L’Oligarchie managériale — l’Intellectuel de Gramsci à Burnham

Cet article complémente la baladodiffusion de Curiosités Classiques : Le Schisme identitaire 1 — Gramsci et l’Hégémonie. J’y présente comment le modèle de la classe managériale de Burnham peut être associé à celui de l’Intellectuel hégémonique de Gramsci pour expliquer certains aspects du régime actuel.

Le marxisme originel considérait que les transformations sociales et politiques n’étaient que le résultat de l’évolution purement matérialiste des conditions économiques, ces dernières répondant à leurs propres lois. Ces lois auraient été découvertes par Marx. Malgré le caractère fataliste de ce matérialisme, les premiers marxistes du 20e siècle ont dû admettre qu’ils jouaient eux-mêmes, comme intellectuels, un rôle majeur de la promotion et l’organisation de la révolution des travailleurs. L’avant-garde intellectuelle, l’armature sinon l’âme du Parti, devaient mener les travailleurs vers la libération et l’épanouissement humain.

Rapidement, les marxistes ont été forcés de répondre à la question suivante : pourquoi la Révolution tarde-t-elle ? Pourquoi n’a-t-elle eu lieu que dans l’empire arriéré de Russie ?

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Gramsci crut trouver la solution à cette énigme. En Europe occidentale, la bourgeoisie maintenait les classes subalternes sous son empire parce qu’elle contrôlait l’hégémonie culturelle. L’Hégémonie gramscienne est le système de valeurs sous-tendant l’idéologie suprême d’une entité culturo-politique. Ce système de valeur exerce une influence constante, consciente et subconsciente, sur tous les acteurs politiques, dominants ou dominés. Le discours acceptable, le pensable possible, même les espoirs inavoués sont façonnés par l’Hégémonie. Plus spécifiquement, les acteurs politiques ont tendance à jouer le jeu politique sur le même plan idéologique. L’acteur capable d’influencer ce plan idéologique se donnera un avantage presque insurmontable.

Gramsci croyait que l’échec de la révolution communiste était dû au contrôle persistant que la bourgeoisie exerçait par l’hégémonie idéologique. Il chercha donc à délégitimer l’hégémonie bourgeoise et la remplacer par une contre-hégémonie facilitant la prise de pouvoir des groupes marginalisés. Comme l’Hégémonie se perpétue à travers les institutions existantes (écoles, universités, média, associations civiles, églises, voire syndicats) ces institutions devaient être infiltrées et modifiées, ou délégitimées et détruites.

Le contrôle hégémonique culturel d’une classe sociale sur les classes subalternes passe par la capture idéologique des intellectuels. Quiconque est un producteur de matériel culturel (journaliste, écrivain, artiste, enseignant, professeurs, blogueur, voire influenceur aujourd’hui) joue un rôle intellectuel. Tous les cadres de l’appareil administratif (les responsables des ressources humaines d’un ministère par exemple) sont aussi des intellectuels. Ainsi, l’intellectuel hégémonique de Gramsci est l’architecte du contenu culturel et l’arpenteur du terrain sur lequel le nouvel édifice social sera levé. Les dimensions de la fenêtre d’Overton sont soumises à ses savants instruments.

La compréhension de cette dynamique sociologique permit aux communistes du 20e siècle d’entamer une longue guerre de position dont le but était la conquête des appareils de production culturelle de la société bourgeoise. Une fois conquises, ces entités purent être mises à profit. Comme des cellules infectées par un virus, elles se mirent à répliquer les éléments mêmes qui seraient dirigés contre la société bourgeoise. Suite à une Longue Marche à travers les institutions de la société bourgeoise, les néomarxistes contrôlent aujourd’hui presque l’ensemble des institutions culturelles.

Mais, une énigme demeure. Ne vivons-nous pas toujours dans un régime capitaliste ? Cette conquête culturelle a-t-elle vraiment facilité la révolution communiste et la prise de contrôle des moyens de production ? Le but des sociétés privé n’est-il toujours pas de maximiser leurs profits au bénéfice des actionnaires ? Le modèle gramscien boite, et explique peu. Nous allons voir comment la puissance explicative de ce modèle est décuplée lorsqu’on le complète par le modèle de la classe managériale de James Burnham.

Le professeur de philosophie James Burnham publia The Managerial Revolution en 1941. Dans ce livre, il explique comment l’intellectuel gestionnaire remplaça les anciens capitalistes. Burnham écrivit son livre durant la Grande Dépression. La société américaine passait du capitalisme agressif de la fin du 19e vers un capitalisme dirigé par les interventions de l’État fédéral. Dans une société capitaliste, la classe sociale dominante est celle qui détient la propriété des moyens de production. Les autres classes sociales, les travailleurs, les agriculteurs, les artisans, sont leurs subalternes.

La crise sociale causée par la Grande Dépression avait forcé les gouvernements occidentaux à revoir l’entente tacite qui existait entre eux et les propriétaires des moyens de production. L’intervention étatique dans l’économie serait maintenant la norme. Les contrats entre les employeurs et les employés, la gestion des externalités économiques, les plans de productions stratégiques, les grands développements nationaux seraient maintenant gérés conjointement par le privé et le gouvernement.

Ces nouvelles responsabilités étatiques complexifièrent à la fois le travail du gouvernement et celui des compagnies privées. Une partie de la classe intellectuelle dut donc être dirigée vers le rôle maintenant crucial de gestionnaire. Cette nouvelle classe managériale émergea en réponse à la complexité technique et organisationnelle croissante. Le pouvoir décisionnel concernant le déroulement des activités quotidiennes ainsi que les stratégies au long terme des compagnies modernes fut ainsi transféré de la classe capitaliste à la classe managériale. Le pouvoir des gestionnaires, initialement contraint par une responsabilité fiduciaire de maximiser les profits, crût progressivement au fil des ans. L’affaiblissement de cette responsabilité fiduciaire suite à l’exigence que des considérations sociales, environnementales et politiques modulent le processus décisionnel des gestionnaires vint ensuite décupler le pouvoir de ses derniers, en les libérant presque complètement de l’ingérence des actionnaires.

