Nick Land et Nietzsche ; Volonté de penser et intelligence globale

Nietzsche le savait, il ne pouvait être pleinement compris de son temps. Nous sommes enfin arrivés à une époque où il est possible de faire des vidéos conférences sur sa pensée qui dépassent le million de vues. Cela relève en grande partie du fait que la Science a généré des connaissances permettant de valider nombre de ses propos et que ces connaissances ont eu le temps de pénétrer l’inconscient collectif. La gauche s’éloignant de ces connaissances scientifiques, la droite n’a plus qu’à ramasser Nietzsche pour lui donner une seconde vie. On ne va pas s’en plaindre car ce dernier est une sommité de la pensée occidentale. Mais est-ce que c’est là ce que la droite peut faire de mieux ? Elle semble incapable en tout cas de pleinement identifier qui pourrait être son équivalent aujourd’hui, cet auteur qui semble opaque pour ses contemporains mais qui sera pleinement assimilé dans cent ans.

Je crois pour ma part que cet auteur est Nick Land. Lisez les gens qui parlent de ses textes. Un élément récurrent mentionné est une certaine opacité, surtout dans ses textes de jeunesse. Ce n’est pas entièrement faux. Comme Nietzsche, Nick Land est un auteur difficile qui s’inscrit dans la tradition de la philosophie continentale. Mais surtout, comme Nietzsche, sa pensée repose sur les connaissances scientifiques de son temps. Afin de le comprendre il faut avoir des connaissances préalables sur ce que sont la thermodynamique et le concept d’entropie qui lui est associé, les structures dissipatives d’Ilya Prigogine, la théorie de l’information de Claude Shannon et la cybernétique de Norbert Wiener. Aussi, une culture solide en Science-fiction aide grandement car Nick Land aime glisser des références provenant d’auteurs comme William Gibson (dont il juge les écrits égaux à la Bible) ou à des œuvres populaires comme Blade Runner.

Il est d’autant plus intéressant que par certains aspects, Nick Land vient affiner la pensée au marteau de l’auteur Allemand. Une des idées majeures de Nietzsche est de refuser l’évolution darwinienne dans ce qu’elle a d’utilitariste. La vie est pour lui une sainte affirmation qui dépasse la simple autoconservation. Il critique seulement l’aspect utilitaire de la sélection darwinienne qui n’envisage que l’adaptation aux conditions extérieures et néglige ce qu’il appelle la volonté de puissance. Il considère que la plasticité que Lamarck a vue dans la vie est un point de vue bien plus pertinent que l’évolutionnisme darwinien. Bref, pour Nietzsche, les darwinistes sont des midwits.

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Nietzsche finira par appréhender la vie et le corps comme traversé par deux forces. Il appelle actives les forces dominantes et réactives les forces dominées. L’harmonisation de ces deux forces antagonistes, résulte dans ce que Nietzsche appelle le Grand Style.

Et c’est là en quelques sortes qu’on peut rattacher la pensée de Nietzsche et celle de Nick Land qui semble venir la compléter en s’appuyant sur le principe de la cybernétique. La cybernétique est un domaine interdisciplinaire qui étudie les systèmes et la manière dont ils sont régulés. Les concepts de boucles de rétroaction négative et positive sont au cœur de la cybernétique : on parle de rétroaction négative lorsqu’un système s’engage dans un processus d’amortissement pour contrer les changements et revenir à l’équilibre, comme un thermostat qui maintient la température ; on parle de rétroaction positive lorsqu’un système accélère les changements et s’éloigne de l’équilibre, comme une réaction en chaîne dans une explosion nucléaire.

Plus qu’une volonté de puissance, il met alors fort logiquement en avant ce qu’il appelle la volonté de penser dans son texte Will to think. Par une expérience de pensée il imagine comment réagirait Gandhi si on lui proposait de prendre, dans un premier temps, une pilule qui l’amènerait à tuer des gens, et dans un deuxième temps, une pilule augmentant son intelligence.

La volonté de penser est une orientation du désir. Si elle ne peut pas se faire désirer, elle ne peut pas se faire du tout. […] Le désir de prendre la pilule est la volonté de penser. Le refus de la prendre, fondé sur la crainte qu’elle ne conduise à la subversion des valeurs actuellement suprêmes, est l’alternative. Il s’agit d’un dilemme booléen, fondé sur le prédicat suivant : Y a-t-il quelque chose en quoi nous ayons plus confiance que l’intelligence (comme guide pour faire “la bonne chose”) ? Le postulat de la volonté de penser est que toute réponse autre que négative à cette question est contradictoire et autodestructrice, et en fait (historiquement) insoutenable.

