Comprendre la genèse de l’État répressif avec Judge Dredd

Condamné à l’interdiction d’enseigner suite à Nuremberg en raison de ses compromissions avec le Régime National-Socialiste, le professeur de droit déchu et défenseur de la Révolution-Conservatrice Allemande Carl Schmitt s’est illustré par l’écriture de nombreux essais. Chacun d’entre eux a modifié la pratique du droit ainsi que la perception universitaire du politique. Ses thèses sont autant utilisées par les penseurs autoritaires de droite (Julius Evola ou Guillaume Faye) que par des fanatiques de la Démocratie (Habermas ou Chantal Mouffe). Bien que subtil et profond, il semblerait qu’inconsciemment, et involontairement, la philosophie juridique de Carl Schmitt soit ce qui donne à Judge Dredd ses aspects les plus divertissants.

Judge Dredd est une série de comics matures. Originalement, il s’agissait d’une caricature poussée à son paroxysme du Thatcherisme : un marché libre sans entraves et un État limité à une Police particulièrement puissante. La qualité du comics finira par jouer un tour à son rédacteur et à transformer Judge Dredd en égérie de la Justice répressive.

Viril, fort, intransigeant, stoïque, sévère, puissant, discipliné, au service de l’Ordre. Le visage en permanence caché par sa visière comme version modernisée de la justice aveugle, ce punk autoritaire constitue le fantasme policier des autoritarismes de droite. Doté d’armes à feu destructrices et d’une force surhumaine, nous prenons plaisir à suivre cet anti-héros et sa matraque.

L’univers de Dredd se situe dans un univers cyberpunk post-apocalyptique dans lequel une guerre nucléaire a ravagé tous les continents. Les humains restent loin des cadavres et des mutants et s’entassent dans d’énormes mégalopoles emplis de titanesques blocs d’immeubles capables de perdurer en autonomie, sur le modèle des monades urbaines. Dans cet univers, la robotique a remplacé une bonne partie des métiers ouvriers, limitant les travailleurs à quelques services épars et aux propriétaires des moyens de production, soit de la classe bourgeoise.

La classe moyenne, quant à elle, est presque réduite à néant (et incarnée principalement par les juges) tandis que la plus grande partie de l’Humanité se limite au chômage, à la promiscuité et à un revenu universel dérisoire. De ce fait, la ville principale de l’intrigue Méga City One contient plus de 800.000.000 d’habitants, entassés les uns sur les autres, et est ravagée par la criminalité. Les classes précaires n’ayant plus accès au travail, le banditisme, le trafic de drogues, les vols, les meurtres missionnés, trafic d’organes et autres crimes sont banalisés.

Pour lutter contre cette hausse de la criminalité, la cité a pris une mesure drastique : elle a instauré le règne des Juges permettant la justice à moindres frais.

Qu’est-ce qu’un juge me direz-vous ? Loin de la figure du juriste savant en robe rouge recouvert de dossiers à traiter d’un coup de marteau, les juges de Méga City One sont plus proches des commandos de la mort chiliens ayant purgé le pays de ses trafiquants de drogue sous les années Pinochet, les obligeant à fuir en Colombie où ils séduiront un certain Pablo Escobar.

Les juges sont l’incarnation du pouvoir, les policiers du futur. Mais à l’inverse de nos forces de l’ordre, ces derniers ont une structure permettant une permissivité très étendue. Les juges possèdent les pouvoirs législatifs, exécutifs et judiciaires. Se faisant, ils concentrent tous les pouvoirs et n’obéissent à aucune norme supérieure, se contentant d’un règlement intérieur discrétionnaire.

Ils sont donc Policier, Juge et Bourreau.

Dans Judge Dredd, la justice s’est décentralisée en raison du nombre monstrueux de contribuables, et du manque d’effectif de la Justice. Pour continuer d’économiser des fonds, les procès se font à juge unique, sans débat contradictoire, sans tribunal, ni défense, ni appel.

Le juge qui enquête sur une affaire ou qui observe une infraction peut faire exécuter la sentence immédiatement sans aucune possibilité de recours. Ces sentences sévères visent à dissuader les pauvres de commettre des infractions, le moindre délit (tel le vol de pomme) étant condamné à plus de 5 ans là où les crimes de sang finissent majoritairement par une peine capitale, permettant une nouvelle fois d’économiser des fonds, une cellule de 1m² et de recycler le corps pour en tirer nutriments et protéines.

Les juges quant à eux subissent un entraînement particulièrement rigoureux censé les transformer en surhommes. Des enquêteurs d’exception parfois accompagnés de capacités psychiques et d’outils high-tech, des juristes exceptionnels connaissant par cœur le Droit, son application et son histoire. Les juges sont également des Combattants hors pair de sang-froid, maîtrisant armes de poings exotiques, fusils d’assaut, matraques et tout autre instrument de mort destiné à répandre la Justice et les cadavres (dans cet ordre.)

Bref, le monde de Dredd est profondément dystopique. Les guerres de gangs ravagent la cité, la nature elle-même est devenue hostile et la maladie ronge le vivant pendant que les périls environnementaux s’accumulent. Cette situation oblige l’État à déplacer des fonds exceptionnels tout en incitant les contribuables à se suicider afin d’économiser autant de revenus universels. Ici, la Dictature semble revenue à son sens originel : le règne exceptionnel d’un magistrat destiné à protéger la cité d’un péril temporaire.

Le régime d’exception perpétuel

Avant de devenir le synonyme d’autocratie (pouvoir par un seul), la dictature était un terme désignant un modèle d’organisation très spécifique. La République Romaine avait instauré la possibilité d’une suspension temporaire de sa Constitution afin de protéger le régime. L’idée de la dictature était d’offrir tous les pouvoirs à un magistrat pendant 6 mois (renouvelables) afin d’endiguer une crise pour laquelle le processus décisionnaire se devait d’être rapide.

