Sur la nature humaine [TNT 18]

L’individu seul, en effet, et non l’espèce humaine, possède l’unité réelle et immédiate de conscience ; l’unité de marche dans l’existence de l’espèce humaine n’est donc, de même, qu’une pure fiction.

Arthur Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation

« Il n’y a pas de nature humaine ! » voilà un cri de ralliement de l’époque moderne. À quel point cette opinion domine chez les philosophes politiques contemporains fut bien illustré il y a quelques années par une participante éminente à une réunion de l’Association américaine de science politique: « La nature de l’homme », affirma-t-elle, « est un concept purement théologique et qui doit être proscrit dans une discussion scientifique digne de ce nom. »

Murray Rothbard, Éthique de la liberté

Maintenant que nous avons passé en revue dans le détail les différents éléments qui constituent notre schéma et une fois que nous avons compris que ces principes génériques s’appliquent à toute structure ordonnée, il nous faut tirer la conclusion qu’il n’y a pas de nature humaine, en ce sens qu’il n’y a pas d’essence figée de ce qu’est un humain.

Il existe bien une essence des choses mais cette dernière n’est pas figée. Ce que nous nommons « humanité » n’est en fait qu’un concept nous permettant de penser le monde. On peut voir le génome comme une forme de template commun à tous les hommes, définissant des traits constituant une essence humaine, mais en réalité, chaque humain a un génome différent. Ce qu’on nomme nature humaine n’a pas de réalité en soit autre que celle qu’on veut bien lui donner. Alors, les gens qui parlent au nom de l’humanité s’en servent le plus souvent comme d’un moyen politique servant à témoigner de leur plus haute valeur morale que leurs adversaires ; qu’ils sortent par la même occasion de ladite humanité. Comme le fera remarquer Carl Schmitt, et Hayek n’en dira pas moins, la politique commence quand on définit un « nous » et un « eux ». L’humanité a remplacé Dieu, et les gens qui parlent au nom de cette dernière ne le font que pour se placer dans le bon camp, le camp du « nous », les bons, contre « eux », les mauvais. Ils préparent ainsi souvent les conflits les plus sanglants.

C’est presque une loi de la nature humaine. L’élément essentiel de tout credo politique, capable de sceller solidement l’union d’un groupe, est l’opposition entre « nous » et « eux », la lutte commune contre les hommes qui se trouvent en dehors du groupe.

Friedrich Hayek, La route de la servitude

Vous pensez pouvoir vous extirper de ce phénomène parce que vous en êtes conscient ? Être au-dessus de ça et ne pas vous engager dans le conflit ? J’ai potentiellement une mauvaise nouvelle pour vous. Car affirmer qu’il n’existe pas de nature humaine ne signifie pas qu’il n’y a pas d’essence et qu’on peut en faire ce qu’on veut. C’est bien plus vertigineux et tragique que cela. Ce qu’il faut comprendre c’est que certains travers qu’on associe aux hommes comme la violence sont des attributs de l’existence de toute structure ordonnée de l’univers. Et ce que Schopenhauer ne parvient pas à comprendre, c’est que les structures supérieures que nous formons ensemble pourraient bien avoir leur propre forme de conscience. Rousseau a tort de penser que l’homme à l’état de nature serait bon et que le problème vient d’un élément perturbateur qui, en déclarant la propriété d’un territoire, commence le cycle de la société civile qui corrompt les hommes. D’ailleurs, si l’homme était bon et altruiste par nature, alors pourquoi y aurait-il ne serait-ce qu’un élément perturbateur ? Sa façon de poser le problème admet intrinsèquement que l’homme à l’état de nature peut avoir ces penchants.

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Si l’on pense que les hommes sont « humains », c’est-à-dire « bons au fond », à l’exception bien sûr de quelques « monstres » ou « malades », alors on ne saurait entrer dans la pensée de Pascal ni d’ailleurs comprendre de quoi il s’agit dans le christianisme. L’expérience chrétienne, ou plutôt l’expérience par laquelle on entre dans le christianisme, est celle de l’impuissance de la volonté propre à rendre effective la capacité de bien qui est en elle.

