Le Petit Prince (4/4) Mort, Harmonie avec le cosmos, Odyssée Homérienne et Dieu

Cet article fait suite à un article précédent intitulé Le Petit Prince (3/4) Heidegger, Être, technique et monde moderne. Il est recommandé de lire cette série d’articles dans l’ordre.

À la fin de l’ouvrage, on assiste à un double retour, celui du Petit Prince sur sa planète et celui de l’aviateur dans le pays de l’enfance qui, en réalité, ne font qu’un. Le Petit Prince retourne s’occuper de la vie intérieure de l’aviateur qu’il avait délaissée depuis l’enfance.

Harmonie avec le tout et universel

Le Petit Prince représente l’universel. Il apprend du Renard une grande leçon qui est comment aimer le particulier qui va créer les liens invisibles, ces arrangements, sur lequel repose le Tout. Mais il vient aussi offrir une leçon à l’aviateur qui est comment aimer l’universel. Comment y parvient-il ? Au moment de repartir sur son astéroïde, il dit à l’aviateur que lorsqu’il regardera les étoiles, il y verra désormais le sourire du Petit Prince. Comme son astéroïde est minuscule, il n’aura aucune façon de savoir quelle étoile regarder. Alors, il les aimera toutes et verra des sourires partout.

La véritable beauté du Petit Prince se trouve ici, dans cet apprentissage réciproque de l’Être par l’étant et de l’étant par l’Être, de la synergie entre le moi et le soi. Cela est d’autant plus beau qu’on observe aujourd’hui qu’il est possible que l’Univers apprenne sur lui-même en même temps qu’on en apprend nous-même sur lui et sur nous. Mieux comprendre l’Univers, c’est mieux comprendre l’Homme ; et mieux comprendre l’Homme c’est mieux comprendre l’Univers. On ne peut comprendre l’un sans l’autre, car l’Homme est un produit de l’évolution de l’Univers.

Nous sommes donc intimement liés à l’Univers et à son avenir. Ces liens nous offrent notre connexion avec le Tout, notre harmonie avec le cosmos comme nous l’enseigne Platon dans le Gorgias.

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À ce qu’assurent les doctes pythagoriciens, Calliclès, le ciel et la terre, les Dieux et les hommes sont liés entre eux par une communauté, faite d’amitié et de bon arrangement, de sagesse et d’esprit de justice, et c’est la raison pour laquelle, à cet univers, ils donnent, mon camarade, le nom de cosmos, d’arrangement, et non celui de dérangement non plus que de dérèglement.

Platon, Gorgias

Parmi les choses répandues au hasard, le plus beau : le cosmos. L’harmonie invisible plus belle que la visible. Nature aime se cacher.

Héraclite

Le Petit Prince peut alors disparaître en se faisant mordre par le serpent et retourner sur son étoile avec son mouton. Le serpent est souvent un élément permettant de faire passer d’un état à l’autre. Dans la Bible, il est responsable de la chute d’Adam et Eve, dans Ainsi parlait Zarathoustra il est l’acte qui permet au berger de devenir autre chose qu’un berger ou un homme dès lors qu’il le terrasse avant de se mettre à rire. Le rapprochement avec le Petit Prince est alors intéressant puisque lui aussi évoque la mort et le rire. Mais, alors que dans Zarathoustra le berger triomphe du risque de mort, le Petit Prince semble lui plutôt accepter la mort. Pourtant, Saint-Exupéry semble bien penser que l’acceptation de la mort est un premier pas vers l’acceptation du risque de mort, qui est pourtant d’une autre nature puisqu’il est la condition pour pleinement embrasser la vie, telle qu’il l’exprime dans Citadelle. En cela sa vision n’est en rien différente de celle de Nietzsche. Celui qui n’a plus peur de la mort peut enfin commencer à bien vivre.

Le berger cependant se mit à mordre comme mon cri le lui conseillait, il mordit d’un bon coup de dent ! Il cracha loin de lui la tête du serpent – : et il bondit sur ses jambes. –
Il n’était plus ni homme, ni berger, – il était transformé, rayonnant, il riait ! Jamais encore je ne vis quelqu’un rire comme lui !
Ô mes frères, j’ai entendu un rire qui n’était pas le rire d’un homme, – – et maintenant une soif me ronge, un désir qui sera toujours insatiable.
Le désir de ce rire me ronge : oh ! Comment supporterais-je de mourir maintenant ! –
Ainsi parlait Zarathoustra.

Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra

Me vint la connaissance de ce que point ne sont de la même essence l’acceptation du risque de mort et l’acceptation de la mort. Et j’ai connu des jeunes gens qui superbement défiaient la mort. […] Donc l’acceptation du risque de mort, c’est l’acceptation de la vie. Et l’amour du danger, c’est l’amour de la vie. De même que ta victoire, c’était ton risque de défaite surmonté par ta création, et tu n’as jamais vu l’homme, régnant sans risque sur les animaux domestiques, se prévaloir d’être vainqueur.

Antoine de Saint-Exupéry, Citadelle

Le créateur a créé autant d’âmes que d’étoiles et celui qui vit bien le temps qui lui a été accordé retournera vers le pays de son étoile conjointe.

Platon

L’aviateur est maintenant reconnecté avec l’Être qu’il avait perdu après son enfance. Son moi n’est plus seulement le moi de l’ego subjectif, il inclue celui de l’Être qu’il retrouve dans son âme d’enfant. Son être est reconnecté au cosmos et à ses contemporains, au Tout et au particulier.

Tu dis « moi » et tu es fier de ce mot. Mais ce qui est plus grand, c’est – ce à quoi tu ne veux pas croire – ton corps et son grand système de raison : il ne dit pas moi, mais il est moi.

Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra

Il a réparé son problème de moteur qui, comme vous l’aurez compris, est aussi bien une métaphore du cœur et du moteur aristotelicien, qu’un parallèle avec la technoscience nous indiquant que sans comprendre quel est notre rôle dans l’Univers, cette dernière nous conduira dans un désert où les hommes sont bien seuls, même en étant entourés. C’est pourquoi le mouton n’a pas de muselière et que le Petit Prince doit le surveiller. Saint-Exupéry nous indique que lorsqu’on regardera les étoiles, on se demandera si le mouton a mangé la fleur, formule poétique pour dire qu’en levant les yeux au ciel il nous revient de questionner notre rapport à la technique en relation avec le Tout afin de s’assurer que notre mouton ne mange pas notre fleur. Le meilleur moyen de protéger notre fleur n’est pas de créer une muselière via la technique mais en prenant soin de notre être, le Petit Prince, pour s’assurer qu’il garde un œil sur ce potentiel danger.

Vous pouvez alors comprendre en quoi Heidegger trouve tant de sagesse dans cette œuvre littéraire. Le Petit Prince est un récit héroïque nous enseignant que chaque homme est un héros possédant en lui une part d’immortalité au-delà de sa condition humaine, que chaque étant que nous sommes est une individuation de l’Être. Un héros atypique mais, si l’on se réfère à ce qui définit un héros selon Thomas Carlyle, à savoir la possession d’une grande âme ouverte au divin de la vie, alors notre aviateur en fait définitivement partie.

Toutes les sortes de héros sont intrinsèquement de la même matière ; si l’on donne une grande âme, ouverte à la signification divine de la vie, on donne alors un homme capable de parler de cela, de chanter cela, de combattre et de travailler pour cela, d’une manière grande, victorieuse, durable ; on donne un héros.

Thomas Carlyle, Les Héros, Le Culte Des Héros Et l’Héroïque Dans l’Histoire

Saint-Exupéry nous livre son type d’homme idéal, l’explorateur au cœur d’enfant qui peut s’épanouir dans l’action et s’émerveiller dans la contemplation et qui est en harmonie avec le cosmos. Un héros qui s’oppose à l’esprit mercantile de son époque qui accorde plus d’importance aux liens invisibles qu’à tout ce qui relève du visible donc du quantifiable. Les êtres humains font partie d’un Tout reposant sur les liens existant entre eux et le fond de sa morale se résume ainsi en une phrase “Chacun est responsable de tous”.

Celui-là qui aime tous les hommes à travers Dieu, aime infiniment plus chacun, que celui qui n’en aime qu’un seul et étend à son complice le champ misérable de sa personne.

Antoine de Saint-Exupéry

Saint-Exupéry était-il un lecteur de Georges Valois ? Je l’ignore, je n’ai pas de grande admiration de mon côté pour Georges Valois qui a oscillé entre les mouvements d’extrême gauche et d’extrême droite mais sa façon de présenter l’opposition entre l’esprit mercantile et l’esprit héroïque est tellement appropriée à l’ouvrage dont nous parlons que je ne peux faire autrement que de la citer.