La démocratie et les processus d’élection ne semblent envisageables qu’en période de paix, pour des sujets qui permettent le débat. Mais il paraissait évident pour les peuples latins qu’un état de siège ne permet pas suffisamment de stabilité pour pouvoir continuer de débattre du sexe des anges. [1]

Le principe de la situation d’exception est donc d’aller contre le droit pour sauver le droit, le sauvetage de l’État étant la condition sine qua non de la survie future de sa Constitution juridique. La Constitution Française dispose d’ailleurs d’un modèle identique par le biais de son article 16, permettant d’offrir tous les pouvoirs (notamment celui d’intervenir sur la Loi) au Président de la République. De ce fait, le pouvoir des parlementaires est aboli temporairement, se limitant à un pouvoir de contrôle et d’avis. L’article 16 est un pouvoir discrétionnaire du Président de la République, ce qui signifie qu’il peut être utilisé sans contreseing ni accord préalable du Parlement, si les conditions sont remplies. Ces dernières concernent globalement tout trouble manquant de détruire la forme Républicaine de l’État, et n’a été utilisé à ce jour qu’une seule et unique fois : par le Général De Gaulle lors de la Guerre d’Algérie.

« Lorsque les institutions de la République, l’indépendance de la nation, l’intégrité de son territoire ou l’exécution de ses engagements internationaux sont menacées d’une manière grave et immédiate et que le fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels est interrompu, le président de la République prend les mesures exigées par ces circonstances. » (Article 16 de la Constitution)

Dans l’ouvrage la Dictature, le juriste Carl Schmitt énonce différents types de dictatures, parmi lesquels la dictature de mandat. Cette dictature se caractérise par le fait de se fonder sur du droit positif (prévu à l’avance par le régime prévoyant son utilisation) et non pas sur une posture métaphysique (coup d’État de Salvonarole) ni sur une situation de fait offrant le pouvoir à un individu afin d’atteindre un objectif. (Dictature Révolutionnaire Jacobine durant la Révolution Française).

Maximilien de Robespierre, premier Dictateur au sens moderne du terme

Carl Schmitt développe par la suite que la Dictature de mandat peut se dépasser et se muer en régime permanent par un artifice assez simple. La dictature se fonde sur un trouble particulièrement grave justifiant son existence. Si le trouble se perpétue ad vitam æternam, le régime d’exception auto-justifie son propre maintien dans le temps.

C’est ainsi que les Montagnards ont légitimé la continuité de la Terreur à partir de 1793, les traîtres royalistes et immigrés étant toujours plus nombreux. De la même façon, les Soviétiques justifiaient le maintien de l’État Totalitaire par la nécessité de traquer les traîtres anti-sociaux, empêchant l’avènement de l’utopie communiste. De même, les Nazis considéraient que la traque des untermenschens et l’obtention des grands espaces étaient constitutifs de raisons justifiant la toute-puissance du régime.

À l’inverse, nous pouvons noter que le régime de Pinochet s’est doucement mué en Démocratie après l’instauration d’un marché libre, la disparition massives des perturbateurs communistes et l’épuration des trafiquants de drogues et des cartels. En bref, la dictature se maintient tant qu’une situation néfaste menace le régime commun. Dans le cas de Judge Dredd, c’est la criminalité post-apocalyptique. La dictature devient donc ce qui vient à bout du mal, mais aussi ce qui l’empêche de déferler sur le monde.

La Dictature comme Katechon

Le Katechon est un terme théologique catholique d’origine latine définissant une force empêchant le déferlement des forces du mal. Le Katechon est littéralement « ce qui retient. » Si on peut l’attribuer aux sept sceaux dont la destruction est un préalable à l’Apocalypse, ou à l’empire romain protégeant le siège pontifical des invasions barbares, ce dernier a fini par définir tout élément censé lutter contre l’entropie. Mais la philosophie du Droit s’est réapproprié ce terme en y associant une notion légèrement différente.

Pour Carl Schmitt dans sa Théologie Politique, tous les concepts juridiques de l’État moderne ne sont que des concepts religieux sécularisés. Ainsi, la Dictature comme régime d’exception fait office de miracle dans lequel le Droit se permet de se transcender pour produire un régime nouveau, éphémère et « sur-naturel » , compris comme « au-delà » du régime commun. Prolongeant sa pensée, Carl Schmitt considère que les rapports internationaux se pacifient historiquement en permanence par l’existence d’un Katechon Juridique, soit un élément empêchant les forces nationales de chaque État de se livrer à une guerre sans merci et encadrant les conflits dans des aires spécifiques, limitant leurs expansions.

Il donne notamment l’exemple de l’Église Catholique au cours du XIVème siècle. Disposant de puissants Etats-Pontificaux, le Vatican occupait le rôle d’arbitre et imposait des règles ainsi qu’un droit de la guerre. Se faisant, les logiques d’extermination universelles étaient endiguées. C’est également le Royaume-Uni qui, en complotant régulièrement pour équilibrer les puissances Françaises, Espagnoles et Prusse en empêchant la domination totale de l’un de ces États, qui fera office de Katechon, s’incarnant d’autant plus dans les coalitions anti-Bonaparte. Par la suite, d’autres organismes ont pris ce rôle. Si la Suisse imposait un îlot de calme et de vagues discussions lors de la Seconde Guerre Mondiale, c’est dans la seconde moitié du XXème siècle l’ONU et la bombe atomique qui joueront ce rôle de Katechon empêchant le déferlement de la violence sur le monde, limitant les guerres aux conflits asymétriques de bien plus faibles envergures.

