Tradition et déconstruction [TNT 9]

“Ainsi le véritable maître ne fait pas seulement de ses disciples des savants, mais encore des enseignants.”

Saint Thomas d’Aquin, La somme théologique

Les espèces de souris sylvestres, étroitement apparentées, diffèrent considérablement dans les terriers qu’elles creusent en ce qui concerne la longueur et la complexité des tunnels. Ces tendances innées sont indépendantes de la parentalité : Les souris d’une espèce élevées par des mères nourricières d’une autre espèce construisent des terriers comme ceux de leurs parents biologiques. Ainsi, il semble qu’une grande partie de leur répertoire comportemental ne soit pas le résultat d’un apprentissage intelligent mais plutôt de programmes de comportement déjà présents à la naissance.

Qu’est-ce que l’apprentissage ?

Mais est-ce vraiment exact de dire que cela ne relève pas de l’apprentissage ? Ce n’est pas l’avis de Nietzsche en tout cas. Dans deux des ses ouvrages : Considérations inactuelles et Généalogie de la morale, il va s’atteler à mettre en avant ce qui relève pour lui de la bonne façon de faire usage de l’oubli et de convoquer la mémoire de façon perspicace dans le but de l’action qui sert la vie. Le véritable apprentissage est effectif une fois qu’on l’a bien “ruminé”, c’est à dire digéré, qu’on l’a “transmué en sang”, lorsque cela devient une partie intégrante de notre nature.

“et c’est pourquoi il s’écoulera encore du temps avant que mes écrits soient « lisibles » –, d’une faculté qui exigerait presque que l’on ait la nature d’une vache et non point, en tous les cas, celle d’un « homme moderne » : j’entends la faculté de ruminer…”

Nietzsche, La généalogie de la morale

“L’oubli n’est pas seulement une vis inertiae, comme le croient les esprits superficiels ; c’est bien plutôt un pouvoir actif, une faculté d’enrayement, dans le vrai sens du mot, faculté à quoi il faut attribuer le fait que tout ce qui nous arrive dans la vie, tout ce que nous absorbons se présente tout aussi peu à notre conscience pendant l’état de « digestion » (on pourrait l’appeler une absorption psychique) que le processus multiple qui se passe dans notre corps pendant que nous « assimilons » notre nourriture.”

Nietzsche, La généalogie de la morale

“Et, si l’on voulait imaginer la nature la plus puissante et la plus formidable, on la reconnaîtrait à ceci qu’elle ignorerait les limites où le sens historique pourrait agir d’une façon nuisible ou parasitaire. Cette nature attirerait à elle tout ce qui appartient au passé, que ce soit au sien propre ou à l’histoire, elle l’absorberait pour le transmuer, en quelque sorte, en sang.

Nietzsche, Considérations inactuelles

In fine, pour Nietzsche, apprendre, c’est faire passer des connaissances du conscient à l’inconscient qui est la condition même de l’action. Attention toutefois sur le terme d’inconscient. Il ne renvoie pas chez Nietzsche au concept freudien d’inconscient. Celui qui n’aurait pas la capacité d’oublier et donc conserverait en permanence toute information de façon consciente, celui là ne serait même plus capable d’agir. Par inconscient Nietzsche signifie seulement que la connaissance fait à présent partie de la vie du corps. C’est pourquoi un comportement dicté par les gènes est un comportement inconscient au sens nietzschéen. De la même façon, toutes les grandes fonctions régulatrices du vivant sont alors inconscientes.

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Du rôle de l’oubli et de l’inconscient dans l’apprentissage

C’est une pensée tout à fait brillante qui mérite réflexion car elle peut paraître contre-intuitive au premier abord. Comment l’oubli pourrait-il être une bonne chose qui permet d’apprendre ? Comment pourrait-il même favoriser l’action ? Il nous faut comprendre ce que nous appelons apprentissage. Afin de réaliser cette tâche, il nous faut comprendre en premier lieu ce qu’est la vie et un organisme vivant. Pour cela, je propose de nous appuyer sur la définition générique de la vie de Stuart Bartlett, à savoir que la vye est une structure dissipative autocatalytique capable d’homéostasie et d’apprentissage. Cela signifie qu’elle a un but qui est la dissipation d’énergie. Pour cela elle va avoir une double tendance à la croissance et à la régulation ce qui va lui permettre d’apprendre, dans le but de maximiser la dissipation d’énergie. L’apprentissage est alors bien tourné vers l’action comme le dit Nietzsche, qui commencera sa seconde considération inactuelle par une citation de Goethe illustrant ce fait à merveille.

