Est-ce qu’Homère lirait des mangas aujourd’hui ?

Les mangas (et animes) et moi c’est une histoire d’amour ratée, une sorte de “je t’aime, moi non plus”. C’était pourtant bien parti. Comme tout enfant né dans les années 80, j’en fut abreuvé grâce à Dorothée et j’en ai consommé plus que de raison pendant les 10 premières années de ma vie. Mes favoris étant Dragon Ball Z et Les Chevaliers du Zodiaque que tout le monde appelle aujourd’hui Saint Seiya. Je vous parle d’un temps qui semble dater d’une éternité et que nos têtes blondes d’aujourd’hui ne pourraient pas comprendre. Un temps où tout était plus lent, moins accessible, et quand, comme moi, vous étiez né dans une famille modeste au milieu de la campagne et que vous ne pouviez avoir accès qu’à trois chaines de télé, il fallait s’armer de patience pour mettre la main sur un épisode de sa série préférée. Pour une raison que j’ignore, France 3 diffusait chaque année, le soir de Noël, vers minuit, le premier épisode de Saint Seiya.  La vue de Seiyar au milieu des ruines de la Grèce Antique parlait directement à mes sens, sans que je puisse vraiment me l’expliquer. Je pressentais que cette œuvre avait dû être inspirée par quelque chose de grand.

C’est seulement à l’adolescence que je compris réellement pourquoi ; lorsque l’éducation nationale me demanda de lire L’Illiade et l’Odyssée d’Homère, qui fut une porte d’entrée vers la mythologie grecque. Les noms et les caractéristiques m’étaient familiers grâce à l’initiation que j’avais reçue plus tôt. Je pouvais connecter les points et me rendre compte que si j’avais tant aimé Saint Seiya, c’était parce qu’il avait été inspiré directement par les récits épiques des poètes de la Grèce antique. Saint Seiya n’était qu’une fan fiction des poètes grecs écrite par un Japonais capable de voir la grandeur dont ils recelaient. Le registre littéraire est si grandiose qu’on l’a appelé Épique, tiré du mot “Épopée”, pour désigner ce genre de longs poèmes qui célèbrent les exploits d’un héros ou la grandeur d’une nation, en insistant sur des caractéristiques symboliques, voire merveilleux, de certains éléments du récit. 

Mais à l’origine, l’épopée désignait une catégorie plus large de poésie. Dérivant du grec epê, “mots”, plutôt que d’être exceptionnelle par sa composition, elle se distinguait par son exécution. Tout le prestige de ce genre viendra d’Homère qu’on nommera le “Poète par excellence”. Alors, dans l’esprit de cette définition plus large, je souhaiterais l’étendre un peu et expliquer pourquoi certains mangas pourraient en faire partie, en tant qu’épopée moderne.

Comme je l’ai dit, ma relation avec les mangas est assez complexe. Je m’en suis détaché à l’adolescence, et je voyais les otakus comme des losers. Un collègue Japonais me confirmera d’ailleurs plus tard que les fans de mangas sont vus comme des ratés au Japon. Et la vidéo de ce bon vieux Davido-kun, jeune otaku occidental s’étant rendu au Japon pour vivre pleinement sa passion, qui se fait moquer par deux Japonais finira de m’en convaincre. 

Pourtant, des hasards de la vie m’y ont reconduits régulièrement. J’ai, par exemple, eu l’occasion de regarder Cowboy Bebop d’un œil distrait le samedi sur Canal+ en revenant du foot. Plus tard, alors que j’étais jeune étudiant, me rendant un jour chez un camarade, je le trouvais en train de regarder un épisode de Naruto qu’il me recommanda vivement. J’étais extrêmement dubitatif mais quelques minutes seulement suffirent à me convaincre et à faire de moi un accroc avant que je le délaisse lui aussi plus tard. 

J’aimerais alors m’arrêter sur Naruto quelques secondes mais mes remarques pourraient être valables pour bien d’autres mangas. Qu’est-ce qui fait que Naruto m’a attiré ? C’est son côté épique. Mais qu’est-ce qui fait de Naruto une épopée moderne ? Plusieurs points que le compte Twitter Ship of Theses a bien mis en avant.