Carl Schmitt, professeur de Droit représentant de la Révolution-Conservatrice Allemande, proche d’Ernst Junger, juriste du 3eme Reich de 1934 à 1936 et Philosophe de renom

Au sein de Méga City One, la Dictature des Juges apparaît comme l’unique élément empêchant le mal de déferler. La politique est l’art de désigner son ennemi écrit Carl Schmitt, et si cela est vrai dans la notion de conquête territoriale ou la désignation des pirates apatrides, il est d’autant plus véritable pour le criminel.

L’ennemi politique ne sera pas nécessairement mauvais dans l’ordre de la moralité ou laid dans l’ordre esthétique, il ne jouera pas nécessairement le rôle d’un concurrent au niveau de l’économie, il pourra même, à l’occasion, paraître avantageux de faire affaire avec lui. Il se trouve simplement qu’il est l’autre, l’étranger, et il suffit pour définir sa nature, qu’il soit, dans son existence même et en un sens particulièrement fort, cet être autre, étranger et tel qu’à la limite, des conflits avec lui soient possibles qui ne sauraient être résolus ni par un ensemble de normes générales établies à l’avance, ni par la sentence d’un tiers, réputé non concerné et impartial. […] Au niveau de la réalité psychologique, il advient facilement que l’ennemi soit traité comme s’il était mauvais ou laid, pour la raison que toute discrimination, toute délimitation de groupe utilise à l’appui toutes les autres oppositions exploitables ; et la discrimination politique, qui est la plus nette et la plus forte de toutes, use naturellement de ce procédé plus que toutes les autres. 

Carl Schmitt, La Notion de Politique et la Théorie du Partisan

Le criminel, c’est celui qui, rendu coupable d’un crime, s’extrait lui-même du corps social auquel il est devenu néfaste. En cela, il incarne l’ennemi de l’État. Dans une logique Machiavelienne, il n’y a que deux possibilités avec un ennemi : se servir de sa nocivité à son profit et l’enrôler, ou alors le détruire avec suffisamment de force pour qu’il ne soit plus jamais nocif. Et rien de moins nocif qu’un cadavre. Le régalien uni par la confusion des pouvoirs confond le criminel avec l’ennemi, retirant d’office tous ses droits à la défense par une irréfragable présomption de nocivité.

« Sur quoi il faut remarquer que les hommes doivent être ou caressés ou écrasés : ils se vengent des injures légères ; ils ne le peuvent quand elles sont très grandes ; d’où il suit que, quand il s’agit d’offenser un homme, il faut le faire de telle manière qu’on ne puisse redouter sa vengeance. »

Nicolas Machiavel, Le Prince

Dès lors, la stabilité de la Cité étant mise en danger par ces criminels, ils sont les ennemis absolus du régime qui les traque et les traite sans ménagement d’aucune sorte. Les condamnations d’isolement et les sentences de morts s’appliquent avec célérité pour éviter le stade critique de la guerre civile, synonyme de chute civilisationnelle dans cet univers torturé. Méga City One est en permanence menacée de chute et subit une entropie discontinue érodant autant les bâtiments que la santé mentale des citoyens, si bien que la Justice devient l’unique source d’Ordre (néguentropie) de cet univers, rappelant une nouvelle fois les paroles d’un Joseph de Maistre « Le Bourreau est la pierre angulaire de la civilisation.» Judge Dredd perçoit dans le Droit l’ultime objet de Culte. Ce dernier élément d’origine quasi-métaphysique l’emmène à respecter la Justice comme une question sacrée, se comportant ainsi comme véritable inquisiteur de la Loi. [2]

Les juges empêchent le déferlement du mal par la répression et la dissuasion, mais comment s’incarne la capacité toute-puissante du juge ? Par la capacité à décider.

Le ton de la série est résolument tourné vers le Gore

Horreur
Augmentée

Sélection de textes de
Zero HP Lovecraft

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Mega City One ou le Léviathan Hobbesien en Action

La politique intérieure de Judge Dredd répond à une logique constructiviste, et non pas essentialiste. En cela, bien que discutable sur le plan économique, la critique d’une œuvre « fascisante » de la part de l’opposition n’est pas totalement dénuée de sens (si l’on excepte que le fascisme se veut intrinsèquement dirigiste et interventionniste en économie, là où le laisser-faire domine le marché de Méga City One).

Effectivement, si la Droite Traditionaliste se revendique d’une organisation naturelle obéissant à des tendances inhérentes à l’homme (d’où une position ambigue envers le jusnaturalisme comme Droit Naturel) et à leurs rassemblements au sein de structures, Judge Dredd semble plutôt s’apparenter à la logique de la Droite Révolutionnaire [3] dès lors que la structure sous-jacente du récit découle d’un Contrat Social.

Le Contrat Social est une doctrine philosophique consistant à croire que le fondement de la société se fait par le biais d’un contrat métaphysique tacite entre tous les citoyens. Les défenseurs de cette Philosophie sont nombreux, mais les trois plus grands théoriciens en sont les célèbres Hobbes, Locke et Rousseau.

Pour ces Trois penseurs, la société se construit sur un Contrat implicite déterminant la portée et les dépositaires de la souveraineté, conçu comme la capacité à agir. Par la suite, du bon respect de ce Contrat découleront les notions de légitimité ou illégitimité de l’État. Du plus récent au plus ancien nous trouvons Jean-Jacques Rousseau.

Aussi curieux que cela puisse paraître, le Contrat Social de Dredd ne s’inspire pas du Bon Sauvage de Rousseau.

