Technologie, Occident, libéralisme : la fausse équation

Les récents débats sur le prométhéisme, l’accélérationnisme et le techno-optimisme auxquels nous assistons de plus en plus dans les mondes anglo-saxon et francophone (l’Italie semble malheureusement incurablement provinciale et marginale à cet égard) semblent presque tous reposer sur un point de départ qui est considéré comme acquis. Les techno-optimistes comme les techno-pessimistes ont tendance à considérer comme évidente une équation : Occident = modernité = capitalisme = accélération technologique. Cette chaîne d’équivalences est considérée comme incontestable par ses défenseurs comme par ses détracteurs. On crée ainsi des récits où tout semble se tenir et où même ceux qui concentrent leur attention sur un seul point de l’équation sont soumis à une force d’attraction qui les conduit à épouser également les autres points. Ceux qui critiquent l’Occident se retrouveront ainsi à glisser presque par inadvertance vers des positions anti-technologiques ; à l’inverse, les partisans d’une vision prométhéenne seront enclins à avoir une vision positive de l’Occident dans sa généralité. Et ainsi de suite.

Avec cet article, j’ai l’intention de remettre en question les prétendues preuves de cette équation et de briser cette chaîne logique. En tant que cofondateur de la revue Prometheica, qui a déjà publié des traductions italiennes de plusieurs articles parus à l’origine dans Rage, je voudrais essayer d’expliquer pourquoi, à mon avis, il peut y avoir un prométhéisme non occidentaliste et pas nécessairement capitaliste. Mais avant tout, il est nécessaire de clarifier un aspect : le fait de critiquer l’Occident et le capitalisme ne place pas automatiquement l’auteur dans les rangs de ceux qui idolâtrent Poutine ou les ayatollahs iraniens, de ceux qui idéalisent n’importe quelle satrapie étrangère pourvu qu’elle soit anti-américaine. Le seul anti-occidentalisme qui ait un sens à mes yeux est celui qui part du mythe et du projet d’une Europe puissance. J’ai récemment écrit un pamphlet sur ce sujet qui vient d’être traduit en français (Europe vs Occident. La fin d’une ambiguïté, La Nouvelle Librairie éditions, 2024).

Pour que l’article soit compréhensible, il sera également nécessaire d’expliquer au moins les catégories essentielles auxquelles il se réfère, même si c’est de manière sommaire. J’appelle Europe le développement du mythe indo-européen, c’est-à-dire l’éternel renouvellement, sous différentes formes, d’une certaine mentalité, incarnée par des peuples historiques spécifiques, comme l’illustrent Dumezil, Benveniste et Haudry, selon le profil philologique, et Giorgio Locchi et Guillaume Faye selon le profil socio-politique. En revanche, j’appelle Occident l’idéologie qui soutient l’hégémonie américaine et qui déforme l’héritage européen en l’intégrant dans un nouveau cadre, de nature essentiellement biblique, synthèse qui ne peut cependant manquer de générer d’éternelles crises de rejet. Voilà deux définitions sur lesquelles je ne peux m’étendre davantage ici, qui sont certes arbitraires (toute macro-catégorie herméneutique l’est), mais qui, à mon avis, ne sont pas historiquement infondées.

Tout d’abord, il faut souligner qu’il n’y a pas d’automatisme liant le développement technique au contexte libéral-capitaliste. Non seulement, bien sûr, le monde a connu de grandes découvertes et innovations au cours des millénaires qui ont précédé l’invention du capitalisme, mais même dans la modernité, le monde non libéral n’est certainement pas resté dans la stase : la Russie soviétique a envoyé le premier homme dans l’espace, Guglielmo Marconi et Wernher von Braun ont poursuivi leurs innovations dans des régimes antilibéraux. Aujourd’hui, dans de nombreux domaines cruciaux, de la biotechnologie à la robotique, les États non occidentaux et souvent non libéraux excellent par rapport à l’Occident. Ce qui a existé et, dans une certaine mesure, existe encore, c’est le génie faustien européen qui, dans une phase historique particulière, s’est certainement transféré, au milieu de mille contradictions, dans l’Occident dirigé par les États-Unis, permettant ainsi son extraordinaire développement. Mais aujourd’hui, cet élan semble s’être épuisé. 

