La grande explication du monde : la révolution présocratique

Portrait de Thalès de milet
Illustration de Thalès de Milet

Il y a plusieurs figures fondamentales trop souvent oubliées quand on parle de science et de progrès. Pour certains, c’est la figure mythologique de Prométhée qui apparait. Mais permettez-moi de présenter d’autres figures majeures, un peu plus humaines. Elles sont d’autant plus indispensables qu’elles sont le point de départ de la pensée scientifique. Ces hommes sont, en quelque sorte, les premiers à avoir pleinement accueilli le feu offert par Prométhée. Il s’agit des présocratiques.

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Je leur rendrai hommage par le biais de cet article et démontrerai à quel point leur pensée est aussi déterminante que méconnue. Je vais me concentrer sur les plus anciens de ces personnages, les “Milésiens”, car l’essentiel était déjà présent chez eux. C’est un groupe de penseurs qu’Aristote appelait “Les premiers philosophes”. Il s’agit de : Thalès (Θαλῆς), Anaximandre (Ἀναξίμανδρος) et Anaximène (Ἀναξιμένης) …

illustrations des philosophes de Thalès, Anaximandre et Anaximène
Les portraits de Thalès, Anaximandre et Anaximène

Qui sont les “Milésiens” ?

Les Milésiens sont des grands sages de la Grèce antique. Leur existence est considérée par certains comme quasi mythique. Mais ils ont, quoi qu’il en soit, grandement influencé l’antiquité grecque. Il n’y a aucune trace directe de leurs écrits, seules subsistent des références, des citations ou des réponses à leurs propos. Parmi ces sources uniquement indirectes, beaucoup viennent des écrits d’Aristote, mais une grande partie est plus tardive, chrétienne et donc hostile (car ils furent alors considérés comme des penseurs païens). Nous connaissons bien les présocratiques grâce à un énorme travail de consolidation fait aux XIXe et XXe siècles par les philologues allemands Hermann Diels et Walther Kranz, qui ont rassemblé les différentes sources éparpillées au travers des travaux d’une grande variété d’auteurs postérieurs aux présocratiques.

Comme leur nom l’indique, les milésiens viennent de la ville de Milet en Ionie, sur la côte ouest de l’Anatolie, à l’embouchure du fleuve Méandre, et y ont vécu au 7ème siècle av. J.-C. C’était la cité grecque la plus importante de l’époque archaïque, comme le sera plus tard Athènes pour l’époque classique. Ils font partie de ce que les historiens appellent l’école milésienne, les trois philosophes principaux sont Thalès (Vers 625 av. J.-C. – 545 av. J.-C), Anaximandre, disciple de Thalès (vers 610 av. J.-C. – 546 av. J.-C) et Anaximène, disciple d’Anaximandre (vers 585 av. J.-C. – 525 av. J.-C.)

la chronologie des philosophes présocratiques
Le tableau chronologique des principaux Présocratiques

Dans la Grèce antique, la philosophie est naissante et recouvre un champ plus large qu’actuellement, les sciences y étaient pleinement incorporées. Par exemple, Thalès travaille sur des domaines aussi divers que l’astronomie, la physique, les mathématiques, la géométrie et la politique… Les milésiens se lancent dans une énorme quête scientifique de la compréhension du fonctionnement du monde naturel. Ils sont en quelque sorte des naturalistes, et par conséquent, les premiers scientifiques naturels de l’occident.

Tous trois pensaient notamment qu’il y avait un élément de base sur lequel s’appuyait le monde qu’ils appelaient l’Arkhè”(ἀρχή). Et dans leur quête de compréhension, chacun d’eux apporta sa conception de l’Univers. Thalès soutenait par exemple que ce principe fondamental de l’univers était l’eau et que le monde lui-même flottait sur une immense couche d’eau. Anaximène pensait que c’était l’air et que la terre était un disque coincé entre deux couches d’air. Anaximandre pensait lui, que l’élément de base était quelque chose d’indéterminé. Il l’appelait ”l’Apeiron” (ἄπειρον) cet élément pouvait être rapproché de la notion d’illimité/infini…

L’explication des phénomènes naturels

Malgré leurs différences, ils disposaient une volonté commune qui était de chercher des explications rationnelles et systématiques au monde. Ils furent les tout premiers à partager l’idée que pour comprendre les phénomènes du cosmos il fallait chercher dans les constituants de celui-ci. C’est, là, précisément, que se trouve l’aspect révolutionnaire de leur pensée : la compréhension des phénomènes naturels par leurs constituants internes et non pas par des causes externes (divines).

