“The color of Pomegranates”, l’Arménie contée en musique par Nicolas Jaar

The color of Pomegranates est une bande son alternative pour le film soviétique éponyme (La couleur de la grenade) de 1969 réalisée par Sergei Parajanov. Composée en 2015, il aura suffit de deux jours à Nicolas Jaar pour créer cet OVNI artistique en apposant ses morceaux “électro-organiques” sur l’oeuvre originale retraçant la vie du poète arménien Sayat-Nova sous forme de fable. 

Intro, La couleur de la grenade

Qui est Nicolas Jaar?

Jeune chilien ayant grandit à New York, il est ce que l’on pourrait appeler la crème du cosmopolitisme. Né d’un père artiste palestino-chilien et d’une mère franco-chilienne, il fera toute sa scolarité à l’école française et adoptera la vision du monde que l’on pourrait attendre à la sortie d’un tel parcours. Mais celle-ci ne se révélera pleinement qu’en 2016 avec son album politique “Sirens” où il s’opposera à Trump, au Brexit, à Marine Le Pen… et défendra Black Lives Matter durant sa promotion. Un engagement politique qui n’entache pas ses créations antérieures : Space is only noise, The color of Pomegranates et Nymphs.

Influencé par la scène Hip Hop durant son adolescence, ses compositions en sont pourtant totalement dépourvues. Lorsqu’on lui demande de citer des références, il se tourne plus volontiers vers des influences occidentales artistiquement éclectiques comme Leonard Cohen, Erik Satie, Bertolucci, Antonioni, Gordon Matta Clark et Manzoni. Même si je crains que ce ne sera jamais réciproque, je garde une certaine affection pour Nicolas Jaar, car il est un de ces génies occidentaux frisant l’autisme. Loin d’être l’adolescent jouisseur typique, la première fois qu’il passera la porte d’un club sera pour y livrer son premier set à l’âge d’à peine 17 ans. Vivant pour la musique, c’est là qu’il brille déjà.

“Quand je fais un album, je préfère raconter une histoire plutôt que d’avoir 4 chansons pensées pour être jouées en club et 5 chansons idéales pour être écoutées sous drogue”

Nicolas Jaar, Interview pour The Drone

Dommage qu’il ne s’en tienne pas à cela, tant son oeuvre mérite que l’on s’arrête dessus. Cela m’offre en tout cas une raison de parler de l’Arménie, un pays européen méconnu où les agressions extérieures ont maintenu un sentiment identitaire fort.

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Le contexte arménien

Je doute que Nicolas Jaar connaisse pleinement l’Histoire de l’Arménie. Sa volonté de créer une bande son pour ce film semble plutôt relever purement d’un coup de coeur esthétique que le hasard a voulu porter à sa connaissance.

“Début 2015, mon ami Milo entendit quelques unes de mes compositions et me parla de ce film. Je l’ai regardé et j’ai été captivé. L’esthétique collait parfaitement avec les thèmes étranges qui m’obsédaient depuis deux ans. J’étais curieux de voir comment mes morceaux pouvaient se synchroniser avec le film.”

Note accompagnant le téléchargement

Pourtant, il est délicat d’appréhender le film “The color of Pomegranates” sans un certain background historique. L’Arménie, c’est une souffrance et une oppression millénaire, qui culmine dans l’atrocité du génocide de 1915 perpétré par la Turquie, au point que cette année tragique soit marquée d’un avant et d’un après. Que leur reprochait-on? Le ministre de l’intérieur de l’époque, Talaat Pacha, disait que les Arméniens s’étaient enrichis aux dépens des Turcs, qu’ils avaient résolus de se soustraire à leur domination en créant un État indépendant, enfin, qu’ils avaient aidé leurs ennemis, secourus les Russes et, par là, causé leurs revers. Cet abominable massacre d’un peuple est aussi ce qui permet sa constitution en un groupe uni contre des périls toujours prêts à resurgir. Devenue chrétienne à la fin du 4ème siècle, l’Arménie fut au centre de conflits entre l’empire Romain d’Orient et l’Empire Perse. A la suite du concile de Chalcédoine, les Arméniens fondent une Eglise autocéphale, l’Église apostolique arménienne, qui ne reconnait pas d’autorité au dessus de leur patriarche suprême, le Catholicos, consacré par les évêques. Dès lors le christianisme fait partie de l’identité profonde de l’Arménie et les arméniens ressentent une dette envers leurs ancêtres qui ont protégé cette foi aux longs des siècles. La dernière tentative de purge étant le meurtre ou, dans le meilleur des cas, la déportation en Sibérie, de 3000 prêtres pendant l’entre deux-guerres par le gouvernement communiste.

Quand l’Arménie retrouve son indépendance en 1991, les Arméniens font naturellement le choix du nationalisme afin de protéger les intérêts de l’État et de la nation d’un point de vue culturel et génétique.

Locuteurs d’une langue indo-européenne et de religion chrétienne, les arméniens résultent, génétiquement parlant, d’un mélange entre les populations natives du Caucase et leurs envahisseurs indo-européens, comme en témoigne la forte proportion de l’haplogroupe R1b, haplogroupe majoritaire chez les Européens de l’Ouest et que l’on retrouve en Arménie a la hauteur de 25%.

