Cet article est en deux parties. Nous vous conseillons de lire la première partie avant de poursuivre votre lecture.
Deuxième partie : de la Première Guerre mondiale à aujourd’hui
Le temps des troubles
Dans la première partie, nous avons vu que le territoire actuel de l’Ukraine a connu à partir du XIVe siècle une domination politique de la Lituanie puis de la Pologne, qui a profondément marqué la culture locale. Mais au XVIIe et au XVIIIe siècle, l’affaiblissement puis la division de la République des Deux Nations ont conduit les Ukrainiens à se retrouver, à l’aube de la Première Guerre mondiale, divisés entre deux empires ennemis.
Entre septembre 1914 et mars 1917, le front séparant les armées austro-hongroises et russes avance et recule, mais celui-ci se trouve très souvent dans la partie occidentale de l’Ukraine, provoquant son lot de destructions et de mouvement de populations civiles. Les Ukrainiens des deux côtés sont partagés entre ceux qui restent loyaux à leur État respectif et ceux qui espèrent la victoire du camp opposé.
La Révolution russe de Février 1917 réveille les nationalistes ukrainiens qui peinaient à se faire entendre sous le règne des tsars. Ils créent aussitôt à Kiev un organe de coordination nommé Rada centrale. L’historien nationaliste Mykhaïlo Hrouchevsky est élu à sa tête. Le gouvernement provisoire russe reconnaît la Rada centrale, en juillet, en tant que parlement régional de l’Ukraine. La Révolution d’Octobre incite les membres de la Rada centrale à proclamer l’existence d’une République populaire d’Ukraine, seulement autonome pour l’instant. Les Bolcheviks ne reconnaissent pas cette république et ayant pris possession de Kharkiv, ils créent une entité rivale en décembre 1917 : la République soviétique du peuple ukrainien. Devant l’avancée de l’Armée rouge, la Rada centrale proclame l’indépendance le 22 janvier 1918.
Les troupes bolcheviks prennent Kiev forçant les nationalistes à replier, mais la signature du traité de Brest-Litovsk en mars 1918 prévoit la création d’un protectorat allemand et autrichien pour l’Ukraine. Les Rouges quittent le territoire et les nationalistes reviennent à Kiev. Les Allemands placent à la tête du pays un nationaliste conservateur, le général Pavlo Skoropadsky. Les tensions sociales qui n’avaient pas été résolues alimentent la colère populaire. La défaite finale de l’Allemagne le 11 novembre permet à un groupe de notables nationalistes menés par Volodymyr Vynnytchenko et Symon Petlioura, de prendre le pouvoir au détriment de P. Skoropadsky.
La déliquescence de l’Empire austro-hongrois avait permis, dès le 1er novembre 1918, aux nationalistes ukrainiens de Galicie de prendre le contrôle de Lviv et de déclarer l’indépendance de la République populaire d’Ukraine occidentale. En décembre, les représentants des deux républiques ukrainiennes décident de fusionner.
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Mais la population polonaise d’Ukraine occidentale ne l’entend pas ainsi, d’autant plus qu’une nouvelle République polonaise vient de se créer. Les Polonais sont majoritaires dans les villes et la culture polonaise reste perçue comme la culture de l’élite. Pour les nationalistes polonais, Lviv est sans conteste une ville polonaise du nom de Lwow. Même si la ville fut fondée par des princes orthodoxes en 1264, elle avait fait partie de la Pologne de 1349 à 1772. En conséquence, en avril 1919, l’Assemblée constituante polonaise décida à l’unanimité l’annexion de toute la Galicie et y envoie une armée bien équipée et bien organisée.
À l’Est aussi la situation se gâte, car les Bolcheviks sont de retour en janvier 1919. Puis ce sont les troupes de l’Armée blanche d’Anton Denikine qui prennent possession de leur morceau d’Ukraine. Face à ces deux armées, les nationalistes ukrainiens sont peu unis. Les Galiciens se rapprochent des troupes blanches tandis que S. Petlioura négocient avec les Polonais qui ont conquis quasiment toute l’Ukraine occidentale durant l’été 1919.
En avril 1920, S. Petlioura cède officiellement l’Ukraine occidentale à la Pologne et s’allie avec cette dernière pour attaquer les Bolcheviks qui ont notamment pris Kiev. Pour les Ukrainiens de Galicie, il s’agit d’une trahison, pour S. Petlioura, c’est le choix de la dernière chance. L’offensive des forces polono-ukrainiennes permet de reprendre Kiev, mais la contre-attaque bolchevik est dévastatrice. L’armée polonaise parvint à repousser les Soviétiques dans un ultime effort lors de la bataille de Varsovie en août 1920. Le traité de Riga de mars 1921 officialise le partage de l’Ukraine entre Soviétiques et Polonais.