Cet inspirateur de la Révolution sera un des fondateurs de la démocratie moderne. À ses yeux, la souveraineté d’un État se morcelle en autant de morceaux qu’il y a d’individus, chaque individu sur le sol national possédant une partie de la souveraineté. Ainsi, nul besoin de souverain pour respecter le contrat, à l’inverse, il nécessite un système d’assemblée et une démocratie populaire participative permettant à chacun d’intervenir. Sa perception sera récupérée par l’Abbé Sieyès qui inventera la notion de « Nation » comme organe métaphysique contenant la Souveraineté du peuple.

Cette Nation étant métaphysique, elle est immortelle, d’où découle une souveraineté autant des électeurs présents, passés que futurs. Dès lors, le pouvoir ne saurait s’appliquer unilatéralement par la population. Il devient nécessaire de passer par un processus électif censé choisir des élus s’incarnant dans une continuité nationale (à travers le Parlement) dans le temps, travaillant pour le peuple passé, présent et futur. Ces élus obtiennent dès lors la possibilité de se professionnaliser pour devenir plus efficace : la politique devient un métier. Rousseau partant du principe que l’Homme à l’État de Nature est bienveillant, il aura une propension naturelle en démocratie à favoriser le bien collectif. (Nous simplifions volontairement).

Avant lui, on trouvait John Locke. Père du libéralisme anglo-saxon, ce dernier, moins optimiste, considère que les Hommes sont amoraux, ni mauvais ni bienveillants, ne cherchant qu’à préserver leurs possessions. Dès lors, l’État se fait gardien de la notion de « Propriété. » Il est de son devoir d’agir pour protéger les biens des citoyens, soit la place matérielle que l’Homme occupe sur Terre. Ici, le Contrat social concerne tout le monde, y compris le souverain qui doit lui-même se soumettre au droit afin de ne pas spolier ses citoyens, sous peine de devenir illégitime.

Mais au Fondement du Contrat Social se trouvait Thomas Hobbes. Bouleversé par les guerres civiles ravageant l’Angleterre du XVIème siècle cet Anglais défend une anthropologie très sombre dans laquelle « L’Homme est un loup pour l’Homme ».

Thomas Hobbes, père du Léviathan

Pour Thomas Hobbes, l’Homme est un être cruel et hostile, contenant par essence la volonté de s’étendre lui, son pouvoir, ses possessions comme ses capacités. L’État de Nature (comprendre pré-État) étant une situation de guerre de « tous contre tous ». Ainsi, chaque être humain est capable de pratiquer la rapine et la violence, et vit une existence douloureuse emplie de périls de par l’hostilité permanente de ses pairs. Il est donc nécessaire de pacifier l’existence par l’instauration d’un ordre commun : le Contrat Social.

Ici, le Contrat Social ne repose que sur une seule chose : la Sécurité.

Afin de sortir de l’État de Nature, les Hommes cherchent à mettre fin à la guerre de tous contre tous, et cela se fait par un Organisme concentrant des pouvoirs sévère de contrition, de violence, de répression et de punition imposant l’ordre par la dissuasion : l’État.

Ainsi, l’État ne se conçoit ici que comme un nouveau Katechon, permettant la vie par la Terreur. Dans ce modèle, tous les humains acceptent volontairement (par égoïsme) d’abandonner une partie de leurs libertés afin d’obtenir la sécurité, préalable nécessaire à tout vivre-ensemble. Se faisant, l’Homme abandonne son Droit Naturel (la liberté absolue) au profit du Droit Artificiel, composé d’autorisations et (surtout) d’interdits. L’État se substitue ici à la vengeance personnelle par l’instauration de punitions, auxquelles se prêtent également les criminels en raison de la situation hypothétiquement pire qui les attendrait sans État.

Notons toutefois que dans la situation d’une condamnation à mort, le Condamné n’a plus de raison d’obéir au Contrat Social, d’où une potentielle résistance, une fuite, une lutte, etc. Dès que l’État intervient trop sévèrement (ce qui est son rôle dans ce modèle) l’individu laisse les droits naturels prendre le dessus. Se faisant, il se fait extérieur à l’ordre juridique, et assume son statut d’ennemi. [4]

Ici, tous les humains adhèrent au Contrat Social en abandonnant une partie de leurs libertés et en se soumettant à un Souverain disposant de multiples pouvoirs afin d’atteindre cette seule et unique tâche qui est de maintenir la Sécurité. Mais si le contrat lie tous les citoyens, le Souverain n’est ici que le dépositaire du Contrat, il n’en est pas sujet. De là, ce dernier se voit capable d’agir contre le Droit sans devenir pour autant illégitime tant que sa mission principale est atteinte.

Nicolas Machiavel

Ici, Hobbes partage le Regard de Nicolas Machiavel sur la Raison d’État. Pour le philosophe florentin, l’Homme étant naturellement méchant, il doit être contraint par l’État, garant de la sûreté collective. Si l’État s’écroule, le penchant naturel de l’Homme reprend le dessus et provoque un règne infernal sur Terre. D’ici, toute action servant le maintien de l’État est une action bénéfique, indépendamment de ses effets, de sa nature, et de la morale. Le domaine régalien réservé de l’État est le Katechon absolu empêchant le déferlement des plus bas instincts humains. [5]

De là, Carl Schmitt comme élève de Hobbes revisite la définition de la souveraineté : « Est souverain celui qui décide de la situation exceptionnelle. »

Ainsi, le souverain est le dépositaire du Contrat Social, sans être lié par ce dernier. Il devient donc Objet et Sujet de Droit capable de sortir du Droit. De là, Hobbes énonce une idée qui sera quant à elle au fondement du libéralisme. Il y a un dualisme entre société civile et État, et il arrive que les intérêts des deux organes soient antagonistes. À l’époque où le modèle des républiques/empires romains mêlant société et État dans un tout homogène domine, Hobbes donnera un violent coup de marteau en mettant en exergue les conflits inhérents à ce dualisme. L’État est un organe autonome s’imposant sur une population en cherchant son auto-perpétuation par la reproduction de son modèle d’élites tandis que la société cherche plus de liberté et l’accès à un plus grand épanouissement matériel, tout en cherchant à conserver la sécurité, étant à la recherche de l’optimisation de ces deux notions.