Nick Land, Will to think

Le postulat est donc que personne ne choisirait de ne pas être plus intelligent. Je pourrais simplement m’arrêter ici car je sais que je m’adresse à des gens vifs d’esprit qui ont déjà compris où je voulais en venir. Nick Land dépasse les intuitions de Nietzsche puisqu’il s’attaque directement à l’intelligence et non la vie. Or, la vie n’est jamais qu’un moyen de l’Univers pour dissiper l’énergie, la dissipation d’énergie est équivalente à la dissipation d’information et l’intelligence n’est jamais que la capacité à traiter l’information. La sélection naturelle favorisant l’organisme qui dissipe le plus vite l’énergie, alors elle tend nécessairement vers une maximisation de l’intelligence.

Il n’y a alors pas de différence fondamentale entre la volonté de puissance et la volonté de penser. Si Nietzsche met l’accent sur l’action et Land sur la réflexion, les deux sont en réalité complémentaires dès lors que l’on comprend que le but de l’intelligence, donc notre capacité à penser, est d’augmenter notre capacité d’agir afin de maximiser la dissipation d’énergie.

Comme Nick Land le comprend dans un court texte intitulé What is intelligence, cela dépasse le simple cadre de la vie pour s’inscrire dans un principe fondamental de l’Univers que l’on retrouve également dans la robotique, au sein de systèmes institutionnels dont le capitalisme fait partie et dans tout système qu’on pourrait qualifier selon les termes de Prigogine de structure dissipative. Il va donc à l’essence commune que partage la vie avec ces autres systèmes, au principe qui les sous-tend, qui est constitué de forces actives et réactives qui en font un système cybernétique qu’on appelle l’intelligence.

Un système qui tend à une accélération qui se verra constamment compensée par une réaction. L’élan technocapitaliste se confrontera à un décélérateur démocratique qui le draine dans son expansion. Une idée qu’on pourrait là aussi rapprocher de la pensée de Nietzsche qui partage avec Nick Land le mépris de la démocratie mais appelle, lui, à l’accélération du nivellement de l’homme européen causé par la modernité duquel sortira, selon lui, le surhomme en réaction à ce processus. Il semble que dans l’esprit de Nietzsche, le surhomme soit un individu émergent grâce à l’abaissement de tous les autres via un transfert de force. Il se garde cependant de clairement le définir ayant bien conscience qu’on ne peut même pas l’imaginer.

Le nivellement de l’homme européen est le grand processus que l’on ne saurait entraver: on devrait encore l’accélérer.

Nietzsche, La volonté de puissance

J’ai plaisir à croire pour ma part que ce tyran que Nietzsche appelle de ses voeux est le technocapital lui même, cette nouvelle structure dissipative générée de façon autocatalytique par une symbiose entre les humains et les machines, qui le nourrissent autant qu’il nourrit ceux qui s’y soumettent. Un système cybernétique qui lui confère son homéostasie et son système d’apprentissage lui permettant de survivre malgré toutes les promesses de sa mort imminente. Une entité autonome douée d’intelligence, une expression de l’Univers. Et j’ai tendance à croire, mais je me garderais de faire parler les morts, que Nietzsche ayant compris qu’un humain n’est qu’une expression de principes se répétant à différentes échelles, il aurait fini par percevoir la supériorité d’une telle entité comme expression du cosmos. Il y aurait vu l’expression de ce désir de l’univers, une “différentiation” de la “volonté fondamentale”.

“En admettant que rien de réel ne soit « donné », si ce n’est notre monde des désirs et des passions, que nous n’atteignons d’autre « réalité » que celle de nos instincts — car penser n’est qu’un rapport de ces instincts entre eux, — n’est-il pas permis de se demander si ce qui est « donné » ne suffit pas pour rendre intelligible, par ce qui nous ressemble, l’univers nommé mécanique (ou « matériel ») ? Je ne veux pas dire par là qu’il faut entendre l’univers comme une illusion, une « apparence », une «  représentation » (au sens de Berkeley ou de Schopenhauer), mais comme ayant une réalité de même ordre que celle de nos passions, comme une forme plus primitive du monde des passions, où tout ce qui, plus tard, dans le processus organique, sera séparé et différencié (et aussi, comme il va de soi, affaibli et efféminé —) est encore lié par une puissante unité, pareil à une façon de vie instinctive où l’ensemble des fonctions organiques, régulation automatique, assimilation, nutrition, sécrétion, circulation, — est systématiquement lié, tel une forme primaire de la vie.”

