Il n’est désir plus naturel que le désir de connaissance. Nous essayons tous les moyens qui nous y peuvent mener. Quand la raison nous y fait défaut, nous y employons l’expérience : par essais divers l’expérience a produit l’art, l’exemple ouvrant la voie
Montaigne, Les essais
dans le langage martien, il était impossible de séparer les concepts humains de « religion », « philosophie » et « science » et, comme Mike pensait en martien, il était incapable de faire la différence.
Robert Heinlein, En terre étrangère
La philosophie et la science ont émergé en Grèce antique, vers le VIème siècle avant JC. Il est difficile de dire qui est considéré comme le premier philosophe ou le premier scientifique. Toutefois, on peut identifier certains penseurs de l’antiquité grecque comme des précurseurs de ces domaines. Les premiers philosophes grecs étaient connus sous le nom de « présocratiques » et ont été les premiers à poser des questions fondamentales sur la nature de l’univers, de la connaissance humaine et de l’existence avec une approche scientifique mais aussi artistique. Parmi eux, Thalès de Milet, dont les écrits ne nous sont pas parvenus, est souvent considéré comme l’un des premiers philosophes de l’histoire de la pensée occidentale et on enseigne encore ses théorèmes mathématiques aujourd’hui. Mais parmi les textes accessibles, on observe que les réflexions d’ordre philosophique de Parménide et Héraclite se faisaient par l’entremise de poèmes créant un entrelacement des disciplines avant qu’elles ne deviennent des domaines distincts. De ces pratiques est née la culture grecque.
Tentons de comprendre ce que sont la science et la philosophie à l’aune de notre schéma.
Traité
Néoréactionnaire
Le premier livre de NIMH
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Qu’est-ce que la Science
Il y a deux espèces de connaissance ; l’une est connaissance des faits, l’autre est connaissance de la conséquence allant d’une affirmation à une autre. La première n’est rien d’autre que la sensation et la mémoire, et c’est une connaissance absolue, comme quand nous voyons qu’un fait a lieu ou quand nous nous souvenons qu’il a eu lieu ; c’est la connaissance que l’on requiert d’un témoin. La dernière est appelée science et elle est conditionnelle, comme quand nous savons que si la figure que l’on considère est un cercle, alors toute ligne droite passant par le centre divisera la figure en deux parties égales. Il s’agit de la connaissance que l’on requiert d’un philosophe, c’est-à-dire de celui qui prétend raisonner.
Thomas Hobbes, Léviathan
L’objectif de la science est de comprendre et d’expliquer les phénomènes naturels qui se produisent dans notre univers. Elle constitue un ensemble de méthodes et de connaissances. Les scientifiques observent les faits du monde puis élaborent des hypothèses, des théories et des lois qui décrivent et prédisent les phénomènes à l’aide d’observations, d’expériences et de raisonnements logiques. L’étude des sciences est un processus continu de découverte et d’apprentissage qui est soumis à des tests et à des révisions à la lumière de nouvelles informations et découvertes venant valider ou invalider les hypothèses initiales.
On peut dire que la connaissance scientifique est basée sur l’observation, l’expérimentation, la mesure, la vérification et la reproduction afin de développer des compréhensions précises, spécifiques et vérifiables qui décrivent et expliquent les phénomènes naturels.
Ce qu’il est important de retenir ici c’est que la science est ce qui permet le mieux de produire de la connaissance en tranchant entre ce qui est faux et ce qui est vrai grâce à l’expérience. On peut alors reprendre notre schéma et aisément placer la science dessus en tant que domaine principal lié à l’expérience et permettant la construction d’information. Il faut bien comprendre que la science doit s’intégrer à ce processus et recouvre donc un but. Il n’y a pas de science pour la science ou de connaissance pour la connaissance. La science doit être une méthode servant la vie. Si la connaissance préexiste et qu’on ne fait que la découvrir, il n’en est pas moins vrai qu’elle se veut incarnée. Un lion ne pourra comprendre vos explications sur la thermodynamique.
Mais, sans constance et sans orientation vers un but, une grande imagination est une sorte de maladie, comme celle de ceux qui, se lançant dans un discours, en perdent brusquement de vue le but, à cause de tout ce qui leur vient à l’esprit dans de nombreuses et longues digressions et parenthèses, et se perdent complètement eux-mêmes.