En effet, toute idéologie qui part de l’exaltation du caractère dynamique et conquérant de l’Occident capitaliste apparaît désespérément en retard. La puissance d’accélération du capitalisme, la fonction “suprêmement révolutionnaire” que Marx attribuait à la bourgeoisie dans l’histoire, semblent appartenir à une phase dépassée. Au-delà de l’histrionisme à la Elon Musk, avec toutes ses limites, le capitalisme d’aujourd’hui ne semble porteur d’aucune force propulsive, d’aucune capacité à nous emmener vers l’ailleurs. Au contraire, le consommateur du troisième millénaire est de plus en plus sédentaire : Netflix fait entrer le cinéma entre quatre murs, Facebook permet d’entretenir des relations sociales sans quitter sa chambre à coucher, Amazon livre toutes sortes d’objets à domicile, Deliveroo nous apporte de la nourriture, et Pornhub nous offre du sexe au bout des doigts. L’envie faustienne d’explorer, de conquérir, de découvrir semble s’être épuisée, tandis que le système économico-culturel ne promeut que les valeurs de la commodité, de la petite utilité, du bonheur tiède et béot. Aujourd’hui, la technologie ne nous offre pas la beauté de la vitesse, mais l’éloge de l’immobilité.

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Dans son essai Slowdown : The End of the Great Acceleration, Danny Dorling, professeur de géographie à Oxford, a récemment chanté les louanges de la Grande Décélération censée supplanter la Grande Accélération moderne et qui est en partie déjà en cours. Nous ne nous en rendons pas compte, explique l’universitaire britannique, mais démographiquement, écologiquement, culturellement, nous ralentissons déjà. Même dans le domaine de la technologie, Dorling est convaincu que nous sommes en train de nous arrêter. Quant à ce que nous trouverons à l’horizon, “il est plus probable qu’il s’agisse d’améliorations de vieilles technologies, comme les piles et les batteries, que de l’invention de nouvelles technologies, comme la téléportation”. Chez Dorling, qui représente bien la classe intellectuelle occidentale, le diagnostic s’accompagne d’un choix précis de camp (“ralentir est une bonne chose”, “nous devons cesser de considérer la stagnation comme une guigne”), ainsi que d’une épopée anti-futuriste assumée. La même difficulté embarrassante rencontrée dans les nouveaux projets d’alunissage de la Nasa, qui fait le bonheur des conspirationnistes, en dit long sur la phase historique que nous vivons. 

Or, le fait marquant est que cette dérive passéiste, ce culte de la stase, se nourrit exactement des présupposés idéologiques de base du libéralisme : utilitarisme, culte de l’individu, etc. Dans le Manifeste du techno-optimisme de Marc Andreessen, cette contradiction apparaît clairement. Le texte, en effet, fait coïncider difficilement des instances très différentes : futurisme, prométhéisme, idéologie de l’aventure, du risque, de la découverte, d’une part, et utilitarisme individualiste mesquin, d’autre part. Andreessen cite la célèbre phrase d’Adam Smith : “Ce n’est certainement pas de la bienveillance du boucher, du brasseur ou du boulanger que nous attendons notre déjeuner, mais du fait qu’ils veillent à leur propre intérêt”. Mais de quel intérêt propre devrions-nous attendre la colonisation de Mars ? L’homme n’est pas allé sur la Lune parce que l’épicier du coin voulait développer son activité, il y est allé parce qu’un immense appareil d’État, dilapidant des fortunes incalculables pour des raisons de pouvoir politique, a cru bon de risquer cette entreprise titanesque. Quel profit personnel les astronautes ont-ils tiré de ce voyage plein d’inconnues ? Ils y ont certes gagné une position sociale enviable, mais le ressort principal était l’orgueil, le désir d’explorer de nouveaux mondes, l’esprit faustien de la conquête. Aucune raison utilitaire n’aurait conseillé cette entreprise. Ce sentiment faustien du monde est d’ailleurs évoqué à plusieurs reprises dans le manifeste, qui n’est pas indifférent à l’aspect proprement poétique de la technologie, mais qui en même temps se juxtapose de force à une vision beaucoup plus myope et boutiquière. 