Pour résumer, si Rousseau défend que l’intérêt premier de l’Homme est l’Égalité, Locke est un penseur de la Liberté tandis que Hobbes est le partisan de l’Autorité.

Judge Dredd ne montre pas autre chose. Des juges tout-puissant installant un règne de Terreur destinée à endiguer et mettre fin au banditisme, annihilant les plus coupables. Une société privée totalement laissée à elle-même engendrera des dérives face auxquelles l’État s’oppose, devenant oppresseur d’un peuple libre, soit la condition nécessaire à la sécurité.

Voilà qui résume le Léviathan.

Car pour Hobbes, l’État se construit comme un Léviathan, une créature toute-puissante imposant son règne aux autres par ses capacités surhumaines, mais à l’image de la créature biblique, le Léviathan est mortel. Si l’État est trop faible, il s’écroule en laissant la possibilité d’un retour à l’état de Nature. Hobbes énonce qu’un peuple mal protégé est légitime dans sa révolte contre son souverain [6]. S’il est trop sévère sans imposer la sûreté, il attise la colère et sape ses propres fondements.

Le Léviathan comme Anthropologie de l’Etat, composé par les Hommes, dans la forme d’un Homme.

Dans Judge Dredd, le Léviathan des Juges tient bon. La quantité de criminels est tellement élevée que l’insécurité légitime la politique de l’État Policier. La politique ultra-répressive n’est tolérée par la population qu’en raison de cette insécurité, aboutissant à la même conclusion que pour la Dictature. L’État Policier a toujours besoin de plus de crimes pour justifier son maintien. Ainsi, les Juges sont suffisamment forts, brutaux et violents pour assurer le minimum réclamé au Léviathan, ce qui n’empêche pas certains révolutionnaires de s’y opposer, tel que le groupe de Terroristes Démocrates Radicaux.

Pour finir, notons que l’État policier n’est pas une insulte ou un néologisme péjoratif, mais un modèle juridique théorisé par Robert Von Mohl dans les années 1930 décrivant un système dans lequel le règlement (soit le pouvoir autonome de l’exécutif, chargé de faire exécuter les décisions législatives) organise la totalité des normes de police. D’ici, la Police dispose d’une grande liberté d’action tandis que le contribuable est soumis à une grande difficulté (pour ne pas dire impossibilité) de recours.

L’État de police est celui dans lequel l’autorité administrative peut, d’une façon discrétionnaire et avec une liberté de décision plus ou moins complète, appliquer aux citoyens toutes les mesures dont elle juge utile de prendre par elle-même l’initiative, en vue de faire face aux circonstances et d’atteindre à chaque moment les fins qu’elle se propose : ce régime de police est fondé sur l’idée que la fin suffit à justifier les moyens. [7]

Ce monde où la police est autonome est exposé dans Dredd, dans lequel il va jusqu’à montrer l’existence d’un droit particulier, interne et discrétionnaire organisant la vie et les condamnations propres aux Juges. L’État policier est un régime katechonique (qui « maintient » et « contient » la folie et les forces du mal) se prolongeant ad infinitam æternam.

En bref, le Juge n’est pas que la Loi, c’est aussi et surtout le Règlement.

[La décision souveraine] jaillit d’un néant normatif et d’un désordre concret. Pour Hobbes, l’état de nature est un état de discorde, de désordre et d’incertitude profonds et sans espoir, une lutte de tous contre tous, sans règle ni ordre, le bellum omnium contra omnes de l’homo homini lupus. Le passage de ce stade anarchique, de désordre complet, à un stade étatique de tranquillité, de sécurité et d’ordre – à savoir de societas civilis – ne peut s’effectuer que par l’émergence d’une volonté souveraine dont le commandement et l’ordre font loi.

Carl Schmitt, les trois types de pensée juridique

I AM THE LAW

« I am the law » traduit en français par « La Loi, c’est Moi » (comme pastiche de « l’État c’est moi » originaire de Louis XIV) est le mantra de Judge Dredd, le protagoniste que nous suivons au sein de cruelles épopées. Cette tendance à mettre le « Moi » en avant fait de lui un prédicateur de l’autorité, illustrant le modèle du décisionnisme juridique, mais avant d’aborder cette question, il nous faut retourner aux bases.

Dans l’essai « Les trois types de pensée juridique », Carl Schmitt (qui s’est décidément attaqué à toutes les questions de droit) énonce un fait simple, mais qui n’est pas forcément intuitif : le fondement du Droit est extra-juridique.

Expliquons-nous.

Le Droit constitué d’un ensemble de règles dispose d’une valeur, car il est possible de faire appliquer différentes sanctions, ces dernières n’étant que la résultante concrète d’une infraction. Mais comment se construit une norme illégale, sur quoi se fonde la première norme ?

Pour répondre à cette question, Carl Schmitt va rappeler la doctrine Kelsenienne.