Thomas Hobbes, Léviathan
Si on observe que cette dernière s’est épanouie avec les Lumières en même temps que le capitalisme, c’est précisément parce que la science a besoin de ressources financières. Le capitalisme est le moyen le plus efficace que la vie ait trouvé à ce jour pour optimiser le processus décrit dans le schéma qui vise à augmenter l’extropie, ou – comme le dit Maxime Nechtschein parce que c’est la même chose – maximiser la dissipation de l’énergie.
Force est de constater qu’un système fondé sur la recherche du profit maximum et la libre concurrence est le plus apte à générer de l’activité et de la croissance. La loi du profit maximum, qui est consubstantielle du capitalisme, est en parfaite adéquation avec la loi de dissipation maximum de l’énergie. Il apparaît que cette loi de dissipation maximum de l’énergie, qui privilégie et renforce le capitalisme, l’emporte sur la lutte des classes qui devait l’abolir.
Maxime Nechtschein, Des Chasseurs-Cueilleurs au Capitalisme et Après, une Approche Thermodynamique
En fait, les biens intellectuels sont tout aussi coûteux que les besoins matériels et dépendent tout autant des conditions économiques. La science nécessite des librairies, des laboratoires, des télescopes, des microscopes, etc., et les savants doivent être soutenus par le travail d’autrui.
Bertrand Russell, Histoire de la philosophie occidentale
C’est sans étonnement alors que nous pouvons dresser un parallèle entre notre schéma et celui proposé par Eric Ries qui constituera la Bible des start-up de la Silicon Valley. Une entreprise est une structure dissipative et il est fort logique qu’elle suive les mêmes processus pour augmenter son extropie.
Horreur
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Zero HP Lovecraft
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De façon brillante, Nick Land – sans doute inspiré de Curtis Yarvin – pointera du doigt ce lien entre la science et le capitalisme marchant de pair et, lorsqu’ils sont réellement en opération, détruisant jusqu’à la nécessité de la guerre qui n’est jamais que le dernier recours permettant la résolution d’incertitude. La guerre pointe son nez afin de définir qui a raison entre deux belligérants ne souhaitant pas se plier aux résultats de la science et du capital. On ne débat pas après une défaite militaire.
L’existence de la science, en tant que réalité sociale effective, est strictement limitée aux temps et aux lieux où prévalent certaines structures élémentaires de l’organisation capitaliste. Elle dépend, de manière centrale et par définition, d’une forme moderne de concurrence. En d’autres termes, il ne peut y avoir de science sans un mécanisme social efficace d’élimination des échecs, fondé sur des critères extra-rationnels, inaccessibles à la capture culturelle.
La question de savoir si une entreprise ou une théorie scientifique a échoué ne peut pas – en définitive – faire l’objet d’un accord. Aucune décision politique possible, fondée sur la persuasion et le consensus, ne peut régler la question. Bien sûr, une grande partie de ce qui porte le nom de science et d’entreprise capitaliste est soumise exactement à ces formes de résolution, mais dans de tels cas, ni le capitalisme ni la science ne sont réellement appliqués. Si un appel au pouvoir peut assurer la viabilité, le critère de la concurrence est désactivé, et la véritable découverte de connaissance cesse d’avoir lieu.
Dans les conditions du processus social capitaliste libéré, les entreprises comme les théories scientifiques comportent un double aspect. Leur expression sémiotique est mathématisée, et leur fonctionnement est validé par la réalité (donc non politiquement performatif). Les mathématiques simplifient la rhétorique au niveau du signe, en communiquant les résultats expérimentaux – indépendamment de toute exigence d’accord – qui déterminent la force concurrentielle des hypothèses. Ce n’est pas une coïncidence si les entreprises et les théories capitalistes, lorsqu’elles ne sont pas soutenues par des institutions conformes, retrouvent une proximité avec la guerre et la décision militaire, qui les a accompagnées à leur naissance à la Renaissance européenne. Il ne peut y avoir de « débat » avec une défaite militaire. Ce n’est que lorsque la demande de débat est mise de côté – lorsque le capitalisme commence – que la contrainte de la réalité militaire devient inutile.Le capitalisme est opérationnel lorsqu’il n’y a rien à discuter. Une entreprise, ou une théorie, est simplement démolie (ou non). Si – étant donné les faits – les sommaires ne fonctionnent pas, c’est terminé. La rhétorique politique n’a pas sa place. La « science politisée » n’est tout simplement pas de la science, tout comme une activité commerciale politisée est anticapitaliste. On ne comprend rien à l’un ni à l’autre, jusqu’à ce que cela soit le cas.