Pour le dire autrement, ils estimaient que le meilleur moyen de comprendre le monde était d’étudier les mécanismes qui se produisaient à l’intérieur de celui-ci. S’il y a des inondations, elles sont la conséquence des phénomènes physiques dans le monde qui entraînent ces inondations. Si les arbres poussent c’est dû à des processus physiques et biologiques en eux…

“La plupart des premiers philosophes estimaient que les principes de toutes choses se réduisaient aux principes matériels. Ce à partir de quoi sont constitués toutes les choses, le terme premier de leur génération et le terme final de leur corruption […] Pour Thalès, le fondateur de cette conception philosophique, le principe est l’eau…

Aristote – Métaphysique, A, III, 983 b6.

Anaximandre a dit que l’Illimité est le principe des choses qui sont […] Ce dont la génération procède pour les choses qui sont, est aussi ce vers quoi elles retournent sous l’effet de la corruption, selon la nécessité ; car elles se rendent mutuellement justice et réparent leurs injustices selon l’ordre du temps

Simplicius – Commentaire sur la Physique d’Aristote 24, 13

Cela peut vous sembler être une évidence, mais cette manière d’appréhender le monde est pourtant une rupture majeure dans l’histoire humaine. Peut-être la plus grande qu’il n’y ait jamais eu. Elle est en opposition singulière par rapport à la tradition précédente, contenue dans les œuvres d’Homère, d’Hésiode ou dans la grande tradition antique grecque qui expliquait que les causes des phénomènes naturels venaient des interventions divines.

Les Egyptiens et les mésopotamiens avaient également engrangé beaucoup de connaissances mais l’explication divine leur suffisait. Par exemple, les Egyptiens pensaient que c’était le dieu Hâpy qui était le responsable de la crue du Nil en pleine saison sèche et la fertilisation annuelle des sols.

C’est à partir de cette rupture fondamentale – autant d’un point de vue psychologique que philosophique – que l’Homme commence à prendre son indépendance vis-à-vis du divin. En effet, ce discours permettant une rationalisation du monde, celui-ci devient explicable par lui-même indépendamment de fortuites interventions divines. Nous pouvons alors l’expliquer, signifiant qu’il devient également prédictible. Ainsi, l’homme n’est plus condamné à la constatation de son évolution a posteriori. C’est ici que démarre véritablement la science. Par cette compréhension il peut avoir un plus grand impact sur le monde, ne plus le subir totalement et même se projeter dans le futur. Un des exemples les plus marquants de cette révolution est l’invention de la spéculation par Thalès. Comme le raconte Aristote, il fut le premier spéculateur de l’histoire :

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“Il (Thalès) tira, dit-on de ses observations astronomiques, la conclusion que la prochaine récolte d’olives serait fort abondante ; aussi, alors qu’on était encore en hiver, consacra-t-il le peu d’argent qu’il possédait à assurer la location de tous les pressoirs de Millet et de Chio, qu’il obtient à bas rix, n’ayant contre lui aucun enchérisseur. Quand l’occasion survint, une soudaine et forte demande se fit sur les pressoirs ; il les sous-loua aux conditions qu’il voulut et la fortune qu’il retira lui permit le montrer qu’il est aisé aux philosophes de s’enrichir.”

Aristote – Politique, I, XI, 1259 a 6.

Notons également que ces conclusions ne se limitent pas au monde terrestre. Il y avait également la conviction chez les présocratiques que les phénomènes terrestres et astronomiques fonctionnaient sur le même principe. Avant, les traditions populaires postulaient que les astres étaient des dieux. La terre et les cieux étaient donc explicables en dehors des dieux, tout du moins en partie. Car malgré leurs convictions, ils ne furent pas opposés à la notion de dieux ou de divin. Comme l’indique Aristote :

“Certains prétendent que l’âme est mélangée au tout de l’univers ; de là vient peut-être que Thalès ait pensé que toutes choses étaient remplies de dieux”

Aristote – De l’âme, I, V, 411 a 7.

