La culture geek est-elle soluble dans les politiques communautaires ?

Les geeks, ces adorables rêveurs de mondes armés de leurs sabres lasers et figurines my little pony, sont depuis peu colonisés par les politiques communautaires visant à tout transformer en une case sociologique de prêt-à-penser. Preuve ultime, une Geek Pride Day a même vu le jour et rencontre un certain succès chez nos confrères américains. La doxa dominante parvient-elle à créer une boite de minorité geek pour s’en servir dans la lutte intersectionnelle ? On dirait que les geeks y sont réfractaires, et à raison.

Qu’est-ce qu’un geek ?

Déjà, qu’est-ce qu’un geek ? Des petits malins diraient qu’il y a autant de définitions du geek qu’il y a de geeks, mais essayons tout de même de brosser les contours de ce personnage devenu un stéréotype.

À l’origine, le mot geek vient du proto-allemand médiéval geck, signifiant le simplet du village, celui « qu’on aime bien au village, même si on ne comprend pas tout ce qu’il dit ». Cette définition idéologique nous apprend deux choses : d’une part, l’étymologie est une science d’une effroyable exactitude, d’autre part que les geeks sont depuis l’origine des individus décalés, très légèrement en marge du bien-vivre-ensemble.

Ils apportent un autre regard sur le monde, et rien que dans cette définition, on peut comprendre qu’ils ne risquent pas de se convertir aux propos d’une société qui les tient à distance respectable. D’une fourche et demie au moins.

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Que sont-ils aujourd’hui ? Quand on demande à un geek ce qui fait de lui un geek, il risque de citer des œuvres ou des pratiques qui le définissent. Dans le désordre, Star Wars, la peinture de figurines, le seigneur des anneaux, le jeu de rôles, les jeux vidéo, etc.

Vous avez forcément croisé, au détour d’un repas de famille ou d’un labo de chimie, un de ces drôles d’individus qui va lâcher une blague obscure sur tel ou tel épisode de Star Trek ou écrire lui-même un livre additionnel sur son univers fétiche. On peut dire que le geek explore et crée des univers de manière rationnelle, d’où le lien entre informatique et fantasy.

Si vous avez compris cette blague, vous en êtes sûrement…

Cela dit, cette définition unique aux Etats-Unis est arrivée scindée en deux parties en France. La première vague a été associée à une vision informatique, mathématique et technologique du personnage. Dans les années 90, lorsque se formaient les premiers ingénieurs informaticiens, la culture américaine née dans les campus de ce qui est désormais la Silicon Valley s’est importée avec le package technique.

On code en lisant le Cycle des robots, de Asimov. On développe des programmes en peignant ses figurines de Warhammer. Et ainsi, avec ce package de pratiques, se glissent peu à peu les valeurs qui fondent la culture geek : l’expertise (je connais tel univers mieux que tout le monde), la rationalité (Superman a-t-il un corps fait de molécules spéciales ou a-t-il des pouvoirs psychiques pour voler ?) et la liberté (intransigeance sur la transmission de la culture).

Une seconde vague est venue depuis les années 2000, beaucoup plus basée sur l’imagination et l’aspect visuel de la culture geek : des pratiques comme le cosplay et les mangas, venues tout droit du Japon, s’ajoutent au stéréotype précédent, sans jamais toutefois se confondre.

Encore aujourd’hui, on entend des phrases telles que « je suis un geek, mais pas informatique ». Il reste toujours une certaine rivalité joyeuse entre ces deux courants, le premier trouvant le second peu expert et trop léger, le second accusant le premier d’être intransigeant et trop rigide.

C’est par ce second courant, plus ouvert à la société civile, que sont arrivées les politiques communautaires et que la pression pour la bienveillance, mot qui revêt chaque jour un caractère plus totalitaire, a pris de l’ampleur.

Et un point Godwin pour moi, merci

Les valeurs du geek

Pourtant, rien ne prédestine la culture geek à tomber dans l’intersectionnalité et le camp du Bien. A priori, les œuvres majeures de la culture geek véhiculent des valeurs qui vont à l’encontre des théories prônées par la Team Progrès. Star Wars promeut la discipline Jedi, le dépassement de soi, la résilience et l’intégrité. Edward Elric de Fullmetal Alchemist défend la vie à tout prix et jusqu’au bout. Ian Banks, dans son cycle de la Culture, défend les peuples contre la machine broyeuse de l’hédonisme vide.

Il est amusant, ou affligeant pour être plus exact, de constater qu’au fur et à mesure du temps, les œuvres geeks que les médias mainstream critiquaient dans les années 80 et défendues par les geeks se retrouvent aujourd’hui vouées aux gémonies par ces mêmes geeks de deuxième génération pour comporter des valeurs qui vont à l’encontre de l’agenda de la Team Progrès.

Exemple criant avec le Seigneur des anneaux : Bernard Werber déclare que Le Nouvel Obs lui a refusé une page pour parler de l’œuvre de Tolkien sous prétexte qu’elle relevait de l’extrême droite, faisant écho aux condamnations pour satanisme des jeux de rôles par Ségolène Royal.

De nos jours, ce sont les mêmes accusations, mais portées par l’industrie geek en elle-même, à tel point que le Seigneur des anneaux sera adapté sacrifié au nom du vivre ensemble dans sa prochaine mouture Amazon Prime. On retrouve la même polémique sur H. P. Lovecraft, sur qui les geeks avaient réalisé un travail de fourmi pour différencier l’homme de l’œuvre, dont l’œuvre est aujourd’hui sous le feu d’accusations pour avoir été raciste dans une période qui l’était tout autant.