Le film

C’est à la lumière de ces connaissances qu’il faut entrer dans l’univers du film de Parajanov. Considéré comme un chef d’oeuvre, le film est un traitement poétique de la vie du poète chanteur arménien du dix-huitième siècle, Sayat-Nova. Parlant les trois langues du transcaucase – géorgien, arménien et azeri – celui qu’on appelait ashugh, terme désignant un troubadour dont les vers sont faits pour être accompagnés de sons de luth, a longtemps été perçu comme un symbole de fraternité entre les différentes régions. Une appartenance multiple dans laquelle le réalisateur, Parajov, se retrouvait, lui qui est né à Tbilissi en Géorgie de parents arméniens.

Largement emprunt de chrétienté, le film fut censuré par les autorités communistes de l’époque, en connaissance du lien de Parajov avec certains dissidents Ukrainiens, lesquelles décidèrent de le bannir à toute exportation en dehors de l’URSS.

La couleur de la grenade – dentelle

Clairement inspiré par la Nouvelle Vague, Parajanov était quelque part entre Oscar Wilde et Andrei Tarkovsky. Il entretiendra d’ailleurs une amitié avec le deuxième qu’il n’hésitait pas à nommer en référence. Le film “L’enfance d’Ivan” de Tarkovsky fut pour lui un électrochoc l’éveillant aux possibilités nouvelles qu’offraient le cinéma. Abandonnant le réalisme socialiste pour des visuels fouillés inspirés du surréalisme, il reçu l’approbation de ses pairs comme Fellini et Godard.

Persécuté pour son homosexualité et pour sa subversion, en décembre 1973 les autorités soviétiques devenues suspicieuses envers lui le condamnent à passer cinq années dans un camp de travail en Sibérie pour “viol sur un membre du parti communiste et propagation de pornographie”.

La couleur de la grenade – jeu de mains…

Hautement esthétique et presque entièrement muet, “The colors of Pomegranates” se présente comme une suite de tableaux vivants séparés en chapitres où le réalisateur dépeint la vie du poète, cherchant à représenter l’univers mental qui l’habite à chaque étape de son parcours, de son initiation sexuelle à sa mort en passant par sa rencontre avec Dieu : L’enfance, La jeunesse, La court du Prince (où il tombe amoureux de tsarina), Le monastère, le rêve, le Vieil Âge, l’Ange de la mort et La Mort. L’oeuvre parfaite pour y accoler une bande-son.

Portant une attention particulière au moindre détail, Parajov ne s’est pas contenté de rester derrière la caméra et mis lui-même la main à la pâte pour confectionner certains costumes dans le but de créer la version exacte imaginée à partir des tableaux.

Costume de l’ange réalisé par Parajov

Vous pouvez trouver le film ‘The color of Pomegranates” en streaming gratuitement sur archive.org.

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La bande-son de Nicolas Jaar


On pourrait qualifier l’écriture musicale de Nicolas Jaar d’electro low-fi, ou de house organique mais en vérité ce serait bien réducteur. Les productions de Nicolas Jaar, parsemées d’électronica, naviguent tour à tour entre l’étrange et le subtil : une techno rétroactive loin du dancefloor et emplie de nostalgie, enrichie d’échantillons d’eau, de bruits, ou de discours sur des questions poético-métaphysiques. Les morceaux sont teintés de mystères et cousus dans la finesse sur une structure légère et naïve. L’album étend sur son propre terrain, le panorama d’une musique personnelle et franchement humaine, loin de tout beat kilométrique.

Initialement uploadée sur Youtube, il est aujourd’hui délicat de trouver l’oeuvre complète incluant le film, les ayants droits refusant son exploitation. Même sans ce support, l’oeuvre reste une expérience abstraite hypnotisante dans la lignée de son premier album “Space Is Only Noise”. Durant une heure et seize minute, Nicolas Jaar vous emporte dans ses sons ambiants. Ne ressemblant ni vraiment à un album, ni vraiment à une bande-son, on a l’impression que l’artiste sculpte son oeuvre au fil du temps en même temps qu’il découvre le film.

Plusieurs passages font davantage penser à des textures ou des espaces qu’à des mélodies. Le premier morceau réellement mélodique est “Survival”, un son emplit de nostalgie. Ponctué de blancs entrecoupés de samples de rires ou de pleurs, l’artiste nous laisse respirer et penser entre deux compositions.

Survival- The color of Pomegranates

Après 45 minutes de musique “organique”, Jaar lance le morceau “Three windows” venant nous donner une évocation du divin aussi synthétique que céleste. “Club Kapital” nous attrape avec des échos denses de techno allemande avant que “Volver”, une piste plus translucide se prêtant à la méditation, nous laisse un temps de répit. Pour finir “Spirit” l’avant-dernière chanson, assemble différentes couches de ce qui semble être des mots répétés encore et encore.

Volver – The color of Pomegranates

Au final Pomegranates gère parfaitement l’abstrait. Cette oeuvre n’est pas faite pour les hommes pressés ou pour être reléguée en bruit de fond. Ses moments de beauté sont généreux avec ceux prenant le temps de l’écouter.

Un an après

Ironiquement, un an plus tard, alors que Nicolas Jaar défendait ses idéaux gauchistes, les Arméniens étaient contraints de défendre leur identité encore une fois contre leurs voisins Azéris. Des affrontements éclatent la nuit du 1er au 2 avril 2016, sur la frontière du Haut-Karabagh, une province arménienne enclavée en Azerbaïdjan. Faisant une centaine de morts des deux côtés, Il s’agit des affrontements les plus sanglants depuis le cessez-le-feu conclu de 1994.

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