Implications politiques de la blockchain, au delà de la monnaie.

Bitcoin accélère l’avancée de la théorie monétaire vers le fondamentalisme cybernétique. Des tortues – ou, plus précisément, des dynamiques de rétroaction – jusqu’en bas. 

Nick Land, Crypto-Current: Bitcoin and Philosophy

Nombreuses sont aujourd’hui les discussions de la question des cryptomonnaies et je me vois immensément frustré par la direction qu’elle prennent inévitablement : celle du pur aspect monétaire. 

Bitcoin et ses ersatz ont bien commencé comme une solution au problème de la monnaie, problème certainement fondamental du pouvoir, mais c’est faire preuve de myopie à l’égard des changements systémiques que permet la révolution technologique du consensus distribué que de se focaliser sur la question monétaire. 

Je vous propose dans cet article un prisme d’analyse à travers lequel caractériser les changements politiques que ces évolutions technologiques permettent, qui vont largement au delà de questions purement financières. 

Mais tout d’abord, il nous faut caractériser la politique et le pouvoir. C’est l’heure d’un cours accéléré sur la théorie des élites. 

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La théorie des élites 

En réalité, la domination d’une minorité organisée, obéissant à une impulsion unique, sur la majorité non organisée est inévitable. Le pouvoir de toute minorité est irrésistible par rapport à chaque individu de la majorité, qui se tient seul face à la totalité de la minorité organisée. Une centaine d’hommes agissant uniformément de concert, avec une compréhension commune, triomphera d’un millier d’hommes qui ne sont pas en accord et qui peuvent donc être traités un par un. Entre-temps, il sera plus facile pour les premiers d’agir de concert et d’avoir une compréhension mutuelle, simplement parce qu’ils sont cent et non mille. Il s’ensuit que plus la communauté politique est grande, plus la proportion de la minorité gouvernementale par rapport à la majorité gouvernementale sera faible, plus il sera difficile pour la majorité de s’organiser pour réagir contre la minorité. 

Gaetano Mosca, Elementi di scienza politica

Une approche résolument pragmatique du pouvoir et de la chose politique nous est donnée par ceux que James Burnham appelle les Machiavéliens, une diverse école de penseurs qui inclut des figures aussi disparates que Mosca, De Jouvenel, Pareto, Schmitt, Michels ou Machiavel lui-même. Leur point commun : la recherche d’une théorie descriptive de la politique et du pouvoir, pas du pouvoir tel qu’il devrait être, mais tel qu’il est. 

Pour eux, le pouvoir n’est pas à décrire par ses artifices formels mais par la réalité de son application. 

De Mosca à Michels, toute organisation du club à la société toute entière est une oligarchie qui sépare les dirigeants et les dirigés. Les velléités démocratiques ou monarchiques sont une fiction entretenue par la classe dirigeante afin de maintenir et stabiliser son pouvoir, ce que Mosca appelle la “formule politique”. Le droit divin ou la souveraineté populaire ne servent que d’excuse à cette classe dirigeante pour organiser la société de manière à conserver son pouvoir. 

Le danger dont elle cherche à se prémunir vient de ce que Mosca appelle la “circulation des élites”, le remplacement d’une classe dirigeante par une autre. 

La révolution managériale 

James Burnham lui-même, dans The Managerial Revolution, livre qui inspirera notamment Orwell pour 1984, explique l’organisation de notre monde contemporain par la théorie des élites. 

Dans une nouvelle forme de société, la souveraineté est localisée dans les bureaux administratifs. Ils proclament les règles, font la loi, émettent les décrets. Le passage du parlement aux bureaux se fait à l’échelle mondiale. Le travail réel de direction et d’administration des bureaux est effectué par des hommes nouveaux, un nouveau type d’hommes. Il s’agit, plus précisément, du type MANAGÉRIAL. Les chefs actifs des bureaux sont les managers du gouvernement, les mêmes, ou presque, en termes de formation, de fonctions, de compétences, d’habitudes de pensée que les managers de l’industrie. 