Nick Land, Science
La science est donc le meilleur moyen de parvenir à la résolution d’incertitude. Elle est mère du progrès matériel. Cependant, elle est naturellement limitée. Comme nous l’avons vu précédemment, les conditions cosmologiques la destinent à expliquer les choses de plus en plus localement et condamnent sa prétention à être la seule source de connaissances par la voie empirique.
Les galaxies s’éloignent de plus en plus les unes des autres et il arrivera un jour où il sera impossible de les observer. Il sera alors impossible de mesurer l’éloignement les unes des autres, donc l’expansion de l’univers et notre observation empirique nous donnera l’impression de vivre dans un espace restreint localement et isolé. « Un univers en accélération efface les traces de ses propres origines » écriront Lawrence M. Krauss et Robert J. Scherrer, dans un article intitulé The End of Cosmology? publié dans Scientific American (2008). S’il existe dans le futur des connaissances inaccessibles qui le sont pourtant aujourd’hui, se pourrait-il qu’il existe déjà aujourd’hui des connaissances qui nous sont inaccessibles ? Auquel cas, comment spéculer sur ces connaissances ? C’est là qu’intervient la philosophie.
Qu’est-ce que la philosophie
Non ! Qu’on ne me vienne pas avec la science, quand je cherche l’antagoniste naturel de l’idéal ascétique, quand je demande : « Où est la volonté adverse en qui s’exprime un idéal adverse ? » Pour un tel rôle la science est loin d’être assez autonome, elle a besoin elle-même, en tout état de cause, d’une valeur idéale, d’une puissance créatrice de valeurs qu’elle puisse servir et qui lui donne la foi en elle-même – car, par elle-même, elle ne crée aucune valeur. Ses rapports avec l’idéal ascétique n’ont pas le caractère de l’antagonisme ; on serait plutôt tenté de la considérer comme la force de progrès qui régit l’évolution intérieure de cet idéal.
Nietzsche, Généalogie de la morale
Dans l’antiquité, ce que nous appelons maintenant la science était souvent inclus dans le domaine de la philosophie. Les philosophes grecs anciens, comme Aristote, s’intéressaient à des questions qui relèvent maintenant de la science, comme la nature de la matière et le mouvement des corps célestes. Ils ont utilisé des méthodes rationnelles et logiques pour essayer de comprendre le monde.
Au fil du temps, cependant, la science a commencé à se séparer de la philosophie. La science est devenue de plus en plus basée sur l’expérimentation et l’observation directe du monde naturel, tandis que la philosophie a continué à se concentrer sur la logique et la réflexion.
Dans son livre Enquête sur l’entendement humain, David Hume nous indique qu’il existe deux types de philosophes ayant chacun leur mérite. La première considère l’homme avant tout comme né pour l’action, et comme influencé dans ses estimations par le goût et le sentiment alors que la deuxième considère l’homme plus comme un être raisonnable que comme un être actif et cherche plutôt à former son entendement que de cultiver ses mœurs. On pourrait mettre cela en lien avec les propos d’Alfred North Whitehead dans son ouvrage The process of reality où il mentionne deux types de philosophies. La première, qu’on retrouvera plutôt à l’orient dans la pensée indienne ou chinoise selon lui, est la philosophie de l’organisme centrée sur le processus qui tend donc vers l’action. La deuxième, plus occidentale, est la philosophie reposant sur les faits qui cherche un absolu qu’elle trouvera souvent en Dieu.
La philosophie, au cours de son histoire, a consisté en deux parties faussement liées : d’une part une théorie se rapportant à la nature du monde ; de l’autre une doctrine politique ou éthique quant à la meilleure manière de vivre. Le fait de n’avoir pu les séparer avec une clarté suffisante a été la source d’une grande confusion de pensée.