Une culture ukrainienne malmenée
La situation des Ukrainiens passés en Ukraine soviétique fut d’abord à certains égards, meilleure, avant de devenir à tous égards, bien pire. La République socialiste soviétique (RSS) d’Ukraine bénéficie dans un premier temps d’une large autonomie. C’est une période de créativité inégalée qui vit les intellectuels ukrainiens être cooptés par le Parti communiste et encouragés à produire des œuvres en ukrainien. Les autorités soviétiques autorisèrent même une nouvelle Église orthodoxe autocéphale ukrainienne.
La prise de pouvoir progressive de Staline à la tête de l’URSS remit en question cette libéralité initiale. Il supprima l’Église orthodoxe ukrainienne et mit fin à la politique d’« ukrainisation ». Entre 1932 et 1933, 4 à 5 millions d’Ukrainiens soviétiques moururent au cours d’une grande famine favorisée par la politique agricole de collectivisation des terres. Lors des grandes purges, environ 270 000 Ukrainiens ont été arrêtés en 1937 et 1938 et beaucoup furent exécutés ou déportés. Les minorités polonaises et allemandes furent particulièrement touchées. Le communisme se voulait universaliste mais finalement en URSS, il se confondit rapidement avec l’ancien impérialisme russe.
La Pologne de l’entre-deux-guerres compte environ 5 millions de locuteurs ukrainiens qui sont surtout membre de l’Église grecque-catholique ou orthodoxes. Paradoxalement, le nationalisme polonais moderne nourrit idéologiquement le nationalisme ukrainien car il met l’ethnie et la culture au centre de la fondation de l’État-nation. Le choc entre nationalistes polonais et ukrainiens était inévitable.
Dans l’objectif de « poloniser » la minorité ukrainienne, le gouvernement instaure la « Lex Grabski » en 1924 qui remplaçait les écoles de langue ukrainienne par des écoles bilingues où le polonais jouait un rôle important. Cette politique assimilatrice est remise en question avec le coup d’État de Józef Piłsudski en 1926. Ce dernier fait partie de cette ancienne génération de Polonais encore attachés au modèle fédéraliste de la République des Deux Nations. Pour lui, l’accent doit être mis sur la fidélité à l’État et non pas sur l’assimilation culturelle.
Si certains partis politiques ukrainiens participent aux élections pour beaucoup de nationalistes ukrainiens, toute participation à la vie publique polonaise est inenvisageable. Les plus déterminés fondent l’Organisation des nationalistes ukrainiens (l’OUN) à Vienne en 1929. Ses meneurs sont des Ukrainiens de Galicie vétéran de la guerre polono-ukrainienne. L’OUN s’organise clandestinement et prône l’action violente afin d’unir tous les territoires ukrainiens en un seul pays. L’organisation est surtout active en Pologne où elle s’attaque aux Ukrainiens qui participent à la vie civique polonaise et aux fonctionnaires polonais.
Si les nationalistes ukrainiens sont bien implantés en Galicie, ce fut pendant longtemps beaucoup moins le cas en Volhynie polonaise. Il s’agit d’un territoire sans quasiment aucune infrastructure avec une grande majorité de ses habitants qui vit de l’agriculture. Les villes sont surtout peuplées par des Polonais et des Juifs mais contrairement à la Galicie, les tensions intercommunautaires y sont moins importantes. L’échec de toute tentative de réforme agraire va changer cet état de fait. Les paysans ukrainiens, lassés de la domination des grands propriétaires polonais, deviennent sensibles à la propagande communiste qui associe revendication foncière et libération nationale. Le Parti communiste polonais est, de fait, dominé par des représentants des minorités ukrainiennes et biélorusses.
En 1928, J. Piłsudski envoya son ancien compagnon d’armes Henryk Józewski gouverner la Volhynie. Ce dernier est né à Kiev en 1892 dans une famille de culture polonaise et est un fédéraliste convaincu. Il souhaite en faire une province modèle ce qui inciterait ses habitants à rejeter le nationalisme ukrainien et le communisme. Sa politique fut globalement un échec. Ses tentatives pour réformer les coopératives agricoles ne permirent pas de marginaliser les meneurs nationalistes et communistes, tout comme ses décrets sur le fonctionnement des écoles ne firent pas croître le sentiment d’appartenance à l’État polonais. Après la mort de J. Piłsudski en 1935, H. Józewski perd le contrôle de la Volhynie au profit de l’armée. Celle-ci mena une politique d’oppression contre l’Église orthodoxe, ce qui accentua les tensions intercommunautaires.