Dans son éloge de la machine techno-capitaliste hostile à l’État, Andreessen semble également ignorer – mais, vu sa position, il est impossible qu’il s’agisse d’une véritable ignorance – combien l’État américain interagit à tous les niveaux avec les grands de la Silicon Valley eux-mêmes, combien le développement de certaines plateformes est politiquement favorisé en tant qu’instrument du soft power américain, et aussi combien de technologies apparemment anodines sont en réalité d’origine militaire ou étatique. Un cas typique est celui de l’iPhone, produit du génie “affamé” et “fou” de Steve Jobs, mais pour lequel, en réalité, Apple n’a rien fait d’autre que de surfer sur la vague d’investissements publics massifs. La technologie de l’écran tactile, par exemple, a été développée par Wayne Westerman et John Elias à l’université du Delaware dans le cadre d’un programme de bourses postdoctorales de la NSF et de la CIA. Siri, l’assistant virtuel d’Apple, est né d’une demande de la Défense pour un “secrétaire virtuel” destiné au personnel militaire. Le Gps est né d’un projet du ministère américain de la défense visant à numériser le positionnement géographique et à améliorer la coordination et la précision des armes et des moyens militaires sur le terrain. Et ainsi de suite. 

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Certes, on ne peut nier que l’accélération technologique, le libéralisme et le capitalisme ont convergé à certaines étapes de l’histoire. Il suffit de penser à l’extraordinaire développement industriel, commercial et technologique de l’Empire britannique. Cependant, cette convergence semble avoir pris fin aujourd’hui. Après tout, la seule idéologie occidentale importée dans le monde aujourd’hui est l’idéologie woke : il est difficile d’imaginer quelque chose de plus anti-scientifique et de plus stagnant. Mais si l’Occident n’est pas le salut, à quoi peut-on se raccrocher ? À l’Europe puissante, par exemple. À un rêve européen renouvelé, pas nécessairement anti-américain, mais certainement non-américain. Sur ce plan, d’ailleurs, j’ai l’impression que le choix sera forcé : face à une Europe réellement consciente d’elle-même et décidée à jouer un rôle moteur, sans plus aucun complexe de culpabilité, ce seront les Etats-Unis qui choisiront pour nous et se révéleront explicitement anti-européens.

J’anticipe une objection : n’est-il pas intellectuellement malhonnête d’opposer l’Occident réel à une Europe idéale ? S’il est possible de brandir l’étendard d’une Europe puissance totalement hypothétique contre une Europe réelle décadente, pourquoi n’est-il pas possible de faire de même avec l’Occident ? Trois réponses peuvent être apportées à cette objection. 1) L’Europe puissance est certes un rêve, mais pas un mirage. Il existe des projets, des structures, des volontés politiques seulement esquissées qui vont dans ce sens. Il suffit de faire sauter une sorte de bouchon culturel pour que voie le jour la singularité européenne, qui comme la singularité technologique, une fois enclenchée, sera imparable. 2) A la suite de Guillaume Faye, je crois que l’Occident n’est pas en déclin, mais qu’il est le déclin. C’est-à-dire qu’il est une idéologie intrinsèquement décadente, individualiste, anti-historique, dont l’idéologie woke est un enfant parfaitement légitime. Si l’Europe est décadente parce qu’elle est aliénée de sa véritable essence, l’Occident est décadent parce qu’il développe sa véritable essence. 3) Enfin, il y a une motivation parfaitement nominaliste : nous sommes les mythes que nous nous choisissons. On peut certes justifier ce choix par des arguments rationnels, mais son fondement reste arbitraire. Je ne suis pas occidental parce que j’ai choisi des mythes fondateurs comme l’épopée homérique, Héraclite, l’empire romain, Ainsi parlait Zarathoustra, les mythes wagnériens, la poétique de D’Annunzio et de Marinetti, que l’Occident a toujours considérés comme problématiques, voire blasphématoires. À ce niveau, les explications logiques doivent à un moment donné s’arrêter et laisser place à un choix de champ incommunicable, selon ce qu’Oswald Spengler appelait les “idées sans paroles”.

1 comment
  1. Ne serais il pas plus clair de remplacer “Occident” pour désigner le concept ici présent par “Globohomo” ? Je comprends qu’il y ait une volonté d’élever le niveau et le langage mais on ne crée pas ces mots pour rien, et remplacer les termes mentalement en lisant l’article le rend beaucoup plus lisible. Plus généralement le terme “Occident” doit partir, il désigne beaucoup trop de choses à la fois et est probablement à lui tout seul responsable d’une grande partie du désordre interne à la droite.

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