Bertrand Russell, Histoire de la philosophie occidentale
La philosophie est l’autocorrection par la conscience de son propre excès initial de subjectivité. Chaque occasion réelle apporte aux circonstances de son origine des éléments formateurs supplémentaires qui approfondissent son individualité particulière. La conscience n’est que le dernier et le plus grand de ces éléments par lesquels le caractère sélectif de l’individu obscurcit la totalité extérieure dont il est issu et qu’il incarne. Un individu réel, d’un tel niveau supérieur, est en contact avec la totalité des choses en raison de son actualité pure et simple ; mais il a atteint sa profondeur individuelle d’être par une emphase sélective limitée à ses propres objectifs. La tâche de la philosophie est de retrouver la totalité obscurcie par la sélection. Elle remplace dans l’expérience rationnelle ce qui a été submergé dans l’expérience sensible supérieure et qui a été enfoncé encore plus profondément par les opérations initiales de la conscience elle-même.
Alfred North Whitehead, The process of reality
Il n’y a qu’une saine méthode de philosopher sur l’univers ; il n’y en a qu’une qui soit capable de nous faire connaître l’être intime des choses, de nous faire dépasser le phénomène : c’est celle qui laisse de côté l’origine, le but, le pourquoi, et qui ne cherche partout que le quid, dont est fait l’univers ; qui ne considère pas les choses dans une quelconque de leurs relations, dans leur devenir et leur disparition, bref sous l’un des quatre aspects qu’éclaire le principe de raison suffisante ; mais tout au rebours, elle écarte toutes les considérations qui se rattachent à ce principe, et s’attache à ce qui reste alors, à ce qui apparaît dans toutes ces relations, mais qui en soi leur échappe, à l’essence universelle du monde, laquelle a pour objet les Idées présentes dans ce monde. De cette forme de connaissance naît, avec l’art, la philosophie, et même, nous l’allons voir dans ce livre, cette disposition du caractère qui seule fait de nous de vrais saints et des sauveurs de l’univers.
Arthur Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation
Car pour ce qui est de la connaissance intuitive, in concreto, chaque homme trouve en soi-même par la conscience toutes les vérités philosophiques : mais de les traduire en savoir abstrait, de les soumettre à la réflexion, voilà l’affaire de la philosophie ; elle n’en doit pas, elle n’en peut pas avoir d’autre.
Arthur Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation
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Alors que la science est du domaine du concret, de l’expérience, la philosophie est par excellence le domaine de l’abstraction. En d’autres termes, la pensée y est libérée de l’application pratique immédiate et de sa mise à l’épreuve dans le monde sensible. Mais cela ne veut pas dire que la philosophie doive vivre de manière indépendante de toute application pratique et que ce ne doit pas être son but final.
Du grec philia désignant l’amour amical et sophia la sagesse, la philosophie se veut donc naturellement être l’amour de la sagesse. Le philosophe est l’ami de la sagesse. Encore faut-il bien comprendre ce qu’est la sagesse. La sagesse est intimement liée à la connaissance. Elle implique la capacité à comprendre les situations de manière globale et à prendre des décisions judicieuses en conséquence. En somme, la sagesse nécessite une combinaison de connaissances étendues et de capacité à sélectionner les informations les plus pertinentes pour prendre des décisions judicieuses. Ce n’est pas l’amour de la connaissance pour la connaissance. Ces connaissances doivent permettre de prendre des décisions en vue d’un but.
Mais dans quel but ? Platon nous offrira une réponse, que je ne juge pas satisfaisante, la philosophie doit nous apprendre à mourir. Il existe selon lui le corps et l’esprit et la mort et la séparation de l’esprit et du corps. La philosophie s’attachant aux plaisirs spirituels de la connaissance, son but serait de préparer l’âme à cette séparation du corps. Je pense que c’est en partie vrai, mais seulement en partie. La philosophie va seulement indirectement nous préparer à la mort. Le but de la philosophie doit nécessairement servir la vie et c’est seulement en cela qu’elle permet de comprendre la vie qu’elle nous permet de comprendre aussi le sens de la mort et donc de l’accepter. Je suis en cela d’accord avec Montaigne dans une certaine mesure.