Ainsi jusqu’aux années 1940, les instruments de production étaient sous le contrôle des capitalistes. Émergea ensuite la classe managériale, qui parvint à contrôler, sans en être propriétaire, les moyens de production. Cette nouvelle classe dominante inclut les gestionnaires gouvernementaux, les gestionnaires d’ONG, les gestionnaires des compagnies privées (PDG, gestionnaires de ressources humaines, etc.) À cette liste, ajoutons tous les « experts » des firmes de conseils et du milieu académique. Exempts de toute responsabilité pour les conséquences néfastes de leurs propositions, ces experts offrent aux gestionnaires officiels l’occasion de se décharger de leur responsabilité décisionnelle dans les circonstances délicates. Le recours presque systématique aux décrets administratifs plutôt qu’aux processus législatif est un symptôme éloquent de ce nouveau régime bien décrit par la locution oligarchie managériale.

Voici maintenant comment les modèles de Gramsci et de Burnham se potentialisent. L’appartenance à la classe managériale n’est pas tributaire de la naissance, du talent ou de la richesse, mais bien de l’accréditation sociale. La fonction d’accréditation sociale est aujourd’hui le monopole des institutions d’enseignement supérieur. Le MBA de la Harvard Business School vous ouvre aussi bien les portes du Capitole que celles de Goldman Sacks.

Or, ces institutions accréditantes ont été le terrain d’une lutte féroce depuis plus de soixante ans : la guerre culturelle universitaire. Cette guerre culturelle s’est soldée par la déroute totale et absolue de la droite. La vaste majorité des professeurs et administrateurs se disent ouvertement être « de gauche ». Les programmes universitaires, même les programmes scientifiques, doivent se soumettre à la rectitude idéologique dominante dans le milieu de l’enseignement supérieur. L’hégémonie culturelle du marxisme social y est pratiquement incontestée. Le processus de socialisation à la culture hégémonique débute dès la maternelle, parce que le corps enseignant (d’autres intellectuels dans le sens gramscien) est formé dans le même système universitaire subverti durant la Longue Marche. Toutefois, l’achèvement de ce processus a véritablement lieu au niveau universitaire. Le jeune gestionnaire en formation comprend bien vite que toute dérogation au contenu et même au ton prescrit par la culture hégémonique lui vaudra rapidement un ostracisme professionnel et social dont très peu se remettent.

La classe gestionnaire jouit d’un avantage majeur face aux capitalistes d’antan : la formation professionnelle de ses membres leur permet d’user de leur savoir-faire tant pour le compte du gouvernement que pour celui d’organismes privés. Plusieurs hauts gestionnaires passent facilement du milieu privé au milieu réglementaire nominalement sous l’autorité du gouvernement. Ceci autorise au régime d’oligarchie managériale une étroite coordination des fins (des buts) et des moyens déployés par le gouvernement et les compagnies privées. Le Capital woke et le Gouvernement cosmopolite marchent main dans la main.

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Nous n’entrerons pas ici dans les détails du fonctionnement du régime managérial. Nous nous limiterons à noter qu’il n’est pas apparu spontanément ex nihilo. Il n’est pas non plus le fruit des machinations d’une cabale de bureaucrates malveillants. Il a émergé à la suite d’une forme de sélection naturelle des régimes. L’écologie sociale précise du début du 20e siècle et les médias de masse ne sont que quelques facteurs qui ont façonné ce régime. Des homologies fondamentales peuvent être relevées entre ce régime et ceux de l’URSS, du Parti communiste chinois et même de l’admirable Singapour. L’URSS existerait possiblement encore si son appareil bureaucratique avait eu plus de latitude dans la sélection des technologies de coordination sociale, mais le stalinisme était moins agnostique quant aux moyens que ne l’est le libéralisme. Néanmoins, libéralisme et socialisme sont le terreau dans lequel le régime de l’oligarchie managériale peut fleurir. Ce régime est l’aboutissement de la modernité, mais pas la réponse aux questions légitimes soulevées par la modernité.

En résumé, nous ne vivons pas dans une société capitaliste où les propriétaires du capital détiennent le contrôle de moyens de production et dictent leur volonté à des fantoches élus par des sots. Nous vivons sous une forme d’oligarchie managériale. La gestion des moyens de production revient à la classe managériale, dont l’empire s’étend du monde gouvernemental à celui des compagnies privées. Cette classe oligarchique est la véritable classe dirigeante. L’appartenance à cette classe managériale nécessite une accréditation officielle décernée par un système universitaire où l’hégémonie culturelle marxiste est bien établie. Le passage par le processus d’accréditation conditionne les croyances et les a priori des gestionnaires. La culture hégémonique leur est inculquée ; ils l’intériorisent, et agissent ensuite en conséquence.

Le dégoût que la jeunesse ardente éprouve face aux idioties de ce régime est compréhensible. Nous sommes plusieurs à croire que l’oligarchie managériale s’écarte du chemin de l’excellence humaine. Sa structure concentre le pouvoir décisionnel dans une seule classe sociale, aujourd’hui spirituellement corrompue. Une nouvelle Longue Marche doit être entreprise. Ce qui fut perdu peut être reconquit.

From the ashes a fire shall be woken,
A light from the shadows shall spring;
Renewed shall be blade that was broken,
The crownless again shall be king.

JRR Tolkien

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