Sa longueur : trônant depuis 15 ans au sommet du Weekly Shōnen Jump, le manga Naruto comprend un gargantuesque 700 chapitres, qui se convertit en 720 épisodes encore plus substantiels. On peut dire ce qu’on veut de son contenu, mais une chose est claire : il s’agit certainement d’une durée épique.

Ses thèmes : la guerre, la perte, la douleur, la vengeance. Notre protagoniste grandit dans un monde de violence et de souffrance ; sa lutte contre ces phénomènes est à la fois audacieuse et héroïque. Bien sûr, Naruto étant un farceur, il n’est pas au-dessus des gags ou de l’irrévérence. Mais l’histoire a sa dignité, comme le voudrait Homère.

Sa… poésie ? C’est là que les choses deviennent intéressantes. Doublé ou sous-titré, Naruto est très souvent écrit en prose. D’un point de vue étroit, il ne peut donc pas être épique dans l’un des sens les plus fondamentaux. Mais selon Aristote, bien que la poésie et sa forme soient souvent confondues, son essence se situe en dehors de la rime ou du mètre. Selon lui, la poésie est simplement ce qui “tend à donner des vérités générales” plutôt que des “faits particuliers”, à raconter “ce qui pourrait arriver” plutôt que ce qui est arrivé.

The difference between a historian and a poet is not that one writes in prose and the other in verse — indeed the writings of Herodotus could be put into verse and yet would still be a kind of history, whether written in metre or not. The real difference is this, that one tells what happened and the other what might happen. For this reason poetry is something more scientific and serous than history, because poetry tends to give general truths while history gives particular facts.

– Aristotle

C’est une idée que Platon articule auparavant en appelant Homère ” le poète qui a éduqué la Grèce ” (Ἑλλάδα πεπαίδευκεν οὗτος ὁ ποιητὴς, République 606ε). Comme il le précise, l’épopée va au-delà des détails. Un aspect central est sa nature didactique – la façon dont elle enseigne, plutôt que de décrire. Ainsi, l’Iliade et l’Odyssée ne sont pas simplement des récits de héros spécifiques, mais des traités sur les valeurs grecques. Grâce à Achille, nous apprenons la vertu du κλέος, “la gloire”. Avec Ulysse, la nécessité du νόστος, “le retour au pays”. Et en ce sens, Naruto ne pourrait être un successeur plus fidèle, ni plus poétique. Car il consacre de la même manière une valeur japonaise fondamentale : l’importance de l’effort pour parvenir à ses fins. Bien sûr, avec la disparition des rhapsodes et des traditions orales, rien ne pourra se rapprocher complètement d’Homère. Même l’Enéide de Virgile n’est qu’une fanfiction, plus ancienne, inspirée des poèmes du maître. Mais cette épopée possède la grandeur de faire continuer cette tradition littéraire, tant que nous conservons le terme et permettons des successeurs imparfaits, nous devons rester flexibles et ouverts d’esprit. Les nouveaux médias apportent des histoires qui méritent notre considération et nos éloges. Peuvent-elles être des épiques ? Je le pense sincèrement !

Plus récemment, un collègue m’avait recommandé de lire Death Note. Alors que je lui indiquais que ça ne m’intéressait pas, il me força la main en m’amenant le premier livre et me pria de lui donner sa chance. Très vite ce fut moi qui lui demandais les autres tomes que j’avalais les uns après les autres. Mais pourquoi cette œuvre raisonne avec mon âme européenne ? Il n’est pas question ici d’épopée mais d’un autre type de tragédie inspiré cette fois par Faust. Je développerais les points de comparaison entre les autres œuvres dans un article à venir.

2 comments
    1. Oui je l’avais regardé quand c’est sorti il y a une dizaine d’année. J’avais bien aimé l’ambiance générale et les filles en armures. Qu’est-ce que vous entendez par significations complexes? Je n’avais pas spécialement remarqué quoi que ce soit mais ma culture n’était pas immense à l’époque.

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