“ Du reste je déteste tout ce qui ne fait que m’instruire, sans augmenter mon activité ou l’animer directement. ”

Goethe

Alors comment s’effectue le processus d’apprentissage d’un organisme et en particulier d’un humain ? Que signifie savoir lire ? Une fois que vous avez appris à lire, l’action de lire devient inconsciente. Vous n’avez plus besoin de convoquer la méthodologie de lecture de façon consciente.

En physique, lorsqu’un système tend à optimiser une valeur, on parle de principe de moindre action. Le principe de moindre action est le principe physique selon lequel la dynamique d’une quantité physique peut se déduire à partir d’une unique grandeur, appelée action.

Un humain va alors dissiper l’énergie via son système cognitif selon le principe de moindre action. Il aura pour effet, avec le temps, de créer des canaux. De la même manière, l’eau qui s’écoule sur un terrain accidenté emprunte le chemin lui opposant le moins de résistance. L’effet au fil du temps de l’eau qui s’écoule par certains chemins crée de nouveaux ruisseaux et de nouvelles rivières plus profonds et plus larges que ceux qui existent déjà. Dans un organisme, le développement de tels canaux établit un courant par lequel d’autres stimuli similaires sont canalisés. Cela a pour effet de diminuer l’importance des informations récurrentes traitées au point qu’elles peuvent être ignorées puisque les stimuli qu’elles présentent n’ont pas d’impact différenciateur sur le milieu cognitif. Cela signifie que nous avons appris quelque chose sur le monde. Le but de l’apprentissage sera alors la capacité à mémoriser, et traiter des informations afin de guider le comportement le plus efficacement possible et notre système cognitif reposant sur notre système nerveux ainsi que notre cerveaux sera l’appareil d’apprentissage principal, dont une grande partie repose sur l’inconscient.

Au contraire, un événement inattendu sera porté à votre conscience. Par exemple, vous poserez peut-être volontairement une fois votre main sur une plaque chauffante allumée, mais pas deux. Les émotions, en l’occurrence la douleur, vous ont permis d’apprendre qu’il ne fallait pas le faire. Et si votre système nerveux est défaillant alors vos chances de survie seront plus réduites et vous aurez moins de chances de vous reproduire, et donc de multiplier les copies de vos gènes par une descendance. Vos gènes sont alors eux-mêmes le fruit d’un apprentissage effectué à travers les générations via l’évolution. Et c’est pourquoi, des souris sylvestres vont construire des terriers selon leurs gènes. Elles ont appris à le faire sur l’échelle des génération et cela est devenu entièrement inconscient et cette action fait à présent partie de leur nature. Nietzsche a là aussi raison, l’apprentissage est le passage du conscient à l’inconscient.

Oublier, au bon sens du terme, c’est rendre quelque chose inconscient, mais ça ne veut pas dire le perdre ou le neutraliser, ça veut dire l’agréger à toutes les régulations physiques qui sont déjà actives.  

Patrick Wotling, France Culture, Épisode 1/4 : Nietzsche, toute action exige l’oubli

Tradition et déconstruction

Notre corps va être bombardé d’information en permanence. S’il n’avait pas de façon de hiérarchiser l’importance de ces différentes informations, il se dirigerait vers le chaos. Ce qui lui permet de se maintenir dans le temps est sa capacité à ne traiter que les informations capitales qui vont guider son comportement de façon efficace.

“Imaginez l’exemple le plus complet : un homme qui serait absolument dépourvu de la faculté d’oublier et qui serait condamné à voir, en toute chose, le devenir. Un tel homme ne croirait plus à son propre être, ne croirait plus en lui-même. Il verrait toutes choses se dérouler en une série de points mouvants, il se perdrait dans cette mer du devenir. En véritable élève d’Héraclite il finirait par ne plus oser lever un doigt. Toute action exige l’oubli, comme tout organisme a besoin, non seulement de lumière, mais encore d’obscurité.”