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Pour les Ukrainiens de Pologne, même pour les plus éduqués, les emplois qualifiés étaient rares car l’économie locale était assez arriérée et offrait peu de perspectives. Dans la fonction publique, les Polonais bénéficiaient des meilleures places, et dans les années 1930, même les carrières cléricales étaient peu sûres. Si un tiers des citoyens de Pologne étaient classés comme des minorités nationales, aucun représentant de ces minorités ne fut jamais ministre, ni gouverneur régional. Le Parti communiste d’Ukraine occidentale fut interdit dès 1923 et l’alliance cryptocommuniste baptisée Union ukrainienne ouvrière et paysanne connu le même destin dans les années 1930. Le principal parti ukrainien était l’Alliance démocratique nationale ukrainienne (ADNU).
Il faut souligner que dans la Pologne de l’entre-deux-guerres, de nombreuses communautés, à peine effleurées par l’État, abritent des habitants qui sont conscients des différences culturelles entre Polonais et Ukrainiens mais qui cependant, considèrent que leur village ou leur canton est plus important qu’une quelconque grande nation, d’autant plus que, dans certaines communautés, des habitants disposent des deux cultures.
La Seconde Guerre mondiale, déclencheur des nettoyages ethniques
Les tensions entre Polonais et Ukrainiens sont réelles mais encore sous contrôle. L’invasion allemande de la Pologne en septembre 1939, suivie par celle Soviétique conformément au protocole secret du Pacte germano-soviétique, change complètement la donne. Pendant deux ans, le territoire polonais est scindé entre les deux empires. La partie où vivent la plupart des Ukrainiens de Pologne tombe sous domination soviétique.
Les Soviétiques mettent rapidement en place une politique d’éradication de tous les potentiels opposants, peu importe leur appartenance culturelle. Environ 400 000 citoyens polonais, voire plus, dont de nombreux Juifs furent déportés. Staline avait fait assassiner par le NKVD plus de 20 000 soldats polonais que l’Armée rouge avait fait prisonnier en 1939, dont près de la moitié était des officiers, à Katyn et ailleurs. Certains Ukrainiens assistent alors les Soviétiques dans la répression de l’élite polonaise car ceux-ci associaient lutte nationale et lutte sociale. Cependant, les Soviétiques s’attaquent rapidement par la suite aux nationalistes ukrainiens également.
En juin 1941 commence l’Opération Barbarossa qui voit l’Allemagne nazie rompre sa paix factice avec l’URSS. Tous les territoires peuplés d’Ukrainiens sont rapidement conquis au cours de l’été et de l’automne. La Wehrmacht est parfois accueillie chaleureusement par une population lassée de l’autocratisme soviétique. Les troupes allemandes découvrent un peu partout les milliers de cadavres de prisonniers politiques exécutés par le NKVD juste avant sa retraite.
L’OUN profite de l’offensive allemande pour déclarer l’indépendance de l’Ukraine en juin 1941 ce qui contrarie les Allemands. De nombreux meneurs nationalistes dont Stepan Bandera, sont arrêtés les jours suivant. Le Reichskommissariat Ukraine (comprenant la Volhynie) est établi, mais la Galicie est incorporée au Gouvernement général de Pologne.
L’occupation soviétique puis allemande provoqua la destruction des cadres civils de la région mais aussi de ses élites locales. Dans ce contexte, pour les populations polonaises et ukrainiennes, ce sont désormais les organisations paramilitaires qui deviennent les nouveaux détenteurs de l’autorité. En Pologne, l’Armée de l’intérieur (AK) est une organisation puissante mais sa direction est vulnérable car la répression allemande est impitoyable. Quant au gouvernement en exil, il n’a qu’un pouvoir limité car trop éloigné. En Ukraine, il n’y avait pas de gouvernement en exil, ce qui laissait les mains libres à l’OUN. L’organisation est cependant divisée suite à l’offensive allemande. D’un côté, on trouve l’OUN-B, de S. Bandera, et de l’autre, l’OUN-M, de Andriy Melnyk. L’OUN-B fut en grande partie décapité par les Allemands suite à la déclaration d’indépendance. L’OUN-M par contre, accepta une collaboration poussée avec l’Allemagne nazi avec l’objectif de gagner davantage de pouvoir localement.
Ainsi, environ 80 000 Ukrainiens, presque tous Galiciens, se portèrent volontaires pour servir dans la nouvelle division SS « Galicie ». Les nationalistes voyaient cette division comme une future armée nationale. La division SS Galicie réprima violemment la résistance au sein de plusieurs communautés polonaises au début de l’année 1944, puis elle fut envoyée contre l’Armée rouge durant l’été et fut en grande partie détruite à Brody. Reconstituée, elle fut envoyée en Slovaquie et en Yougoslavie pour lutter contre les partisans.