Pierre Manent, Pascal et la proposition chrétienne

Je n’ai aucun doute que Stuart Hall, comme il le soutient dans son ouvrage Race, Ethnicité, Nation : Le Triangle Fatal, observera que ces systèmes représentent des relations complexes et dynamiques entre les individus, qu’ils sont étroitement liés et interdépendants et que leur interaction peut souvent conduire à des conflits et des tensions sociales. Mais il ne suffit pas de le savoir pour réduire ces conflits. Le propre d’un système est de générer du sens afin de se penser lui-même et d’augmenter sa puissance. De ce processus naît le sentiment d’identité nécessaire pour se percevoir comme étant le même au travers des changements. Il s’établit nécessairement en relation aux autres et parfois contre les autres afin de préserver la pérennité dudit système.

Peu importe combien nous modifierons ce que nous sommes, nous ne pourrons éradiquer ces travers car ces attributs sont inhérents à l’existence. Je crois que ces attributs inhérents sont ce que les tenants d’une Tradition primordiale recherchent en tentant de comprendre ce que toutes les cultures et religions ont de commun, et ce qui est permanent. Tout le travail de René Girard va dans ce sens, et il pense avoir trouvé, par l’étude comparée des mythes et de la littérature, l’élément commun qui constitue l’origine de la culture : le phénomène du sacrifice d’un bouc émissaire. Ce sacrifice constitue selon lui l’élément fondateur d’une société, on le retrouve dans toutes les cultures et il repose sur une spécificité humaine relevant du symbolique.

Lorenz comme Darwin préfèrent ne pas voir de séparation nette entre les animaux et les êtres humains, et ils ont raison, je pense ; mais tous deux minimisent alors la symbolicité ou ne la mentionnent même pas. Elle est pourtant essentielle. Les chercheurs scientifiques ont tendance à négliger cette discontinuité entre les animaux et les humains. En général, les évolutionnistes minimisent la symbolicité ou essaient de lui donner des origines purement physiologiques. Les auteurs que j’ai lus essaient d’expliquer le langage uniquement par l’évolution du cerveau, tandis que les éthologues insistent trop sur les racines éthologiques communes. Ils ne voient pas le saut fondamental (évitons le terme de « rupture ») entre la culture humaine et la culture animale, qui est effectivement déclenché par l’apparition de la sphère symbolique.

René Girard, L’origine de la culture

Ce que nous appelons l’humanité est évidemment un des fruits de ces principes fondamentaux et elle disparaîtra de leur fait de la même façon. Mais de quelle manière ? C’est toute la question que se sont posés Nietzsche et Dostoievsky. Nietzsche en comprenant que la nature humaine n’existe pas a pu imaginer le surhomme qui viendra après l’homme en le dépassant. Mais cette vision optimiste a un pendant pessimiste. Si la nature humaine n’existe pas et que l’homme peut s’élever et se dépasser par le haut alors, de la même façon, à quel point peut-il descendre vers le bas ? Car si un système peut construire l’information et augmenter son extropie, il peut aussi échouer à le faire et dégénérer. Il en va d’un humain comme d’une civilisation. C’est cette crainte du nihilisme qui guidera les écrits des deux auteurs et poussera Dostoievsky à réaffirmer l’existence de Dieu. Mais contrairement à Dostoievsky qui pensait que Dieu était une condition pour éviter la barbarie quand il disait que si Dieu n’existe pas alors tout est permis, ce qui m’inquiète vraiment c’est l’essor de la médiocrité reposant sur le fait que si Dieu n’existe pas alors rien n’est justifié. S’il n’y a aucune chose plus grande que l’homme sur laquelle faire reposer notre morale et donc la conduite de nos affaires, alors aucune souffrance n’est justifiable et donc seul le bien-être compte allant ainsi de l’humanisme à l’antispécisme et finalement au rejet de la vie lui-même car vivre implique nécessairement de souffrir et faire souffrir.

On aurait cependant tort d’imaginer que, parce qu’il n’y a pas de nature humaine figée et que cela procède d’un concept, on ne doive pas parler d’humains et tomber dans une abstraction totale. À ce titre, nous ne pourrions créer aucune catégorie et nous n’aurions aucune prise sur le monde. Bien sûr que les choses changent en permanence et que l’humain sera dépassé, bien sûr que la notion d’humain est une notion en partie socialement construite mais elle n’en repose pas moins sur une réalité biologique. Le monde existe indépendamment de nous, de façon objective, mais nous participons à le modifier en tant qu’observateur-participant. La perception qu’on a du monde nous permet d’agir et cela repose, en partie, sur les catégories que nous créons. Ces catégories sont nécessaires à l’action. Elles sont de l’information et sans elles, le monde se défait. Ce qui compte est que ces catégories soient opérantes, c’est-à-dire qu’elles renvoient à quelque chose d’effectif, afin de favoriser l’action.