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Hans Kelsen est le plus grand représentant du Positivisme Juridique (et accessoirement le juriste le plus influent du XXème Siècle comme théoricien des Démocraties Libérales) inspiré d’Auguste Comte. Pour Kelsen, le droit se construit par l’affirmation de normes positives, c’est à dire par le fait de concevoir, d’énoncer et de produire des normes d’ordre général venant conditionner tout le droit qui en découle ultérieurement. De là vient l’idée répandue dans la totalité de l’Occident concernant l’importance d’une Constitution comme fondement préexistant à l’ordre et aux institutions. Seulement Kelsen conçoit lui-même un paradoxe. Le Droit ne peut pas se fonder exclusivement sur une Constitution, sinon il reviendrait à dire que le Droit Positif se voulant une affirmation de Droits fondée sur le Droit se fonderait sur…elle-même. La Constitution constitue un Droit Primordial, fondamental, mais aucunement une justification à sa propre existence. Le fondement se doit d’être extérieur au Droit.

La Pyramide des normes de Hans Kelsen, d’où est censée découler l’organisation concrète du territoire

Ici, nous trouvons une triple opposition entre l’école normativiste, l’école de l’ordre concret (approfondie par Carl Schmitt sous le « décisionnisme ») et l’école positiviste.

Pour le normativisme, le Droit se construit comme norme abstraite applicable de toute éternité. Problème, ce « kantisme juridique » se fait totalement décalé de la pratique de la réalité.

En effet, une loi ne peut pas s’appliquer, s’utiliser ou s’exécuter elle-même; elle ne peut pas s’interpréter elle même ou se définir, ni même sanctionner; elle ne peut pas non plus – sans cesser d’être une norme – désigner ou nommer les êtres concrets chargés de l’interpréter ou d’en faire usage. Même le juge indépendant, soumis à la loi, n’est pas une notion normativiste, mais une notion liée à un ordre; il est une instance compétente, un membre d’un système organisé de magistratures et d’autorités. Le fait qu’une telle personne soit précisément le juge compétent ne ressortit pas de règles ou de normes, mais d’une organisation concrète de l’appareil judiciaire et de désignations et de nominations personnelles concrètes.

L’ordre concret, quant à lui, inverse l’origine. Ce ne sont plus les normes métaphysiques qui organisent le sol, mais l’organisation politique concrète qui va engendrer le droit permettant son épanouissement, sa protection, et en un sens sa limitation.

L’ordre juridique ainsi ; largement entendue est une essence homogène qui, dans une certaine mesure, se conduit selon les règles mais conduit surtout, un peu comme des pions sur l’échiquier, les règles elles-mêmes. Celles ci représentent donc plutôt l’objet et même l’instrument de son action qu’un élément de sa structure.

Santi Romano

Le décisionnisme quant à lui, fait d’une décision souveraine A-juridique l’origine de l’État, soit de la naissance du droit.

Pour Hobbes, représentant le plus important du type décisionniste, la décision souveraine, c’est la dictature étatique, créant la loi et l’ordre à partir de et au sein de l’insécurité anarchique d’un état de nature pré- et subétatique.

L’autorité du Juge s’applique de fait, indépendamment du droit théorique

Ainsi, la décision souveraine comme décision disposant d’une portée influençant réellement l’ordre concret se retrouve à l’origine du Droit, comme le dit si explicitement Thomas Hobbes : « Auctoritas non Veritas facit legem ».

C’est définitivement l’Autorité qui fait la Loi, pas la Vérité.

Développons un peu sur le conflit doctrinal concernant la nature du fondement pré-étatique du Droit. Ici, trois auteurs seront en opposition : Hans Kelsen, Maurice Hauriou et Carl Schmitt.

Pour Kelsen, le fondement du droit donnant lieu à la constitution se trouve dans une constitution non-juridique.

D’ici, Kelsen croit identifier pour la France que le fondement de la Constitution n’est autre que la Déclaration des Droits de l’Homme, soit une énumération globale de faits, d’ambitions et de déclarations morales n’étant pas juridiques dés lors qu’elles se veulent une simple énumération impersonnelle trop floue, vague et sans contrepartie.

Écrire « les Hommes naissent libres et égaux » ne dit rien sur la façon dont la loi organisera cette dite liberté ni cette dite égalité. L’article 4 de la Constitution organisant l’égal accès aux adultes au vote et la consécration des libertés individuelles protégées par le juge judiciaire d’après l’article 66, le fera.

Ainsi, la pyramide des normes de Kelsen tient en hiérarchisant la Constitution, dominant les normes internationales, elles-mêmes au-dessus de la Loi, elle-même dominatrice du règlement, lui-même au dessus de la jurisprudence (décisions des juges) et des coutumes. Mais tout en haut de cette pyramide se trouve un élément a-juridique, qui n’y siège donc pas.

Pour Maurice Hauriou, l’essence du Juridique n’est pas dans la constitution d’une hiérarchie abstraite (indépendamment de son fondement) mais se trouve au sein des institutions. Maurice Hauriou, connu principalement pour être le fondateur du Droit Administratif Français, théorise que ce qui donne sa légitimité et sa capacité d’agir à l’État, c’est ses institutions : c’est l’école de l’institutionnalisme.

Ordre concret, Décision et Jusnaturalisme

Maurice Hauriou, père du Droit Administratif Français

Les institutions sont perçues comme des structures complexes et entrelacées employant de multiples personnes habilitées à agir, donnant lieu à des prérogatives exceptionnelles et un pouvoir réel. Le Droit de l’administration ne découle pas d’une norme abstraite, mais de sa capacité d’agir qui est ensuite mobilisée par l’État.

Si Léon Duguis (adversaire éternel de Hauriou) fera du critère du « Service Public » (soit celui d’offrir un service à la population qui ne peut être assuré à titre gracieux par un organe privé) le fondement de l’Administration, Maurice Hauriou se fondera plutôt sur l’école de la « Puissance Publique. »

En résumé, l’Administration agit et peut plier les autres à ses ambitions car elle a la capacité d’agir. Quand bien même la Loi voudrait l’endiguer et la contrôler, sa puissance apparente seulement serait entachée, mais elle disposerait de façon discrétionnaire d’une influence plus puissante. Le pouvoir assumé est quant à lui soumis au « Privilège du préalable ».