Dans le même temps, plusieurs milliers d’Ukrainiens participèrent en tant que policiers auxiliaires (Hilfspolizei) à la Solution finale. Le métropolite grec-catholique, André Cheptitsky, demanda à Heinrich Himmler à ce que les auxiliaires ukrainiens ne participent pas à l’assassinat des Juifs mais il n’obtient aucun résultat malgré sa lettre pastorale en novembre 1942. En Volhynie, on compte environ 12 000 policiers ukrainiens impliqués.
Les politiques nazies de classification et de contrôle des populations amplifièrent les tensions intercommunautaires. Des centaines de milliers de personnes furent déplacées dans et hors de Pologne occupée selon des plans très ambitieux qui ne furent jamais achevés. Ces déplacements de population, suivie par la déportation des Juifs, montrèrent aux nationalistes ukrainiens que le contexte troublé de la guerre permettait de remettre radicalement en question la situation démographique d’une région.
Au printemps 1943, les relations se tendent avec l’occupant allemand, d’autant plus que celui-ci semble désormais en difficulté sur le front Est. L’OUN-B a progressivement réussi à reconstituer ses forces et s’est doté d’une branche militaire structurée : l’UPA. De nombreux Ukrainiens ayant collaboré avec les Allemands au sein de la police auxiliaires rejoignent le groupe armé.
Les ennemis sont nombreux. Il y a les Allemands mais la menace future semble désormais venir des Soviétiques mais aussi des Polonais. En effet, ils craignaient qu’un État polonais restauré suite à la défaite allemande ne s’attaque comme en 1918-1919 à l’Ukraine occidentale. Cela est d’autant plus compréhensible que le gouvernement polonais en exil, comme l’AK, ne cache pas leur intention de reformer la Pologne dans ses frontières de l’entre-deux-guerres.
Les campagnes de Volhynie échappent alors en grande partie au contrôle des forces allemandes ce qui laisse les mains libres à l’UPA pour se débarrasser des Polonais. Ceux-ci étaient peu nombreux dans cette région : 16 % de la population totale en 1939, soit 400 000 individus environ, mais ils étaient probablement moins nombreux en 1943 à cause des déportations soviétiques, du travail obligatoire en Allemagne et des morts au combat.
Les miliciens de l’UPA suivaient les tactiques qu’une partie d’entre eux avaient apprises comme collaborateur des Allemands dans la traque des Juifs. Il s’agissait d’une méthode en plusieurs actes : planification préalable des sites, assurances convaincantes données aux populations locales avant les actions, encerclement soudain des zones de peuplement puis élimination physique. Les massacres commencent en mars 1943. Au total, on comptabilise environ 40 000 à 60 000 morts jusqu’en janvier 1944.
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Tantôt aidés par l’AK, tantôt par les Allemands, les Polonais de Volhyni, réagirent en établissant une centaine d’avant-postes d’autodéfense. Parallèlement, des combats violents opposaient l’AK, l’UPA et les partisans communistes. Environ 1 200 Polonais furent recrutés par les Allemands comme auxiliaires de police en remplacement des Ukrainiens qui avaient désertés. Ces unités de police se montrèrent souvent très brutales contre les Ukrainiens en Volhynie avec l’aval des Allemands dont la politique consistait à s’attaquer à la famille ou au village de l’agent ayant fait défection. Il y aurait eu environ 10 000 Ukrainiens tués entre 1943 et 1944.
Pour l’UPA, la collaboration des policiers polonais est un argument supplémentaire pour justifier les actions de nettoyage ethnique commencées au printemps. Le gouvernement polonais en exil est fortement gêné par cette collaboration et suite à sa pression, l’AK, en juillet 1943, demande à tous les Polonais de Volhynie et de Galicie de se placer uniquement sous son commandement pour lutter contre l’UPA, mais, en même temps, l’AK tente de se concilier les Ukrainiens en appelant à l’indépendance d’un État ukrainien dans les frontières de la RSS d’Ukraine de l’entre-deux-guerres. Cette déclaration n’eut aucun effet sur l’UPA qui reprit les massacres au début de l’année 1944.
L’UPA étend ses actions à la Galicie à partir de la fin de l’année 1943. Les milices polonaises sont désormais mieux organisées et elles attaquent à leur tour les communautés ukrainiennes au printemps 1944. En Galicie, il y aurait eu environ 25 000 civils polonais assassinés. Les affrontements entre l’UPA et l’AK deviennent majeurs au printemps 1944 lorsque l’arrivée de l’Armée rouge devient imminente.