La philosophie nous ordonne d’avoir la mort toujours devant les yeux, de la prévoir et considérer avant le temps, et elle nous donne après les règles et les précautions pour pourvoir à ce que cette prévoyance et cette pensée ne nous blesse. Ainsi font les médecins qui nous jettent aux maladies afin qu’ils aient où employer leurs drogues et leur art. Si nous n’avons su vivre, il est injuste de nous apprendre à mourir et de vouloir donner à la fin une forme qui diffère de son tout. Si nous avons su vivre constamment et tranquillement, nous saurons mourir de même. Ils s’en vanteront tant qu’il leur plaira : la vie tout entière des philosophes est une méditation de la mort Tota philosophorum uita commentatio mortis est… Mais il m’est avis que c’est bien le bout, non pourtant le but de la vie. C’est sa fin, son extrémité, non pourtant son objet. Elle doit être elle-même à soi-même sa propre visée, son dessein.
Montaigne, Les essais
Servir la vie veut alors nécessairement dire trouver un ordre qui va permettre de servir l’action. Tout ascétisme désirant user de la philosophie afin de trouver un ordre ne conduisant pas à l’action sera une revendication de la philosophie pour la philosophie qui constitue un nihilisme.
Philosophie et principe de moindre information
Au début de son histoire, la philosophie était étroitement liée à la science. Les présocratiques ont utilisé la raison et l’observation pour comprendre les phénomènes naturels et ont cherché à établir des lois universelles qui régissent le monde. Cependant, au fil du temps, la philosophie a évolué pour devenir une discipline plus large, qui englobe non seulement des questions scientifiques, mais aussi des questions morales, éthiques, politiques et métaphysiques. Ainsi, la philosophie s’est différenciée de la science en abordant des questions de sens, de valeur, de finalité, de liberté, de subjectivité… Qui ne sont pas étudiées par les sciences. Ainsi comme le pensait Aristote, la philosophie est supérieure aux sciences dures.
Il en est pour la physique comme pour les mathématiques ; la physique étudie les accidents et les principes des êtres en tant qu’ils sont en mouvement, et non pas en tant qu’êtres. Mais nous avons dit que la science première est celle qui étudie les objets sous le rapport de l’être en tant qu’être, et non point sous quelque autre rapport. C’est pourquoi et la physique et les mathématiques ne doivent être regardées que comme des parties de la philosophie.
Aristote, Métaphysique
Si la science se veut nécessairement limitée dans les connaissances qu’elle peut obtenir empiriquement, la philosophie est alors le moyen de les combler, imparfaitement et parfois même de façon erronée. La philosophie est donc un système de croyance, une représentation simplifiée du monde. Elle a pour mission de comprendre l’ordre des choses dans le but de l’action. Elle doit alors sélectionner les connaissances clefs produites par la science et inférer celles manquantes afin de créer une vision du monde cohérente donnant du sens à l’existence afin de guider l’action le mieux possible. Elle ne doit pas avoir peur de bousculer notre vision du monde et imaginer de nouveaux paradigmes. Les avancées scientifiques découlent souvent au préalable d’un changement de paradigme philosophique et on peut imaginer que les paradigmes se rapprochant le plus de la vérité seront sélectionnés. Quand bien même ils ne seraient pas eux-mêmes falsifiables directement, ils peuvent donner lieu à des expériences scientifiques qui le sont.
Un progrès ultérieur nécessite une refonte du schème, c’est-à-dire une invention ; en certains cas, ce progrès ne peut s’opérer que grâce à un changement de niveau, produit, par exemple, par une nouvelle théorie scientifique qu’il a lui-même suscité. […] Pour découvrir un schème nouveau, il faut un changement de niveau et de structures ; c’est le cadre conceptuel de ce changement, point de départ d’un nouveau progrès linéaire, qui est fourni, avec Galilée, par la notion de pression atmosphérique. Plus tard, les recherches sur les changements d’état de la matière et leurs conditions énergétiques – point de départ de la thermodynamique – ont permis de passer de la machine de Newcommen à celle de Watt : il n’y a pas là seulement progrès, mais refonte des schèmes.
Gilbert Simondon, Sur la technique
La philosophie sélectionne les informations capitales. Sélectionner demande nécessairement d’ignorer certaines informations qui ne sont pas pertinentes. En cela, la philosophie a pour but de favoriser ce que j’ai nommé le principe de moindre information, alors que la science a pour but de maximiser la quantité d’information. Mais que nous disposions des informations adéquates ou non, il nous faut agir. La philosophie doit alors permettre de favoriser l’action dans des situations où la science n’a pas encore tranché ou ne pourra tout simplement jamais trancher. La science est descriptive, et non prescriptive. La philosophie doit, quant à elle, être prescriptive et admettre de pouvoir se tromper. Les informations sur lesquelles elle repose seront alors composées de connaissances et de sentiments. Le sentiment étant une forme de connaissance, une conscience plus ou moins claire d’une chose comportant des éléments affectifs et intuitifs.