L’idée est la suivante : l’État est un Léviathan tout-puissant qui ne saurait être traité comme un contribuable conventionnel. De ce fait, l’État ne peut pas être jugé par le Droit Commun mais nécessite l’invention d’un Droit propre à lui-même, organisé autour des personnes morales Étatiques.

Ce droit autonome, c’est le Droit Administratif.

Et, de par la Puissance des Institutions, ce droit administratif ne fait pas que limiter son droit, il le fonde également, et l’accentue. Ces données peuvent sembler abstraites, donnons un exemple concret :

Si un particulier commet une erreur vis-à-vis d’un contrat, et que l’autre partie veut l’attaquer juridiquement, alors la décision litigieuse sera mise en pause.

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Par contre, si un particulier décide d’attaquer l’État en justice, la décision ne sera pas mise en pause.

Le permis de construire d’un particulier qui sera attaqué par un autre particulier immobilisera la bâtisse privée, mais le permis de démolir obtenu par la commune ne sera pas suspendu en cas de contestation. (Hormis référé du Juge, soit une action exceptionnelle n’aboutissant que très rarement.)

Cette absence de contestation vient du fait que l’État étant censé être au service de la Nation, une erreur ou un intérêt individuel d’où découlerait une immobilisation d’un projet au service d’un bien collectif viendrait de fait nuire à la Nation. Les institutions se servent de ce mythe juridique pour faire appliquer leurs ambitions au moyen d’une présomption de compétence, là où les individus sont soumis à une double présomption d’innocence, laissant le procès civil s’effectuer avant décision définitive.

Il faut ajouter que les Institutions elles-mêmes disposent de prérogatives en raison de la preuve préalable de leur efficacité. Le droit se fonderait donc selon cette école sur la Puissance de l’institution, elle-même fondée sur la démonstration préalable d’efficacité. Par exemple, la Police ayant prouvé son efficacité se verra offrir des pouvoirs supplémentaires, d’où découleront une régulation juridique l’ancrant dans le Droit. Dans ce modèle, l’État apparaît presque par conflit darwiniste comme étant « l’institution des institutions » soit l’institution arbitre réussissant à assimiler et à neutraliser les antagonismes pour son bénéfice, à lui, et au collectif dont il a la charge. (Le peuple.)

La dernière école est celle qui sera le plus défendue par Carl Schmitt car correspondant le plus à sa perception de l’ordre concret : le Décisionnisme.

Le Juge décide, la sentence s’applique, l’autorité judiciaire organise, trie et classe les dossiers.

Pour Schmitt, Hauriou est sur la bonne voie en développant que le fondement du Droit se trouve dans la puissance des institutions réelles, mais il ne va pas assez loin. Effectivement, à ses yeux, sa position se retrouve rapidement entravée par la question de l’origine des institutions. Bien qu’une théorie darwiniste d’un conflit inter-institution soit vaguement ébauchée par Hauriou, elle ne semble pas satisfaisante pour l’Allemand.

Le Droit se fonde à ses yeux en premier lieu sur une Décision. C’est une décision élaborée par un Souverain en dehors du Contrat Social (influence Hobbesienne) qui vient fonder le Droit. Ainsi, reprenant à son compte les différents types d’Autorité selon Weber, il énonce que l’Autorité Charismatique fonde le droit par le simple fait d’incarner en son être la souveraineté de toute sa population. Le souverain rédigeant une constitution se sert donc de ce texte comme d’un délégué, qui lui survivra pour transmettre ses ordres. L’autorité de la Police découle d’une première décision souveraine d’armer la police de prérogatives régaliennes, et la Police fait elle-même régner l’ordre par l’application de ses normes, s’appliquant à leurs tours par les décisions d’enquêter, d’appréhender, d’arrêter.. toutes les institutions se construisant comme des poupées russes de délégations.

La décision se trouve à la fois comme l’origine et la résultante de l’application du droit. Dans ce modèle, l’incarnation de la Justice porte l’autorité par sa simple capacité à nommer les choses. Cet élément (probablement issu de l’imaginaire Catholique de Schmitt) vient exercer un parallèle entre Dieu et le Souverain. Le Prince décide, et les institutions se mettent en place pour exécuter, et si besoin judiciariser ces propos. Le ministre à son tour décidera, puis les délégués des ministres, leurs propres délégués, et ce jusqu’à l’agent tout en bas de l’échelle, disposant également dans sa voix d’une parcelle d’autorité, soit d’une parcelle du droit.

Dans ce modèle, la décision est pour ainsi dire inattaquable par la population, limitée à des contribuables profanes, soit inéligibles à la critique et à la décision. Si cette école a particulièrement servi à justifier la toute-puissance d’Adolf Hitler, (Carl Schmitt ayant été le juriste officiel du IIIeme Reich de 1934 à 1936) cette école est également celle en vigueur dans Dredd.

Le Juge prononce, la sentence est inattaquable, la décision est prise. La parole du Juge fait autant office d’application de la loi que créateur de cette dernière, tant ses capacités d’interprétation sont étoffées. Le modèle décentralisé à l’extrême induit l’idée que l’institution n’exerce pas son pouvoir directement, tandis que la pyramide des normes n’a pas lieu d’être dans Mega City One. Nous pouvons remarquer que Carl Schmitt renverse la tendance du jusnaturalisme, soit « le droit naturel ». L’idée du jusnaturalisme est qu’il existe un droit objectif inhérent à la condition humaine, et universel. Si la plupart des partisans du jusnaturalisme se rangeront derrière les Droits de l’Homme et les principes libéraux, Carl Schmitt mobilise ce principe pour en faire une des sources de l’Etat. L’Etat devient un organe protecteur inhérent à toute construction de collectif, le créant organiquement. C’est de manière naturelle que la répression s’impose. Une nouvelle fois, le Droit n’est que l’agent de la réalité, et non pas son ordonnateur.