Le divin restait donc toujours présent dans à l’esprit des penseurs présocratiques. Cependant, il est intéressant de noter que leurs explications des phénomènes naturelles furent tout de même le début d’un grand changement dans le rapport entre l’homme et les dieux. Ce fut la première grande remise en perspective théologique et donc le point départ de la relation compliquée entre science et religion. En effet, la finalité du monde et des hommes n’est pas d’être totalement le jouet de la volonté des dieux, ceux-ci ne sont pas la force cachée qui mettrait en mouvement toute chose. Le rôle du divin s’en trouve relativisé. Cela aboutira plus tard notamment aux doutes quant à la vision anthropomorphique des dieux par Xénophane, un autre présocratique contemporain des Milésiens :

“Cependant si les bœufs, les chevaux et les lions
Avaient aussi des mains, et si avec ces mains
Ils savaient dessiner, et savaient modeler
Les œuvres qu’avec art, seuls les hommes façonnent,
Les chevaux forgeraient des dieux chevalins,
Et les bœufs donneraient aux dieux forme bovine :
Chacun dessinerait pour son dieu l’apparence
Imitant la démarche et le corps de chacun”

Xénophane, Stromates, V, 110.

Cette remise en cause théologique s’accompagne également d’un certain monisme. C’est-à-dire un système qui considère l’ensemble des choses comme réductible à un seul principe et ainsi s’opposant au dualisme qui sera plus tard triomphant en Grèce et encore plus tard dans le monde chrétien. A ce propos Aétius disait de Thalès :

“Thalès disait que Dieu est l’intellect du monde, que le tout est animé et plein de démons ; et encore, qu’à travers l’humidité élémentaire chemine une force divine qui la meut”

Aétius – Opinions, I, VII, I I.

Ce qui est également absolument fascinant c’est que certains des énoncés de Thalès (le plus ancien de ces hommes) demeurent encore aujourd’hui des éléments de base de la science moderne, celle-ci étant une longue sédimentation qu’il a initiée il y a plus de 2600 ans. Non content d’avoir donné le coup d’envoi de la pensé scientifique, ces énoncés l’accompagnent depuis plus de 26 siècles.

Réflexion sur les présocratiques

Imaginez un peu la grandeur d’esprit de ces hommes du 7ème et 6ème siècle avant Jésus Christ. Imaginez ces hommes qui avaient tout un monde devant eux à découvrir, à comprendre et si peu sur quoi s’appuyer (un peu de savoir égyptien et mésopotamien, guère plus). Imaginez, l’invraisemblable force, l’invraisemblable génie qu’ils ont dû mettre en œuvre pour élever pour la première fois l’esprit humain hors des croyances et des traditions qui avaient jusqu’alors régné en seuls maîtres sur l’esprit des hommes depuis des centaines de milliers d’années, depuis que l’homme est homme.

Cet exploit est à mes yeux le plus grand jamais fait par l’homme. Il est l’étincelle qui a embrasé l’esprit européen, celui qui donnera les mathématiques d’Euclide et Pythagore, la médecine d’Hippocrate, les réflexions d’Anaxagore, Leucippe et Démocrite sur la constitution atomique de la matière… C’est le point de départ de la science des hommes, celle-là même qui les amènera aux fonds des plus insondables abysses de l’Océan, sur la Lune, peut-être demain sur Mars et qui a d’ores et déjà projetée leurs créations au-delà de l’héliosphère et des vents solaires… Quel vertige.

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Retrouvez l’auteur de cet article, Lino Vertigo sur twitter @LinoVertigo et sur la chaîne YouTube Lino Vertigo.

Sources principales :
Les Présocratiques – Bibliothèque de la Pléiade
Lire les présocratiques – Par Luc Brisson, Arnaud Macé, Anne-Laure Therme
Ancient Philosophy: Plato & His Predecessors university of pennsylvania

2 comments
  1. Merci.
    Très instructif.
    Ce débat initié par Thales est loin d’être clos. Les sciences ont enrichi la question, les philosophes continuent de spéculer sur la nature de la réalité. Aujourd’hui avec la révolution des sciences cognitives nous allons encore plus loin dans la compréhension et les questions qui se posent sont de plus en plus “fines” : quand on sait que notre cerveau ne perçoit pas le monde mais hallucine une anticipation de celui-ci … ben y a de quoi se poser pas mal de questions 🙂

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