Nietzsche, Considérations inactuelles

Mais si l’humain et la vie en général sont des structures dissipatives, il en va de même pour les galaxies, les étoiles, les planètes et… les sociétés humaines. Toutes ces entités vont user des mêmes types de procédés mais à des échelles différentes. Que pourrait-être l’inconscient à l’échelle d’une société humaine ? C’est la tradition. La tradition est le fruit de l’apprentissage sur plusieurs générations qui a permis de trouver des solutions à des problèmes qu’on a parfois oubliés.

“La tradition est un ensemble de solutions pour lesquelles nous avons oublié les problèmes. Jetez la solution et vous retrouvez le problème. Parfois, le problème a muté ou disparu. Souvent, il est toujours là, aussi fort qu’il l’a toujours été.”

Donald Kingsbury, Courtship Rite

Dans son ouvrage L’intelligence collective, Joseph Henrich consacre un chapitre au thème de l’origine de la foi. Prenant l’exemple de la préparation du manioc qui nécessite une attention particulière – le manioc pouvant être toxique dû à une forte teneur en cyanure qui se traduit par une amertume – il imagine une mère africaine décidant de changer de méthode de préparation afin de retirer l’amertume du manioc comme l’ébullition le permet. Cependant, retirer l’amertume ne retire pas nécessairement la toxicité. En refusant de suivre la tradition, cette mère, sans le savoir, met ses enfants en danger. Un point pour la foi et la tradition.

“Ce qu’illustre ici la préparation du manioc, c’est que l’évolution culturelle est souvent bien plus intelligente que nous. Œuvrant au fil de générations où chacun, de manière plus ou moins consciente, observe et imite les individus de sa communauté qui lui semblent avoir le plus de succès ou de prestige, ou une meilleure santé, ce processus évolutionnaire produit des adaptations culturelles. Si ces répertoires complexes semblent parfaitement conçus pour résoudre certains problèmes locaux, ils ne sont pas essentiellement le fait d’individus appliquant des modèles causaux, une pensée rationnelle ou des évaluations coûts-avantages. Souvent, la plupart voire la totalité des individus qui manifestent un grand savoir-faire dans l’application de ces pratiques adaptatives ne savent pas comment ni pourquoi elles fonctionnent – il arrive d’ailleurs qu’ils ne sachent même pas qu’ils sont en train de « faire » quelque chose. Si des adaptations aussi complexes ont pu voir le jour, c’est justement parce que la sélection naturelle a favorisé les individus qui ont plus de foi dans un héritage culturel – dans la sagesse accumulée qui caractérise implicitement les pratiques et les croyances apprises de leurs ancêtres – que dans leurs propres intuitions et leur expérience personnelle.”

Jospeh Henrich, L’intelligence collective

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De la même façon, que pourrait-on associer à la conscience d’une société humaine sinon le politique ? Le politique est là où va s’installer le débat publique qui a pour but de pointer les problèmes à régler et proposer des solutions pour y recourir.

Dès lors, quel va être le rôle des déconstructeurs au sein de la société ? Leur travail consiste à faire revenir dans le conscient ce qui relevait de l’inconscient. Ils doivent mettre au défi les traditions et nos moeurs et les porter dans le débat publique. Toutes nos moeurs et traditions ? Si la tradition est un ensemble de solutions pour lesquelles nous avons oublié les problèmes comme le dit Donald Kingsbury, alors le rôle des déconstructeurs est important car ils vont peut-être parvenir à mettre en avant des modes d’action qui n’ont plus de sens car ils tentent de régler un problème qui n’existe plus. À l’inverse le problème peut toujours persister et on peut proposer des façons plus efficaces de le régler qui deviendront de nouvelles traditions au fil des générations. Le plus important est que les déconstructeurs comprennent leur rôle. Leur travail doit servir la vie donc l’action.