Pour les Soviétiques, ces deux groupes nationalistes doivent être neutralisés. Une fois maîtres de la Galicie et de la Volhynie à la fin de l’été 1944, les Soviétiques ordonnent aux unités de l’AK de se dissoudre. La plupart acceptent car ils considèrent que l’URSS est de leur côté, d’autres se cachent. L’UPA par contre n’avait guère d’attente vis-à-vis des dirigeants soviétiques et ses partisans s’étaient préparés à affronter ce nouvel ennemi.
Pour les Ukrainiens de l’OUN-M qui avaient continué à combattre aux côtés des Allemands, le retrait de la Wehrmacht d’Ukraine marque l’échec total de son projet. Ceux présents sur le front italien à la fin de la guerre, furent en partie épargnés du rapatriement en URSS grâce à leurs appels au général polonais Władysław Anders et au pape Pie XII et au fait que beaucoup d’entre eux étaient citoyens polonais avant la guerre.
Les Soviétiques mettent aussitôt en place leur propre organisation d’occupation militaire en Ukraine occidentale. Ils dissolvent l’Église grecque-catholique en mars 1946 suite à un synode fantoche déclarant nulle l’Union de Brest de 1596.
Une nouvelle frontière et de grandes expulsions
Staline avait l’objectif de garder les territoires de la Pologne de l’entre-deux-guerres que l’URSS avait acquis selon le protocole secret du Pacte germano-soviétique. Les Alliés cédèrent à sa demande lors du rassemblement de Téhéran en 1943. En juillet 1944, Staline établit un accord secret avec le comité fantoche polonais de libération nationale acquis à l’URSS pour le déplacement de la frontière entre la Pologne et l’URSS. Un autre accord est trouvé en septembre 1944 qui prévoit le déplacement des Polonais hors de l’Ukraine occidentale et des Ukrainiens hors des nouvelles frontières de Pologne. Des accords similaires régirent l’échange de population entre la Pologne, la Lituanie et la Biélorussie. L’idée de former des États-nations homogènes ethniquement était désormais bien ancrée parmi les Polonais et l’ancien fédéralisme de J. Piłsudski persista seulement parmi les Polonais exilés.
La volonté soviétique de rattacher ces territoires à l’URSS n’était pas nouvelle. Déjà dans les années 1920-1930, ils affirmaient que les territoires de « Biélorussie occidentale » et d’« Ukraine occidentale », désignés ainsi selon des termes ethniques, devaient un jour passer de la domination polonaise à celle soviétique. En 1939 avec le partage de la Pologne, la propagande évoquait la « réunion des frères de même sang » ou l’« unification des anciennes terres ukrainienne de L’viv » …
Cette politique soviétique démontre que ses meneurs reconnaissaient la prééminence du principe de nationalité et la superficialité de l’idée de l’internationalisme communiste. Dans une même perspective, Staline déporta en 1945, des peuples entiers, comme les Tatars de Crimée, dans l’idée de punir une nation dans son ensemble.
Entre 1944 et 1946, quelque 800 000 Polonais originaires de Galicie et de Volhynie furent réinstallés en Pologne. La pression du NKVD et de l’UPA poussa les derniers récalcitrants à suivre ce chemin. Les conditions de transport n’étaient pas optimales et les déplacés furent victimes d’épidémies. En compensation des territoires perdus, la Pologne devait récupérer des territoires autrefois allemands dont la population était en train d’être expulsée.
Malgré la nouvelle délimitation de la frontière, on trouvait encore des Ukrainiens vivant en Pologne. Ils étaient appelés à faire le chemin inverse, provoquant son lot de difficultés. Parmi cette minorité ukrainienne, un tiers appartenait à la communauté des Lemkos, très proches des autres Ukrainiens mais ayant gardé une culture propre.
Pour établir les listes de « rapatriement », les agents polonais pouvaient s’appuyer sur les documents d’identité allemands qui reportaient clairement la nationalité polonaise ou ukrainienne. Pour les situations ambiguës, ils utilisaient les registres paroissiaux, selon la logique que quiconque n’était pas catholique devait être Ukrainien. Des tensions eurent lieu et environ 4 000 Ukrainiens dont des Lemkos, furent tués par l’armée polonaise. D’octobre 1944 à juin 1946, un peu plus de 480 000 Ukrainiens furent expulsés vers l’Ukraine soviétique. À l’été 1946, les Soviétiques ordonnèrent la fin des expulsions, bien qu’il restât encore environ 200 000 Ukrainiens en Pologne.
Pour l’UPA, cette nouvelle frontière n’est pas totalement satisfaisante et ses dirigeants entendent bien s’opposer aux opérations d’expulsions. Les miliciens s’attaquèrent aux registres paroissiaux et continuèrent leur guérilla contre les troupes polonaises. De leur côté, les membres de l’AK ayant refusé le désarmement, combattirent les autorités communistes, sous le nom d’AK-WiN ou Wolnosc i Niezawislosc (Liberté et indépendance). Ils conclurent une trêve au printemps 1945 avec l’UPA, leurs situations respectives étant assez difficiles.
