L’éthique du succès : la droite d’Ulysse plutôt qu’Achille

Max Weber est connu pour ses travaux de sociologie ou ses recherches sur les raisons profondes qui ont favorisé le développement de « l’esprit du capitalisme »1. C’est pour d’autres recherches qu’il convient de mobiliser ses concepts.

On lui doit des expressions employées régulièrement, sans qu’elles soient (correctement) définies : l’éthique de conviction, et l’éthique de responsabilité. Ces notions sont développées dans deux conférences qu’il donne au début du XXe siècle : Le métier et la vocation de savant et quelque temps après, Le métier et la vocation de politique2. Weber y distingue ces deux figures qui paraissent antinomiques : le savant et le politique.

Au premier, l’éthique de responsabilité, autrement dit, une hauteur de vue et une objectivité (Weber parle de « neutralité axiologique ») intrinsèque à sa vocation. Ses interventions sont dépassionnées, empreintes de technique et de savoirs. La forme pourra apparaître atténuée, arrondie pourvu qu’elle permette d’arriver au but fixé. Ce sont autant de choses honnies aujourd’hui à droite où l’on se complaît dans une attitude prétendument anti-conformiste qui est en réalité un vernis bien léger pour masquer une paresse intellectuelle incapacitante. Le « plaisir aristocratique de déplaire » pour reprendre la célèbre expression baudelairienne, est un ressort également puissant pour expliquer cette attitude médiocre, alors même que tout esprit « aristocratique » est justement cloué au pilori égalitaire et démocratique par les mêmes.

Si le savant fait primer la raison sur la volonté, il en est tout autre de l’homme politique, mû par l’éthique de conviction. Au diable le succès, pourvu que l’on se fasse entendre ! Peu importe que l’on prêche uniquement des convertis. La forme est belle, romanesque, romantique mais souvent dénuée de toute ambition performative.

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Notre problème est aujourd’hui double : avoir d’un côté des savants dénués de tout sens politique, et des politiques, dénués de toute éthique scientifique. La politique est tellement devenue un métier avec ses rites initiatiques et ses parcours classiques, que cela mène à cette impasse. Il est évident que l’abus de l’expression « en responsabilité », pour masquer maladroitement un manque de courage politique, n’aide pas vraiment à mettre en avant ce terme et ce qu’il recouvre pour Max Weber. Le discours plébéien et la généralisation du principe démocratique à tous les compartiments de la vie (publique comme privée), incitent à privilégier la volonté sur la raison. Schopenhauer parle de dialectique éristique pour définir cette posture fondée sur la violence de la forme et l’envie non pas d’avoir raison, mais de prétendre plus fort que les autres, ce qui est tout à fait différent.

Par cycles, la droite française oscille entre la position du savant et celle du politique. Tantôt « responsable » sans être convaincue, tantôt convaincue sans être responsable. C’est là une erreur politique majeure et surtout une mauvaise lecture de l’œuvre wéberienne. Un autre nom donné par le sociologue allemand à l’éthique du savant, est « éthique du succès ». Ce n’est pas anodin. Se présenter avec la neutralité ontologique et l’absence (au moins apparente) de tout biais partisan accroît nécessairement votre capacité à convaincre, alors que persuader est bien plus délicat. L’erreur fondamentale est de refuser par principe l’une ou l’autre de ces postures. D’ailleurs, Weber estime qu’elles ne sont pas incompatibles. Conviction n’empêche pas responsabilité dans son esprit, et réciproquement.

La droite ne l’entend pas de cette façon : autant ne pas avoir de convictions et de constance et obtenir un strapontin ministériel ; mieux vaut par mimétisme contraire, plébisciter la retraite par répartition à 60 ans quand la démographie (prise comme donnée neutre en l’espèce) démontre la vacuité de la position. La posture incapacitante de l’opposant permanent explique aussi pourquoi certains se sont enfermés dans une attitude pro-russe, poussée jusqu’à s’opposer à l’admission de réfugiés ukrainiens, alors que la raison et l’intelligence politique commandaient le contraire.

Depuis plusieurs siècles, la droite court après le succès sans s’en donner les moyens. En retard en permanence, son mauvais sens politique lui impose de tenir des positions tiers-mondistes sur l’Occident, l’OTAN, l’éducation, la richesse pour flatter un électorat-roi, qui pourtant ne lui offre aucune couronne. Pour reprendre Montherlant, « ce sont des affaires de poids traitées par des gens légers ».

Si mes détracteurs me diront que « Dieu vomit les tièdes », je leur répondrai qu’il se rit aussi de « ceux qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes »3. Cette même droite, éternelle vaincue qui se plaint de la mainmise intellectuelle et (a)morale de la gauche tout en refusant d’adopter une attitude qui pourrait raisonnablement y mettre un terme. On peut facilement verser dans le complotisme en estimant que cela permet à chacun sans trop d’efforts, de rester dans son rôle assigné par le théâtre électoral.

Dans l’imaginaire collectif, la droite est nécessairement un perdant magnifique, mais c’est Ulysse qui rentre à bon port, pendant qu’Achille meurt sottement de sa vanité ; et pour autant, le roi d’Ithaque sait se montrer fort voire violent quand il le faut. Demandez-le aux habitants de Troie et aux prétendants d’Hélène ! Pour Achille la gloire, le panache mais la mort et la défaite. Pour Ulysse la patience, l’abnégation et finalement la victoire rudement acquise et méritée. Mais « l’homme aux milles ruses » est autrement moins éclatant que le guerrier myrmidon. Pourtant, le personnage de L’Odyssée n’a pas de talon, de point faible mortel. 