Ceux qui sont accoutumés à juger par le sentiment ne comprennent rien aux choses de raisonnement, car ils veulent d’abord pénétrer d’une vue et ne sont point accoutumés à chercher les principes. Et les autres, au contraire, qui sont accoutumés à raisonner par principes, ne comprennent rien aux choses de sentiment, y cherchant des principes, et ne pouvant voir d’une vue.
Blaise Pascal, Pensées
C’est d’ailleurs de cette façon qu’il faut appréhender la mémoire. La mémoire est un moyen de stocker des informations liées à des expériences passées, non pas dans le but de se souvenir de ces événements mais afin de se servir des connaissances de ces événements dans le futur. Si une information tirée d’un événement ne nous semble plus pertinente pour nos actions futures, on aura tendance à l’oublier. La mémoire suit ainsi ce principe de moindre information.
On croit toujours que la mémoire consiste à regarder vers le passé, mais je pense qu’il faut l’aborder dans le sens inverse. La mémoire, ce sont des systèmes qui projettent des informations vers le futur ! Je m’explique : supposons que je reçoive une information. Si je la mémorise, c’est parce que mon cerveau estime qu’elle me servira plus tard. Je vais donc la projeter dans le futur, en la stockant.
Stanislas Dehaene, La plus belle histoire de l’Intelligence
Venons-en à ce que je voulais vraiment exposer en mettant en avant le schéma que j’ai introduit précédemment. Si la philosophie doit pouvoir se tromper, elle ne doit pas pour autant accepter de se tromper sciemment. La philosophie peut devenir une arme contre la science dès lors que celle-ci refuserait de tenir compte de la connaissance produite par cette dernière. Par exemple, il est évident qu’ériger un dogme ne pouvant être revu à l’aune de nouvelles connaissances s’opposera à la science. C’est le problème que l’on rencontrera lorsqu’une religion ne veut réviser les fondements philosophiques qui la soutiennent. Mais de la même manière, tout mouvement anticapitaliste devra de facto reposer sur une philosophie frelatée et accorder une importance disproportionnée au politique qui deviendra un moyen de s’opposer à la science. Ce faisant, ils réintroduiront nécessairement la guerre en bout de course. Une philosophie anticapitaliste est alors par nature une arme contre la vie elle-même.
Les passions qui, plus que tout, causent les différences d’intelligence, consistent principalement en un plus ou moins grand désir de puissance, de richesses, de connaissances et d’honneurs. Toutes ces passions peuvent être réduites à la première, c’est-à-dire au désir de puissance. En effet, richesses, connaissances et honneurs ne sont que des espèces différentes de puissance.
Thomas Hobbes, Léviathan
Dire que la philosophie doit servir la vie ne dit rien d’autre que servir l’extropie ou la puissance. Une philosophie de l’avenir peut exister et aura toute sa place dès lors qu’elle servira pleinement l’ensemble des domaines faisant partie de ce processus. On peut accepter de se tromper, mais on ne doit pas chercher un autre but que celui-ci. Elle pourra être utile à un individu dans la conduite de ses affaires mais, plus encore, elle devra être adressée à une élite appelée à incarner l’ordre politique définissant les conditions d’existence et d’action de la cité. C’est ce que j’ai tenté de faire dans mon article sur le Prométhéisme.
Une telle philosophie devra alors non seulement être en accord avec toutes les connaissances scientifiques à disposition mais comprendre que son but est la religion. Si la philosophie commence dans le domaine de l’expérience, elle n’a pas pour but de s’en tenir à l’empirique. Elle doit faire l’effort d’abstraction maximale, se détacher de la temporalité, mais son but est lui de renseigner la religion dont le rôle sera de permettre l’action d’une culture particulière, à une époque particulière. La religion aura alors l’art comme meilleur compagnon de route, dès lors qu’on comprend ce qu’est réellement l’art.