Lorsque le 28 mars 1947, l’UPA assassina le vice-ministre polonais de la Défense, Karol Świerczewski, le Politburo polonais ordonne la « réinstallation » des Ukrainiens toujours dans le Sud-Est de la Pologne, dans les territoires récupérés à l’Allemagne, ce fut l’« opération Vistule ». Durant les quatre mois qui suivirent, le groupe opérationnel déplaça par la force quelque 140 000 Ukrainiens du Sud-Est vers le Nord et l’Ouest de la Pologne. Seuls, peut-être 30 000 à 50 000 Ukrainiens et Lemkos échappèrent à la relocalisation, en soudoyant les fonctionnaires, en se cachant, en se déclarant Polonais ou en bénéficiant d’une protection par leur emploi… Ces réinstallations vinrent à bout de l’UPA en Pologne mais les miliciens continuèrent le combat en Ukraine soviétique jusqu’au début des années 1950.
Les nettoyages ethniques de part et d’autre mirent un terme à des siècles de peuplement mixtes en Ukraine occidentale. Désormais dans ce territoire, la minorité la plus importante était la minorité russe et le russe devint la langue du pouvoir et de la culture. Dans la Volhynie anciennement polonaise, il ne restait que 7 000 Polonais, contre 400 000 avant 1939 et en Galicie, il restait 150 000 Polonais contre 1 800 000 avant 1939. En Pologne, il reste 30 000 Ukrainiens dans le Sud-est contre 600 000 avant 1939. A cela, il faut ajouter la disparition de près de 90% des Juifs dans ces deux territoires.
Les déplacés ukrainiens gardent un bon souvenir de l’UPA, perçu comme l’organisation qui les a défendus. À l’inverse, les Polonais déplacés de Volhynie et de Galicie gardent le souvenir des massacres de 1943-1944. Les mémoires ukrainiennes et polonaises se nourrissent de récits contradictoires et de héros opposés.
La Pologne post 1945 devait correspondre à la Pologne de l’an 1000 de la dynastie des Piast. L’ancienne présence ukrainienne dans le Sud-est est occultée. La redécouverte du sarcophage du prince Daniel de Galicie à Chełm ne fut notamment pas rendue publique.
En Ukraine soviétique fut célébré en 1954 le tricentenaire du traité de Pereïaslav (établissant le rattachement d’une partie de l’Ukraine à Moscou). Un document spécial, approuvé officiellement par le Comité central à Moscou, est rédigé. Celui-ci s’inscrivait dans la ligne stalinienne, consistant à saluer les Russes comme « la force dominante de l’URSS parmi tous les peuples de notre pays » tandis que les Ukrainiens étaient placés au rang de deuxième plus importante nationalité soviétique. Dans le discours officiel, les Russes et les Ukrainiens étaient des peuples distincts mais descendants de la Rus’ de Kiev, tandis qu’un demi-millénaire d’expansion culturelle polonaise était balayé.
De nouvelles perspectives parmi l’opposition polonaise au régime
En Pologne, après la révolution négociée de 1989, Solidarnosc forma un gouvernement non-communiste qui agit rapidement pour définir une politique orientale. Les différents avec les Lituaniens sur Vilnius ou avec les Ukrainiens sur la Galicie et la Volhynie furent si bien surmontés qu’ils en devinrent imperceptibles. Entre 1989 et 1991, alors que l’URSS était encore intacte, la politique polonaise a agi comme si la Lituanie, la Biélorussie et l’Ukraine allaient devenir des États-nations et que les frontières ne devaient pas être redéfinies.
Cette position n’était pourtant pas majoritaire au sein des opposants polonais au régime communiste qui pour certains cultivaient encore la nostalgie de l’époque où que Lwow comme Wilno étaient des villes polonaises. Jusqu’à la fin de son existence en 1989, le gouvernement polonais en exil à Londres adopta la position officielle que la Pologne devait renégocier ses frontières orientales.
Les initiateurs de cette nouvelle politique conciliatrice furent en particulier Jerzy Giedroyc et Juliusz Mieroszewski. Le premier est né à Minsk en 1906, alors capitale d’une province russe, dans une famille de la vieille aristocratie polono-lituanienne. Il participa à la vie politique polonaise durant l’entre-deux-guerres et prôna une meilleure relation entre le gouvernement central et les minorités ethniques. Après avoir servi sous le général Wladyslaw Anders dans l’armée polonaise aux côtés des Alliés, il fonda un institut littéraire et lança la revue Kultura en 1946 dont le siège fut en région parisienne jusqu’en 1989. Kultura fut la publication d’exilés polonais la plus influente.
