéry nous apprend ici à mourir, non sans retrouver l’harmonie avec le cosmos au préalable.

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