Plus que nulle part ailleurs, la Décision est au centre du Juge, lui qui décide des tâches à effectuer, des enquêtes à mener, des punitions à appliquer et des condamnations à exécuter. Avec sa visière rabattue, le Juge se fait allégorie de la Justice aveugle, appliquant avec une foi fanatique et une parole d’Évangile la Loi. Son fondement se situe dans la décision, soit dans sa voix, comme autant d’imitations du Dieu Chrétien, caractérisé avant tout par le Verbe, et la capacité de nommer les choses. Le Juge n’est pas l’individu qui se voit attribuer une partie de la puissance par son institution, ce n’est pas non plus une constitution abstraite qui lui offre le droit. Le Juge est la Loi faite chair. Sa décision construit la jurisprudence qui organisera à son échelle les forces étatiques.

Mega City One ou l’Habit comme reflet du Moine.

En opposition à la doctrine positive Kelsenienne limitant le droit à un ensemble de codes dématérialisés, Schmitt appelle au retour à la notion de Nomos.

Le Nomos est constitutif d’un ordre juridique d’autant plus tangible qu’il s’appuie et s’incarne sur une terre, allant jusqu’à avoir une influence sur les modes d’organisation ou l’esthétisme global d’une Nation. Par exemple, on note une hausse significative des architectures pyramidales au sein des empires autoritaires (Aztèque, Égypte..) là où les structures rondes semblent anthropologiquement plus correspondre aux Pays les plus horizontaux.

De là découle l’idée que la structure politique structure d’un même mouvement le paysage, mais aussi que le Droit s’attache, ne serait-ce qu’inconsciemment, à une terre pour devenir l’expression juridique d’une (in)conscience collective.

Le Juge Dredd évolue dans une cité qui ne connaît pas l’internationalisme. D’épais murs d’enceinte l’entourent, infranchissables sans véhicules aéroportés. À l’image des cités-États grecques, Méga City One limite sa souveraineté à ses enceintes et ne se préoccupe que de son organisation intérieure. Il s’agit d’un modèle déconcentré, où une caste dispose de tous les pouvoirs, pratiquant la dissuasion et la répression ainsi qu’une présomption de nocivité justifiant la mise à mort sans procès de n’importe qui, l’autorité du Juge n’étant pas susceptible de recours.

À l’image de son organisation juridique, l’univers de Dredd est vertical. De gigantesques blocs, des énormes bâtiments en béton écrasant indistinctement une fange collective indiscernable renfermant des criminels en acte, comme en puissance. Une fumée épaisse longe les quartiers les plus malfamés, appuyant d’autant plus l’anonymat des habitants face aux Juges, seuls humains reconnaissables malgré un comportement des plus déshumanisants.

Méga City One, issu du film Dredd de 2012 où le protagoniste est incarné par Karl Urban.

Finalement, ce récit satirique se voulant anti-Thatcher finit par se faire (malgré lui) un des plus riches porteurs de la philosophie juridique. De Machiavel à Hobbes en passant par Schmitt, les questions de légitimité de la Loi, de l’intérêt de l’État de Droit, la morale, la justice, la vengeance ou le devoir de stabilité s’incarnent dans autant de Léviathans et de doctrines dictatoriales qui marbrent le récit. Vous mêler à cet univers vous conduira inévitablement à vous poser des questions à propos de la Justice, ce qui constitue un terrain fertile pour la réflexion.

Vous voulez vous divertir ? Regardez les films Judge Dredd.

Vous voulez vous initier à la philosophie du Droit ? Lisez Judge Dredd.

Vous voulez comprendre comment un régime rationnel peut choisir de se transfigurer en État Policier ? Suivez les conseils précédents en gardant à l’esprit cette formule de Machiavel : « La Force est Juste, quand elle est nécessaire. »

Notes:

[1] Lors des derniers jours Chrétiens de Constantinople, les Théocrates débattaient pour savoir si les anges étaient dotés d’un sexe ou non, tandis que les catapultes bombardaient la cité.

[2] Notion d’autant plus intéressante quand on sait que le terme « Enquête » si fréquent dans la Police tire son origine du terme : « inquisition. »

[3] Catégorie de Zeevh Sterneel correspondant à une droite en rupture brutale avec le passé, n’en conservant que la propension à l’Autorité et à la Puissance.

[4] La plus grande innovation moderne vis à vis de la Loi du Talion est que nous sommes passés d’une logique d’équivalence matérielle « Œil pour Œil, Dent pour Dent » à une logique d’équivalence formelle, la peine étant conçu pour être proportionnelle au dommage causé, non pas identique à lui.

[5] L’A-moralité (absence de morale) qui est au centre de la Philosophie Hobbesienne auréole également la pensée Machiavelienne, Schmitienne ou celle de Hauriou. La filiation est aisée à démontrer.

[6] Il s’agit d’ailleurs de la seule raison véritablement légitime à se révolter, aux yeux de Hobbes.

[7] Faire référence à Machiavel en reprenant sa formule « la fin justifie les moyens » vient confirmer la filiation entre État Machiavel, Hobbes, État Policier et Carl Schmitt, l’utilitarisme philosophique étant intrinsèquement porteur du décisionnisme juridique.

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