James Burnham, The Managerial Revolution : What Is Happening in the World 

Une série de changements institutionnels durant les années 40, qui culminera avec la Seconde Guerre Mondiale, aura transformé un monde dirigé par des capitalistes capitaines d’industries, en un monde dominé par des agences, comités, commissariats et sociétés au capital ouvert opérées par des bureaucrates fongibles. Les actionnaires, autrefois tout puissants, car organisés face à un salariat désorganisé, se sont retrouvés débordés par l’organisation des managers qu’ils avaient engagés pour permettre l’expansion de leurs entreprises dans un monde de plus en plus complexe. 

En d’autres termes, le monde a vécu une circulation des élites où la classe managériale a remplacé la classe capitaliste. Et avec cela un changement de formule politique de la propriété à l’expertise. 

Les techno-capitalistes 

Le lecteur assidu de cette publication n’aura pas manqué de remarquer le déclin et les problèmes générés par la gestion calamiteuse de la société occidentale par ses élites managériale. Pour celui qui est convaincu de la nécessité d’un changement profond dans la structure du pouvoir, la question est alors : Quelles élites peuvent questionner le pouvoir des managers et d’où tireraient-elles un niveau d’organisation supérieur qui leur permettraient d’organiser une circulation avec succès? 

Penchons nous d’abord sur cette première question. Quels sont aujourd’hui les challengers potentiels des managers, quels centres de pouvoirs alternatifs existent? 

Il y a en vérité peu d’institutions significativement indépendantes de la Cathédrale managériale, et encore moins qui peuvent prétendre avoir conquis des institutions managériales avec succès. 

La prise de contrôle de Twitter par Elon Musk est sans doute la réussite la plus emblématique de ce type depuis une décennie. La transformation d’une entreprise ouverte en entreprise fermée et la destruction de milliers de sinécures créées par des managers pour des managers est un coup d’éclat en soi, mais sa valeur symbolique est plus large encore : Musk a prouvé qu’il est possible pour un techno-capitaliste d’inverser la révolution managériale. 

Qui d’autre que les techno-capitalistes est aussi bien placé pour proposer une formule politique alternative? Eux qui ont des buts et des actions concrètes, pour la conquête de l’espace notamment. Si Musk n’a pas immédiatement été détruit pour une telle offense, c’est bien parce que la politique spatiale et militaire des Etats-Unis ne peut pas se passer lui et de ses entreprises. 

Mais l’existence d’une élite alternative potentielle ne suffit pas. Musk lui même rencontrera sans aucun doute le problème de la nécessité, induite ou naturelle, des managers à son organisation, qui pourra ainsi lentement être cooptée. 

Comment alors constituer et maintenir une organisation qui ne nécessite pas de managers pour fonctionner sous le contrôle d’une élite techno-capitaliste?

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DAO 

C’est ici que notre sujet originel fait son retour. Puisque notre problème organisationnel est en vérité un problème technique. 

Alors que la plupart des technologies tendent à automatiser les travailleurs de la périphérie qui effectuent des tâches subalternes, les blockchains automatisent le centre. Au lieu de mettre le chauffeur de taxi au chômage, la blockchain met Uber au chômage et permet aux chauffeurs de taxi de travailler directement avec le client. 

Vitalik Buterin 

L’essence de la nécessité du manager est dans l’application de règles organisationnelles qui ne pouvaient pas, jusqu’à présent, être aisément automatisées à cause du conflit d’intérêt entre principal et agent. 

La démocratisation des algorithmes de consensus distribués et de méthodes cryptographiques avancées a permis l’émergence de contrats intelligents qui permettent de construire des organisations sans les garanties de confiance données par la législation: les Decentralized Autonomous Organizations ou DAOs. 

Plutôt que d’élire une large institution bureaucratique comme réceptacle d’une entreprise, il est désormais possible de déléguer les tâches administratives à des programmes et à ne conserver comme garants humains du bon fonctionnement de l’entreprise que l’actionnariat du jeton associé à ces programmes, confondu avec les développeurs des dits programmes. 

Ce mode de fonctionnement, s’il demande une production technique plus complexe que l’incorporation d’une société qui produit un service équivalent permet une cohésion supérieure et a l’avantage d’une robustesse exceptionnelle vis à vis d’une prise de contrôle. 