En observant ce schéma, il apparaît que les reproches que l’on fait à la civilisation technoscientifique ne devraient pas tant porter sur ce qu’elle est que sur ce qu’elle n’est pas, et ce qui lui manque. Ce qui lui manque, c’est un pourquoi. Ce n’est pas la vie qui est absurde, c’est l’approche de cette dernière sans métaphysique qui le laisse penser. Il est normal pour une culture et une civilisation de s’appuyer sur la science et la Technique et la modernité l’a fait mieux que quiconque. Mais la technoscience est utilitariste. Elle est nécessaire à la Civilisation mais elle ne dit rien de l’identité d’une civilisation particulière qui repose sur sa métaphysique. Le problème de la civilisation occidentale moderne n’est en rien d’être technoscientifique, mais d’avoir délaissé l’aspect métaphysique que l’on trouve dans la philosophie.
Quelle est alors la différence entre la philsophie et la religion ? Une religion n’est ni plus ni moins qu’une philosophie officielle partagée par plusieurs individus. La philosophie guide le comportement individuel, la religion guide le comportement au sein d’une culture. On trouve des passages dans les ouvrages de Saint Simon pointant du doigt comment la religion ne pouvait plus constituer une institution servant à créer le lien entre les individus et que l’industrie était appelée à la remplacer. Mais c’est ici faire une erreur de jugement. L’industrie ne peut pas remplacer la religion car son rôle est entièrement différent.
On exagère, quand on dit que la Révolution française a complété la ruine des pouvoirs théologiques et féodaux ; elle ne les a pas anéantis ; seulement, elle a diminué beaucoup la confiance qu’on avait dans les principes qui leur servaient de base ; de telle sorte qu’aujourd’hui, ces pouvoirs n’ont plus assez de force et de crédit pour servir de lien à la société. Dans quelles idées trouverons-nous donc ce lien organique, ce lien nécessaire ? Dans les idées industrielles, c’est là et là seulement que nous devons chercher notre salut et la fin de la révolution.
Saint Simon, Lettres à un Américain
Il y a bien encore des penseurs qu’on nomme « philosophes » mais rares sont eux qui osent s’aventurer sur le chemin de l’ontologie et usurpent ainsi leur titre. L’Occident ne sait plus qui il est, ce qui est son essence. Il peut accepter de liquider sa culture et son peuple en dénonçant les classiques comme des œuvres faisant le jeu du suprématisme blanc car il n’a ni métaphysique, ni religion. Il faut d’abord une grande métaphysique pour générer une religion et de l’art digne de ce nom. Ce seront alors les thèmes de nos prochains articles.
La philosophie s’affranchit du soupçon d’inefficacité par ses relations étroites avec la religion et avec la science, naturelle et sociologique. Elle atteint son importance principale en fusionnant les deux, à savoir la religion et la science, en un seul schéma de pensée rationnel. La religion doit relier la généralité rationnelle de la philosophie aux émotions et aux objectifs qui naissent de l’existence dans une société particulière, à une époque particulière, et qui sont conditionnés par des antécédents particuliers. La religion est la traduction d’idées générales en pensées particulières, en émotions particulières et en objectifs particuliers ; elle a pour but d’étendre l’intérêt individuel au-delà de sa particularité autodestructrice.
Alfred North Whitehead, Process and Reality
Non! La vie ne m’a pas déçu ! Je la trouve au contraire d’année en année plus riche, plus désirable et plus mystérieuse, – depuis le jour où m’est venue la grande libératrice, cette pensée que la vie pouvait être une expérience pour qui cherche la connaissance – et non un devoir, non une fatalité, non une duperie ! – Et la connaissance elle-même : que pour d’autres elle soit autre chose, par exemple un lit de repos, ou bien le chemin qui mène au lit de repos, ou bien encore un divertissement ou une flânerie, – pour moi elle est un monde de dangers et de victoires, où les sentiments héroïques eux aussi ont leur place de danses et de jeux. « La vie comme moyen de la connaissance » – avec ce principe au cœur on peut non seulement vivre avec bravoure, mais encore vivre avec joie, rire de joie ! Et comment s’entendrait-on à bien rire et à bien vivre, si l’on ne s’entendait pas d’abord à la guerre et à la victoire ?
Nietzsche, Le gai savoir