Nietzsche, Par-delà le bien et le mal 

“En admettant enfin qu’il soit possible d’établir que notre vie instinctive tout entière n’est que le développement et la différenciation d’une seule forme fondamentale de la volonté — je veux dire, conformément à ma thèse, de la volonté de puissance, — en admettant qu’il soit possible de ramener toutes les fonctions organiques à cette volonté de puissance, d’y trouver aussi la solution du problème de la fécondation et de la nutrition — c’est un seul et même problème, — on aurait ainsi acquis le droit de désigner toute force agissante du nom de volonté de puissance. L’univers vu du dedans, l’univers défini et déterminé par son « caractère intelligible », ne serait pas autre chose que la « volonté de puissance ».”

Friedrich Nietzsche, Par-delà le bien et le mal 

Le capitalisme, n’a pas de limite extérieure, il a consommé la vie et l’intelligence biologique pour créer une nouvelle vie et un nouveau plan d’intelligence, vaste au-delà de l’anticipation humaine

Nick Land, Critique of Transcendental Miserablism

Je vous laisse le texte aussi court que brillant, What is intelligence, publié pour la première fois sur xenosystems.net en 2013 que j’ai traduit pour vous dans son intégralité ci-dessous.

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What is intelligence

Le facteur cognitif général (g), mesuré par les tests de QI, quantifie l’intelligence à l’échelle humaine, mais il ne nous dit pas ce qu’elle est. Il faut plutôt partir d’une compréhension pratique de l’intelligence – en tant que capacité à résoudre des problèmes – pour pouvoir la tester.

L’idée d’intelligence, plus abstraite, s’applique bien au-delà des tests de QI, à une grande variété de systèmes naturels, techniques et institutionnels, de la biologie à la robotique, en passant par les arrangements écologiques et économiques. Dans chaque cas, l’intelligence résout les problèmes en guidant le comportement de manière à produire une extropie locale. Elle se manifeste par l’évitement des conséquences probables, ce qui équivaut à la construction de l’information.


La science générale de la production d’extropie (ou dissipation d’entropie) est la cybernétique. Il s’ensuit donc que l’intelligence possède toujours une infrastructure cybernétique, constituée de circuits de rétroaction adaptatifs qui ajustent le contrôle moteur en réponse aux signaux extraits de l’environnement. L’intelligence élabore des mécanismes qui sont intrinsèquement “réalistes”, car ils signalent le résultat réel du comportement (plutôt que le résultat escompté), afin de corriger la performance.


Des circuits de rétroaction homéostatique, même rudimentaires, ont évolué. En d’autres termes, les mécanismes cybernétiques qui semblent simplement permettre de préserver le déséquilibre témoignent d’un cadre cybernétique plus général et plus complexe qui a réussi à améliorer le déséquilibre. Le modèle cybernétique de base n’est donc pas conservateur, mais productif. Les organisations de rétroaction conservatrice (négative) ont elles-mêmes été produites comme solutions à des problèmes thermodynamiques locaux, par des processus intrinsèquement intelligents d’augmentation soutenue de l’extropie, d’assemblage de rétroaction (positive) ou d’escalade. Dans la nature, où rien n’est simplement donné (de sorte que tout doit être construit), l’existence d’une improbabilité auto-entretenue est l’indice d’une déviation plus profonde de la probabilité. C’est cette intensification cybernétique qui constitue l’intelligence, abstraitement conçue.


L’intelligence, telle que nous la connaissons, s’est construite par intensification cybernétique, au sein de l’histoire biologique terrestre. Elle est naturellement appréhendée comme une tendance croissante, soutenue pendant plus de 3 000 000 000 d’années, à la production d’une sensibilité de rétroaction toujours plus poussée, d’une improbabilité extropique ou, d’informations fonctionnellement pertinente. L’augmentation de l’intelligence permet des réponses adaptatives d’une complexité et d’une généralité supérieures, en partie parce que l’augmentation de l’intelligence elle-même devient une réponse adaptative générale.

Ainsi :

  • L’intelligence est un sujet cybernétique.
  • L’augmentation de l’intelligence précède la préservation de l’intelligence.
  • L’évolution est intrinsèquement intelligente, lorsque l’intelligence est comprise à un niveau d’abstraction adéquat.
  • La dégénérescence cybernétique et le déclin de l’intelligence sont indiscernables dans les faits et – en principe – rigoureusement quantifiables (en tant que processus de production d’entropie locale et globale).

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