Dans les années 1970, le plus proche collaborateur de J. Giedroyc, J. Mieroszewski (qui était originaire de Galicie) développa l’idée que non seulement il ne fallait pas remettre en question la frontière de 1945 car la Pologne y aurait intérêt et qu’il fallait donc soutenir la création d’États-nations lituanien, biélorusse et ukrainien indépendants. Il pressentait que c’est ce qui allait arriver dans un avenir proche avec un inévitable effondrement de l’URSS et l’avenir lui donna raison.
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Parmi l’opposition interne, cette position gagne également du terrain. Dès les années 1970, le PPN (Mouvement indépendantiste polonais) publia un programme dont la politique orientale était directement inspirée de Kultura ; tandis que le KOR (Comité de défense des ouvriers) publia dans un de ses bulletins, une lettre sur la réconciliation avec l’Ukraine. Certains clercs catholiques, comme Karol Wojtyła ou Jan Zieja, répandaient les idées de coresponsabilité pour les conflits orientaux du passé et la nécessité d’une réconciliation avec les voisins orientaux. Le syndicat de masse Solidarnosc adopta à son tour la position de Kultura. Même les nationalistes durs du KPN, soutenaient la création d’une coalition des États-nations de Pologne, de Lituanie, de Biélorussie et d’Ukraine.
La Pologne entre 1989 et 1991, mena donc une diplomatie des « deux voies » qui consistait à discuter autant avec les dirigeants de l’URSS qu’avec les dirigeants des RSS voisines. Elle agit ainsi comme si les RSS étaient des sujets de droit international à part entière, dignes de préoccupations d’égalité éthique ou juridique. Il s’agissait du seul pays à agir ainsi.
Il y avait une base juridique incontestable pour ces contacts avec les RSS. L’URSS était après tout un État de nationalités divisé en unités territoriales nommées d’après des nations reconnues sur les papiers d’identité, en accord avec la Constitution soviétique. La Pologne fut encore plus audacieuse en discutant ouvertement avec les oppositions des RSS, en particulier en Ukraine avec la première organisation politique non-communiste créée en septembre 1989, le Rukh (« Mouvement populaire pour la perestroïka »). Une délégation de Solidarnosc assista à son congrès fondateur.
Si la mémoire des massacres est toujours vive, chacun des deux pays a régulièrement essayé de faire un petit pas en direction de la réconciliation. Le Sénat polonais présenta des excuses en août 1990 pour les opérations d’expulsions. Mais les parlementaires polonais attendirent en vain une démarche similaire de leurs confrères ukrainiens concernant les massacres commis par l’UPA ; il était plus compliqué pour un État de présenter des excuses pour les actes commis par une armée de partisans.
À Kiev en octobre 1990, le ministre des Affaires étrangères polonais, Krzysztof Skubiszewski signa avec son homologue, Anatoliy Zlenko, une déclaration « d’État à État » qui incluait un pacte de non-agression, l’acceptation des frontières existantes et la reconnaissance des droits culturels des minorités des deux bords.
Suite à la tentative ratée de coup d’État à Moscou d’opposants à Mikhaïl Gorbatchev, le parlement de la RSS d’Ukraine vota à l’écrasante majorité, le 24 août 1991, l’indépendance du territoire, malgré l’hostilité du gouvernement américain. Le 1er décembre 1991, le peuple ukrainien vote en faveur de l’indépendance à une très grande majorité et cela dans toutes les régions du pays. La Pologne fut le premier État à reconnaître cette indépendance.
On peut considérer que c’est grâce à l’influence polonaise et sa démarche pacifiste que les nationalistes ukrainiens ont privilégié une vision plus apaisée du nationalisme ukrainien. Le Roukh pu compter sur le soutien d’une partie des communistes ukrainiens et en particulier du président du Soviet suprême ukrainien, Leonid Kravtchouk. Si la politique polonaise avait été différente, les communistes conservateurs auraient bénéficié d’un puissant argument pour s’opposer à l’indépendance : la nécessité du soutien de Moscou contre Varsovie.
Un partenariat fragile mais qui dure
Le 8 décembre 1991, dans un ancien pavillon de chasse des grands-ducs lituaniens dans la forêt de Belovezha (Bialowieza en polonais) en Biélorussie, les dirigeants biélorusses, russes et ukrainiens mirent un terme à l’URSS suite au refus du président ukrainien, L. Kravtchouk de signer un nouveau traité d’union. Pour Boris Eltsine, une union sans l’Ukraine n’avait pas lieu d’être. Comprenant que l’URSS était morte, M. Gorbatchev annonça sa démission le 25 décembre 1991.