L’humain a peu changé en réalité sur les dernières dizaines de milliers d’années, c’est ce qui a conduit à imaginer une nature humaine figée, mais nous changeons constamment, en réalité. En cela, la nature humaine est perfectible. Mais dire que la nature humaine est perfectible ne signifie pas que nous pourrions nécessairement nous émanciper de ce que nous voyons aujourd’hui comme des travers hérités de nos ancêtres et créer un monde policé sans violence, partout, tout le temps. Il existe une lutte pour la dissipation d’énergie, donc pour la puissance, qui précède et dépasse la lutte pour la survie darwinienne. Est-ce qu’elle doit nécessairement s’accompagner de violence ? Probablement. Est-ce qu’on peut réduire cette violence ? Probablement aussi. Cependant je ne suis pas sûr que cela passera par des bons sentiments. Là aussi, il y a plus à parier que cela passera par la résolution d’incertitude qui réduit l’entropie, donc le chaos.

Une autre difficulté est que la définition du mot « violence » n’est pas si évidente. Si je vous soulage avec doigté de votre portefeuille, et que vous me pourchassiez avec votre Glock [arme de poing] et me faites supplier d’être autorisé à vous le rendre, lequel de nous deux est violent ? Disons que je dise, « eh bien, c’était votre portefeuille – mais maintenant c’est le mien » ?

Cela suggère, au minimum, que nous avons besoin d’une règle nous indiquant à qui appartient le portefeuille. La violence est, dès lors, tout ce qui viole la règle, ou la remplace par une règle différente. Si la règle est claire et que tout le monde la suit, il n’y a pas de violence.

En d’autres termes, la violence revient à l’équation suivante : conflit plus incertitude.

Tant qu’il y aura des portefeuilles dans le monde, il y aura de la violence. Toutefois, si l’on peut éliminer l’incertitude – s’il existe une règle non ambiguë, inviolable, qui nous indique, à l’avance, à qui appartient le portefeuille – je n’ai pas de raison de glisser ma main dans votre poche, et vous n’avez pas de raison de me courir après en tirant rageusement dans tous les sens. Aucune de nos actions, par définition, ne peut affecter l’issue du conflit.

La violence, quelle que soit son importance, n’a aucun sens sans incertitude. Considérez une guerre. Si une armée sait qu’elle va perdre la guerre, informée peut-être par quelque oracle infaillible, elle n’a pas de raison de se battre. Pourquoi ne pas se rendre et passer à autre chose ?

Curtis Yarvin, Manifeste formaliste

Cependant si un oracle me donne la certitude que je n’ai aucune chance de récupérer mon portefeuille en me battant avec l’individu ou de fuir, alors il vaut mieux pour moi le lui donner et il reste une forme de violence. Alors, il faut que cet individu ait la certitude qu’il sera condamné pour cet acte et que la condamnation lui coûtera plus qu’il ne gagnera avec mon portefeuille en sa possession. La seule façon d’assurer une telle certitude passerait nécessairement par connaître tous les faits et gestes de chacun, donc un système de flicage permanent, ce qui constitue une autre forme de problème. Est-ce que la perfection d’un système passe nécessairement par une réduction des libertés ? Nous y reviendrons au moment de traiter du sujet de la cité, mais penchons-nous sur ce que nous appelons la perfection avant cela.

On finit donc par voir qu’il n’y avait pas seulement une différence de degré, mais une différence de nature, entre le mouvement occidental et le communisme. Et cette différence concernait la morale, le choix des moyens. En d’autres termes, il devint plus clair que cela ne l’avait été pendant un certain temps qu’aucun changement de société, qu’il soit sanglant ou non, ne peut éradiquer le mal de l’homme. Tant qu’il y aura des hommes, il y aura de la méchanceté, de l’envie et de la haine ; il ne peut donc exister de société qui ne doive employer des mesures coercitives.

Leo Strauss, Nihilisme et politique

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