La sage combinaison de la conviction et de la responsabilité, du ratio et de la voluntas, voilà la voie à emprunter ! Que la droite, qui se revendique des valeurs aristocratiques prenne la pleine mesure de ce mot. « Le gouvernement des meilleurs » n’est pas le plus facile à instaurer mais il est le plus vertueux. Il tire sa sève de la vertu d’exemple, parce que l’aristocratie bien comprise est un service, pas une position. Parce que «noblesse oblige». Bertrand de Jouvenel a développé la notion de « statocratie » pour désigner la nouvelle caste, qui ne vit que par sa position acquise au sein des structures étatiques, et non par ses mérites4. La droite des statocrates doit laisser la place à celle des aristocrates. Tâche ardue dans un pays où assurément, nous n’avons pas « le droit d’ignorer l’État »5.

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Le courage politique n’est pas celui de tenir une position à contre-courant, fondée sur ce seul critère. Capitaliser sur l’hostilité au discours présenté comme majoritaire est une rente qui demande peu d’efforts. Il est bien plus commode de prétendre vouloir généraliser la démocratie directe par le « RIC » et autres vieilles lunes populistes6, que de pointer les limites de la généralisation du principe démocratique. Le peuple mythifié, celui de Jean-Jacques Rousseau n’est pas un allié fiable. Il est volatil, éphémère, versatile. C’est aux individus qui le composent qu’il faut s’adresser. Dans une posture pourtant de gauche, l’homme politique de droite s’adresse à la foule comme si elle était son égal. La mise en garde de Gustave Le Bon doit rester présente à l’esprit : « Les foules n’ont jamais eu soif de vérité. Devant les évidences qui leur déplaisent, elles se détournent, préférant déifier l’erreur, si l’erreur les séduit. Qui sait les illusionner est aisément leur maître ; qui tente de les désillusionner est toujours leur victime »7.

La ligne de crête est de prétendre s’élever au-dessus d’elle, sans pour autant la mépriser, dans cette attitude « d’exil intérieur », autre tempérament médiocre de droite, inauguré en son temps, par l’émigration contre-révolutionnaire au XIXe siècle. La légitimité ne se tire pas de la légalité contrairement à ce que nous dicte notre « État législatif »8. Elle s’acquiert par le temps et par cette capacité à s’élever, par l’exemple (qui est en soi preuve de courage et d’action) et la raison. Il ne faut pas rompre avec la fougue et l’énergie. C’est en cela que la droite doit être révolutionnaire : en action, mue par un « élan vital ».

Dans une nouvelle forme de pari pascalien, il faut miser sur leur capacité à s’extraire des influences de la foule pour prendre une décision sage, « prudente » diraient les anciens grecs. La phronesis d’Aristote est un élément indissociable de la « sagesse politique »9. Elle n’est pas incapacitante, ce qui fait dire à Heidegger qu’elle est « la conscience mise en mouvement »10.

Ce que l’on attend de la droite c’est qu’elle fasse sienne la phrase de saint Jean-Paul II : « Toute vérité est nôtre ». L’exigence que l’on attend de l’homme politique est celle-là. Max Weber estime que celui qui peut assumer pleinement la vocation doit avoir « de la passion et du coup d’œil », autrement dit : des convictions et de l’intelligence. L’un ne doit pas prendre le pas sur l’autre. 

L’éthique de responsabilité conduit nécessairement à faire de vous un homme politique convaincu, quand la réciproque n’est pas évidente. L’homme politique par facilité, ne cherchera pas à adopter la démarche du savant. La neutralité axiologique de ce dernier ne lui sied pas. Le règne de la démocratie impose toujours d’être convaincant, jamais d’être convaincu.

Le chemin le plus sûr est d’abord celui de la connaissance, de la posture neutre dans la recherche du savoir. Une fois cette colonne vertébrale intellectuelle acquise vos convictions personnelles, qu’elles en soient confirmées ou infirmées, s’en trouveront plus rigoureuses, plus cohérentes et espérons-le, plus convaincantes. S’il faut un esprit affûté, le jeu électoral comme principe matriciel de la démocratie impose aussi de ne pas s’en contenter. L’esprit doit être incarné. S’il est faux que la forme et le fond sont intrinsèquement liés, l’ethos de droite commande de cultiver les deux puisqu’à la suite de Dostoïevski, il nous faut affirmer que « la Beauté sauvera le monde ». Renoncer à défendre le beau c’est renoncer à l’élan vital et acter définitivement notre mort.

Références

[1] Max Weber est né en 1864 et meurt en1920. Référence à son célèbre ouvrage : L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Plon, 1964 (1905). 

[2] Ces deux conférences sont réunies dans un seul ouvrage : Le savant et le politique paru en 1919.

[3] Cette citation prêtée à Bossuet est tout à fait apocryphe.

[4] Du pouvoir, Paris, Hachette Littératures, 1998 (1972), p. 262.

[5] Référence au titre de l’ouvrage du philosophe anglais Herbert Spencer, paru en 1850. 

[6] L’expression populiste n’est employée ici ni dans un sens mélioratif ou péjoratif, mais strict : ce que veut/semble  vouloir le peuple assemblé en masses.

[7] Psychologie des foules, 1895.

[8] Notion développée par Carl Schmitt, notamment dans son ouvrage Légalité, légitimité (1932). 

[9] Voir les développements de la phronesis aristotélicienne dans son Éthique à Nicomaque. 

[10] Heidegger est par ailleurs bien plus critique et nuancé sur cette vertu. Ce n’est pas l’objet du présent article mais  mérite d’être souligné.

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