L’esprit mercantile dénombre le visible ; l’esprit héroïque dénombre l’invisible. L’esprit mercantile est attaché à la possession des choses ; l’esprit héroïque est attaché à la possession de lui-même et de tous les trésors de son coeur et de son esprit. C’est l’esprit héroïque qui a raison, car les valeurs invisibles sont le seul et véritable capital d’un homme et d’une nation.

Georges Valois, La révolution nationale

Cette opposition apparait nettement dans l’ouvrage de Saint-Exupéry au moment de la confrontation du Petit Prince avec le businessman comptant ses étoiles. Mais on va aussi retrouver cette opposition lors de sa rencontre avec le vaniteux. Selon Werner Sombart, la différence fondamentale entre le marchand et le héros est que le marchand se demande ce qu’il peut prendre quand le héros se demande ce qu’il peut donner. Cela constitue exactement le reproche que le Petit Prince formulera à l’encontre du vaniteux.

« Le marchand et le héros : ils constituent les deux grandes oppositions, les deux pôles de toute l’orientation humaine. Le marchand entre dans la vie en lui disant : que peux-tu me donner ? Il veut prendre, il veut, en échange du moindre effort, avoir le plus possible, il veut conclure avec la vie une affaire avantageuse. Bref : il est pauvre. Le héros entre dans la vie en lui demandant : que puis-je te donner ? Il veut faire des cadeaux, il veut se dépenser sans contrepartie. Bref : il est riche. Le marchand ne parle que de ses “droits”, le héros ne parle que de ses “devoirs” […] Nous pouvons dire encore que la mentalité mercantile tourne autour de l’intérêt, la mentalité héroïque autour de l’idée ; l’essence de celle-là est de réclamer, l’essence de celle-ci est de se sacrifier. »

Werner Sombart, Händler und Helden

Se sacrifier ? Justement, l’ouvrage se termine sur le Petit Prince se faisant mordre volontairement par le serpent et trouvant la mort. Cela n’est pas sans rappeler la quête d’Ulysse dans l’Odyssée d’Homère qui se bat contre les Dieux afin de retrouver son village et sa famille, ses liens particuliers. Il rejettera même l’offre de Calypso qui lui propose l’immortalité car Ulysse le sait, la vie bonne passe par l’acceptation de la mort et l’harmonie avec le cosmos. Apprendre à mourir sera alors la dernière leçon du Petit Prince pour l’aviateur.

Apprendre à mourir

Dans le Phédon, Platon nous enseigne que la tâche du philosophe est de détacher l’âme du corps, et se concentrer sur l’âme seule afin d’atteindre, par la pensée pure, la vérité. On peut donc dire que la vie du philosophe, en tant qu’il s’exerce, tout au long de sa vie, à détacher son âme du corps, est une préparation à la mort, puisque c’est précisément ce qui va se passer au moment de la mort dans la philosophie platonicienne. Le but de la philosophie serait alors d’apprendre à mourir, et c’est ce que Saint-Exupéry tente lui aussi de nous enseigner ici.

Mais celui-là que la mort a choisi, occupé de vomir son sang ou de retenir ses entrailles, découvre seul la vérité — à savoir qu’il n’est point d’horreur de la mort

Antoine de Saint-Exupéry, Citadelle

Le Petit Prince établit un pacte avec le serpent à qui il demande de le mordre afin qu’il puisse rentrer sur son étoile, car oui, il ne parle pas de rentrer sur son astéroïde mais de rejoindre son étoile. Mais le serpent est clair sur ce qu’il arrive aux gens qu’il mord. Il dira au Petit Prince “Celui que je touche, je le rends à la terre dont il est sorti”. Après la morsure il disparaitra purement et simplement, rappelant ici aussi le point de vue de Heidegger qui voit l’homme comme un “Être-vers-la-mort” appelé à disparaître après être apparu à la naissance. Chez le Dasein authentique, le “pouvoir-mourir” est perçu comme un “devoir-être”. Cela signifie que la mort n’est pas une chose que l’on attend craintivement mais que l’on accepte pleinement.

Pour les entêtés la vie n’est que vie. La mort leur est mort et rien d’autre. Mais l’être de la vie est en même temps mort. Tout ce qui entre en vie commence déjà aussi par là à mourir, à aller à sa mort, et la mort est en même temps vie.

Heidegger, Introduction à la métaphysique

C’est quelque chose que l’on retrouve aussi chez Nietzsche dans le chapitre intitulé “De la mort volontaire” dans Ainsi parlait Zarathoustra. Nietzsche y explique comment il faut savoir mourir “à temps”, ni trop tard, ni trop tôt. La mort à temps est pour Nietzsche une consécration pour celui qui a su vivre à temps. Elle est le parachèvement de celui qui a bien vécu, elle doit être une fête. La plus belle mort est alors pour lui celle que l’on souhaite, de la même façon que le Petit Prince demande au serpent de le mordre.