Or, comme nous l’avons dit, un organisme qui serait bombardé d’information qu’il avait laissé son inconscient traiter se verrait noyé dans une mer d’information inutile qui le paralyse et empêche son action. De la même façon, les déconstructeurs, en amenant dans le débat publique une foule d’information sans importance vient réduire la capacité d’action de la société donc sa capacité à remplir son rôle dans l’Univers qui est la dissipation d’énergie. Mansplaining, Manspreading, la moindre de vos actions est maintenant scrutée, disséquée, nommée et on vous sommes d’en avoir conscience à chaque instant ce qui ne peut que conduire à la paralysie.

“Un homme qui voudrait ne sentir que d’une façon purement historique ressemblerait à quelqu’un que l’on aurait forcé de se priver de sommeil, ou bien à un animal qui serait condamné à ruminer sans cesse les mêmes aliments. Il est donc possible de vivre sans presque se souvenir, de vivre même heureux, à l’exemple de l’animal, mais il est absolument impossible de vivre sans oublier. Si je devais m’exprimer, sur ce sujet, d’une façon plus simple encore, je dirais : il y a un degré d’insomnie, de rumination, de sens historique qui nuit à l’être vivant et finit par l’anéantir, qu’il s’agisse d’un homme, d’un peuple ou d’une civilisation.”

Nietzsche, Considérations inactuelles

L’exemple du barbecue de Sandrine Rousseau en est un symbole. Le barbecue serait un événement plutôt attaché à la masculinité ? Oui, et alors ? Ce n’est pas une information capitale qui doit être portée dans le débat publique. La majorité des travaux des déconstructeurs doit être descriptive et non prescriptive, et ils ne doivent porter dans le débat publique que les traits culturels pour lesquels ils ont identifié l’absence de problèmes à résoudre ou les problèmes qu’ils sont censés résoudre qui pourraient être résolus différemment et plus efficacement. Cela demande de comprendre ce qui peut seulement être résolu. Imaginez que vous tentiez de déconstruire une souris sylvestre pour quelle fasse des terriers de façon différente sans prendre en compte que cela est inscrit profondément dans ses gènes. Vos résultats seront mitigés et tout ce que vous parviendrez à faire c’est instauré chez elle une mauvaise conscience. C’est ici selon Nietzsche le ressort de la morale ascétique.

“Dans un certain sens tout l’ascétisme est de ce domaine : quelques idées doivent être rendues ineffaçables, inoubliables, toujours présentes à la mémoire, « fixes », afin d’hypnotiser le système nerveux et intellectuel tout entier au moyen de cette « idée fixe » — et par les procédés et les manifestations de l’ascétisme on supprime, au profit de ces idées, la concurrence des autres idées, on les rend inoubliables.”

Nietzsche, La généalogie de la morale

Car après tout je suis certain que boire de l’alcool dans le désert par 40 degrés alors que ce dernier déshydrate n’est pas l’idée la plus brillante que vous pouvez avoir, alors je comprends d’où vient la tradition musulmane sur l’alcool. Mais une fois qu’on a cerné le problème, on peut chercher une autre solution que ne jamais boire d’alcool car Allah l’a décidé. Ce serait le rôle d’un bon déconstructeur. Mais le but de Sandrine Rousseau est tout autre, elle veut imprégner dans la conscience de la société une idée fixe, la masculinité est toxique, les hommes blancs doivent avoir mauvaise conscience.

“Quoi d’étonnant si les passions rentrées couvant sous la cendre, si la soif de vengeance et la haine utilisent cette croyance à leur profit, pour soutenir, avec une ferveur toute particulière, ce dogme qui affirme qu’il est loisible au fort de devenir faible, à l’oiseau de proie de se faire agneau : – on s’arroge ainsi le droit de demander compte à l’oiseau de proie de ce qu’il est oiseau de proie…”

Nietzsche, La généalogie de la morale

“Parmi eux il y a quantité de vindicatifs déguisés en juges, ayant toujours à la bouche, une bouche aux lèvres pincées, de la bave empoisonnée qu’ils appellent « justice » et qu’ils sont toujours prêts à lancer sur tout ce qui n’a pas l’air mécontent, sur tout ce qui, d’un cœur léger, suit son chemin. […] En particulier la femme malade : nul être ne la surpasse en raffinement, lorsqu’elle veut dominer, oppresser, tyranniser. ”

Nietzsche, La généalogie de la morale

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