Pour voir ce qu’il y avait de spécial dans la politique polonaise, il peut être utile de la comparer aux autres politiques étrangères de l’époque dans les pays anciennement communistes. La Pologne considérait que les droits des minorités (comme ceux des Polonais d’Ukraine ou de Lituanie) devaient être accordés par les pays où ces minorités résidaient, évitant ainsi les contestations des frontières établies ou les tentatives d’interventions dans les pays tiers. Cette politique contrastait avec le gouvernement hongrois qui étendait sa communauté politique aux minorités magyares des pays voisins ou encore avec les communistes nationalistes serbes qui, au nom de la Grande Serbie, sont en grande partie responsable de la Guerre de Yougoslavie. La Russie n’a pas non plus appliqué cette règle en soutenant l’indépendance de la Transnistrie en Moldavie et en remettant en cause dès l’époque de B. Eltsine les frontières de l’Ukraine.
Le traité polono-ukrainien de mai 1992 confirme les dispositions du traité d’octobre 1990 : il officialise la reconnaissance de leur frontière commune et établit un ensemble d’accords sur leurs relations de bon voisinage et de coopération. Puis en février 1993, un accord de coopération militaire est signé entre les deux pays.
Au printemps 1997, les présidents polonais Aleksander Kwaśniewski et ukrainien Leonid Koutchma, entérinent la réconciliation historique formelle entre les deux pays avec une déclaration conjointe qui énumérait les torts causés par chaque nation à l’autre. Ils en profitèrent pour se recueillir dans des lieux de mémoire et pour inaugurer des mémoriaux en hommage aux victimes du communisme. Des critiques persistèrent néanmoins car ce rapprochement n’amenait pas des excuses officielles. L’Union mondiale des soldats de l’AK et l’Union des Ukrainiens de Pologne entreprirent de recruter chacun de leur côté des historiens qui leur étaient favorables afin de rédiger des livres d’histoire sur le sujet. Des colloques communs eurent lieu et les textes des deux organisations étaient comparés afin d’aboutir à une déclaration commune.
Les deux pays se rapprochèrent aussi progressivement de l’OTAN et de l’UE. Néanmoins seule la Pologne intégra les deux organisations, respectivement en 1999 et en 2004. L’Ukraine se contentant d’accords la laissant à chaque fois dans l’antichambre de ces organisations.
Lors des élections présidentielles ukrainiennes de 2004, l’élection fut soupçonnée d’avoir été truquée au profit de Viktor Ianoukovytch tandis que son concurrent, Viktor Iouchtchenko, est empoisonné. Les protestataires se rassemblent place Maïdan, c’est le début de la Révolution orange. La Pologne joua un rôle décisif : son président A. Kwaśniewski réussit à convaincre le président sortant, L. Koutchma d’apporter son soutien à la décision de la Cour constitutionnelle qui prévoyait d’annuler les résultats officiels d’élections jugées frauduleuses. Le 26 décembre de nouvelles élections ont lieu et V. Iouchtchenko l’emporte.
De nouveau, à l’hiver 2013-2014, la Pologne soutint les opposants à la politique de V. Ianoukovytch, rassemblés place Maïdan. Celui-ci, élu en 2010, avait renoncé à la dernière minute à la signature d’un nouvel accord d’association avec l’UE. La pression internationale avait incité le Parlement ukrainien à demander le gouvernement à cesser de recourir à la violence contre les manifestants. Estimant que la justice de son pays pouvait lui demander des comptes pour sa politique, V. Ianoukovytch s’enfuit du pays ce qui entraîne le vote de sa destitution par le Parlement en février 2014.
Le soutien de la Pologne au nouveau gouvernement de Petro Porochenko n’effaça cependant pas ces vieilles questions mémorielles de resurgir de temps en temps. Les lois ukrainiennes de décommunisation adoptées en 2015, provoquèrent ainsi quelques contestations en Pologne à cause de la valorisation de l’UPA. En réaction, l’assemblée polonaise adopta en juillet 2016, une Journée nationale de commémoration des victimes du génocide des Polonais en Volhynie et en Galicie. Une loi polonaise de 2018 sur le rôle de l’Institut du souvenir national remet à l’ordre du jour la dénonciation des crimes de l’UPA alors qu’en Ukraine, les exhumations des fosses communes de cadavres de civils polonais avaient été stoppées en 2017.
Néanmoins depuis le début de l’invasion russe, la Pologne fut un des principaux soutiens de l’Ukraine. Les gouvernements des deux pays semblent être prêts à continuer sur la voie de la réconciliation comme lors de cet hommage rendu par les deux chefs d’État en juillet 2023 aux victimes des massacres de 1943-1944. Espérons que Polonais et Ukrainiens sauront surmonter leurs divergences pour mieux construire l’Europe des peuples et des libertés de demain.