Je vous fais l’éloge de ma mort, de la mort volontaire, qui me vient puisque je veux. […] C’est ainsi que je veux mourir moi-même, afin que vous aimiez davantage la terre à cause de moi, ô mes amis ; et je veux revenir à la terre pour que je retrouve mon repos en celle qui m’a engendré.

Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra

Mon frère m’a dit : “ N’oublie pas d’écrire tout ça…” Quand le corps se défait, l’essentiel se montre. L’homme n’est qu’un nœud de relations. Les relations comptent seules pour l’homme. Le corps, vieux cheval, on l’abandonne. ”

Antoine de Saint Exupéry, Pilote de guerre

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Le Petit Prince et Dieu

“Ne va pas au dehors, cherche en toi-même ! C’est dans l’homme intérieur qu’habite la vérité.”

Saint Augustin

Mais l’esprit des profondeurs m’enseigne que je suis un serviteur, en fait le serviteur d’un enfant. Ce dicton me répugnait et je le détestais. Mais j’ai dû reconnaître et accepter que mon âme est un enfant et que mon Dieu dans mon âme est un enfant

Carl Gustav Jung, Le livre rouge

Je finirais cet article sur deux citations qui pour moi capturent le mieux l’essence du Petit Prince en cela qu’elle mettent bien en avant la vision de Saint-Exupéry du soi universel derrière le moi particulier, de l’Être qui n’est qu’Un, de Dieu. Un Dieu au sens où Carl Jung l’entend. Un Dieu que l’on peut trouver chacun à l’intérieur de nous au visage “simple et pur” qui vous fait accepter la mort, le Petit Prince.

Mais vous ne savez voir de cet homme que ce qui nie l’homme que vous êtes. Et lui, de même, ne sait lire en vous que ce qui le nie. Et chacun sait bien qu’il est autre chose en soi-même que négation glaciale, ou haineuse, mais découverte d’un visage si évident, simple et pur, qu’il vous fait, pour lui accepter la mort. Ainsi vous haïssez-vous l’un et l’autre d’inventer un adversaire menteur et vide. Mais moi qui vous domine, je vous dis que vous aimez le même visage quoique mal reconnu et mal découvert.”

Antoine de Saint-Exupéry, Citadelle

Je sais bien qu’il ne s’agissait pas de te parler d’abord des fontaines. Mais de Dieu. Mais pour que mon langage morde et puisse me devenir et te devenir opération, il faut bien qu’il accroche en toi quelque chose. C’est pourquoi, si je désire t’enseigner Dieu, je t’enverrai d’abord gravir des montagnes afin que crête d’étoiles ait pour toi sa pleine tentation. Je t’enverrai mourir de soif dans les déserts afin que fontaines te puissent enchanter. Puis je t’enverrai six mois rompre des pierres afin que soleil de midi t’anéantisse. Après quoi je te dirai : « Celui-là qu’a vidé le soleil de midi, c’est dans le secret de la nuit venue qu’ayant gravi la crête d’étoiles, il s’abreuve au silence des divines fontaines. 
Et tu croiras en Dieu.

Antoine de Saint-Exupéry, Citadelle

Note : Ironie du sort, Le Petit Prince qui n’a que mépris pour les chiffres finira sur un billet de 50 francs et toutes les émissions parlant de l’œuvre commencent par rappeler qu’il est le deuxième livre le plus traduit et lu après la Bible… quelles tristes hommages. Je vous donne un exemple ici, en la présence d’un article de blog de l’université Paris-Nanterre, censée former des philosophes, écrit par une étudiante en M1 qui en le mentionnant dès la deuxième phrase me prouve à quel point on ne forme pas de philosophes dans ces institutions. Intuition confirmée quand l’autrice dira “Ce problème des baobabs peut être mis en parallèle à toutes les fois où l’on a toléré des actes racistes, misogynes, homophobes : si l’on ne s’occupe pas d’arracher rapidement ces mauvaises graines, elles continueront de grandir, deviendront trop envahissantes et il n’y aura pas de retour en arrière possible.”… Elle n’aurait donc pas vu l’essentiel, qui est invisible ? Après tout c’est peut-être bien elle qui a raison, moi je n’ai pas de diplôme en philosophie.

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