De la même manière que Bitcoin est un instrument au porteur qui permet des transactions sans la permission d’un intermédiaire à travers le monde entier, le contrôle d’une DAO est complètement détaché des garanties d’un État ou de tout intermédiaire. 

A ce titre, c’est l’outil idéal pour une classe dirigeante alternative qui possède déjà une supériorité technique et cherche à organiser une société parallèle en dehors du contrôle des structures administratives établies. 

L’État-réseau

Cette perspective de subversion des organisations administratives classiques par internet n’est pas nouvelle, on retrouve déjà les esquisses de cette révolution dans la science fiction de Gibson ou Stephenson, dont incidemment les techno-capitalistes d’aujourd’hui ont été bercés. 

Ainsi on trouvera déjà chez les philosophes du Web 1.0 la théorisation de tels changement comme dans le Patchwork de Moldbug qui est similaire aux “phyles” de The Diamond Age de Stephenson. Mais attardons nous sur une vision structurée et actionnable de ce futur potentiel, informée par l’état de l’art des cryptomonnaies : l’État-réseau de Balaji. 

L’ultime forteresse du pouvoir managérial est, bien évidemment, l’État, son monopole de la violence et ses institutions auxquelles la participation est obligatoire. 

De la même manière que Bitcoin propose à la sphère privée de se ressaisir du contrôle de la monnaie, Balaji propose de pousser cette vision jusqu’au bout et de saisir une à une toutes les prérogatives de l’État pour le remplacer par des alternatives décentralisées consenties. L’idée est de connecter des communautés physiques par internet au point qu’elles forment une nation avec des institutions suffisamment significatives pour être reconnues par un autre État. 

Un État-réseau est un réseau social doté d’une innovation morale, d’un sentiment de conscience nationale, d’un fondateur reconnu, d’une capacité d’action collective, d’un niveau de civilité en personne, d’une cryptomonnaie intégrée, d’un gouvernement consensuel limité par un contrat social intelligent, d’un archipel de territoires physiques financés par la foule, d’un capital virtuel et d’un recensement sur la chaîne qui prouve que la population, les revenus et l’empreinte immobilière sont suffisamment importants pour obtenir une certaine reconnaissance diplomatique. 

Balaji S. Srinivasan, The Network State: How To Start a New Country 

Si le plan peut paraitre naïf par certains aspects, Balaji est notamment fasciné par certains détails comme les possibilités de la réalité augmentée dans un tel paradigme, il pose néanmoins les bases d’une structure sociale alternative à la Cathédrale managériale, avec ses propres médias et sa propre histoire. 

Il propose la désormais rare vision positive d’une société alternative. Une alternative d’autant plus intéressante qu’elle soumet l’État à une compétition similaire au secteur privé basée sur un droit de sortie plutôt qu’une promesse de participation intégrée à sa formule politique.

Une chose est certaine : si un tel projet ou un centième de celui-ci doit advenir, il sera l’œuvre d’une communauté minoritaire, organisée, capable de déborder les managers, dont Bitcoin n’aura sans doute été que le point de ralliement initial.

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2 comments
  1. Je ne comprends pas comment le network state s’articule avec la réalité tangible.
    C’est comme si on avait une guilde sur World of Warcraft qui réunirait des milliers de joueurs, des millions de pièces d’or virtuelles et que l’on considérait que cette guilde doit obtenir une reconnaissance en tant qu’Etat dans le monde tangible sur la base des salaires réels et de l’immobilier réel détenu par ses membres.
    Hors ces salaires réels dépendent d’une monnaie réelle contrôlée par un Etat réel, de même que les droits de propriété immobilière, donc cette forme d’autonomie est déjà impossible. De plus toute action de ses membres est encadrée dans le monde réel par les loi d’un Etat réel…
    De plus un Etat sans armée cela n’existe pas (sinon il est immédiatement envahi par ses voisins).

  2. Excellent article que j’attendais depuis un moment.
    Article à faire sur bitcoin également, qui sera probablement la monnaie confiance du techno capital.

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