Traduction : « Mais de quoi s’agit-il donc, cher camarade ? »

Si ce retournement est aussi impressionnant dans la culture geek, cela provient du fait que les geeks se détachaient des problématiques du monde pour promouvoir l’escapisme : selon ce courant de pensée, une œuvre doit être appréciée en elle-même, et non parce qu’elle véhiculerait un message politique. On doit pouvoir lire de A à Z un livre parlant de dragons et de donjons sans un seul instant imaginer sa transposabilité dans une situation politique, ni justifier de sa qualité grâce au message qu’il véhiculerait sur la société.

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J.K. Rowling a lancé la mode inverse, en établissant des liens directs entre Harry Potter et la politique moderne, créant un mash-up d’un mauvais goût consommé. Et générant une opposition majeure au sein de ses fans, entre ceux qui se servent de cette œuvre pour faire avancer leur agenda politique, et ceux qui préfèrent ne pas militer pour la libération des elfes de maison (ce combat shiny). On a même excavé pour vous cette photo de la Team Progrès de l’université Rennes 2 ayant pris le nom de Armée de Dumbledore pour sa liste étudiante. Magie incluse.

Dommages irréversibles de la rétine

En réalité, les geeks constituent au départ un public plutôt bienveillant, ouvert aux idées progressistes et tourné vers des concepts tels que le logiciel libre ou le partage culturel. Mais aujourd’hui, on assiste à une césure profonde au sein du mouvement : une base qui se tourne de plus en plus vers l’alt-right ou l’alt-light, et les figures du courant qui se retrouvent de plus en plus dans le discours dominant du Camp du Bien.

On notera par exemple que les joueurs de Sekiro, un jeu extrêmement exigeant et difficile d’accès, se moquent des journalistes de jeux vidéo qui réclament l’instauration d’un mode « facile » du jeu afin de pouvoir le finir. Le débat s’est ensuite élargi sur l’élitisme dans le jeu vidéo, un camp expliquant qu’il fallait qu’il soit ouvert à tous et que chacun y fasse son expérience, et d’autres arguant qu’un jeu n’a pas à être une annexe d’une chaîne de fast food dont le slogan bien connu spécifie « venez comme vous êtes ».

Le jeu vidéo notamment a appris le goût de l’effort à toute une génération, et ça n’est pas pour faire plaisir à tout le monde.

La guerre culturelle qui débute

Au final, pourquoi assiste-t-on à cette attaque en règle de la culture geek par les politiques culturelles ?

En premier lieu, la guerre culturelle est plus larvée à travers des œuvres geeks. On peut distiller une bonne once de politique communautaire avant que quiconque ne tilte. Un film avec une idéologie sous-jacente porte plus de fruits en matière de réflexion qu’un discours argumenté.

Et pourtant…

En second lieu, la culture geek reste un univers principalement (mais pas exclusivement) mâle, blanc et hétérosexuel. Même si cette culture accueille sans aucun souci les femmes, les racisés et les personnes ayant une sexualité non hétéronormée, elle rassemble principalement, et c’est encore le cliché qui se vérifie, des jeunes hommes blancs plutôt dans une bonne situation. Et si cette attaque contre la culture geek était une attaque contre ce bastion ?

On pourrait penser que c’est la raison pour laquelle les gros groupes comme Amazon Prime et Netflix transforment les œuvres telles que le Seigneur des anneaux et The Witcher pour les faire davantage coller à leur narration intersectionnelle et forcément gentille.

Ce rapport conflictuel entre la base qui rejette ces idées et les élites qui se servent de leurs productions pour essayer de les faire passer provient aussi d’une dichotomie interne à la culture geek : d’un coté elle est opposée au tout-marchandise, grâce à son idéalisme porté sur le logiciel libre et l’open data, et d’un autre elle est friande de goodies en tous genres représentant ses héros favoris et autres petits objets dont on remplit ses vitrines.

La grande industrie, notamment les GAFA et Hollywood, tentent de faire passer, avec les figurines d’Albator et autres livres concernant la vie de Pikachu, une idéologie qui correspond davantage à celle prônée par les géants du Web ou l’industrie cinématographique. A savoir celle du camp du Bien.

Moi dans une librairie

Mais ça ne prend pas : les valeurs du geek et son côté décalé de la société en font un esprit libre qui ne se soumet pas aux idéologies dominantes. Le geek a trop lu de livres concernant des dystopies soit-disant bienveillantes pour ployer l’échine. La figure bien connue du hacker travaillant contre les grands groupes reste prévalente sur toutes les starlettes qui crient au loup contre le présumé sexisme ou racisme des geeks à chaque occasion. 

Par effet rebond, la culture geek, pétrie de valeurs telles que l’expertise, la résilience, la rationalité et la liberté, vire à droite toute ; il s’agit de « troller » le système, se servant de leur étonnante capacité à mobiliser l’intelligence collective pour infliger des revers dignes d’un Federrer sous cocaïne aux tenants du système, et manipulant jusqu’aux plus grands médias américains, leur faisant croire que tous les symboles le plus anodins relèvent de l’extrême droite et alimentant leur paranoïa latente. Cet esprit de « troll » s’exporte aussi en France, notamment sur le fameux forum 18-25 de jeuxvidéo.com. Au final, plus le camp du Bien montre son agressivité envers les geeks, plus la réaction quasi organique du monde geek prend de l’ampleur, à la manière d’anticorps tentant de se débarrasser d’un corps étranger.

Les greffes de politiques communautaires, coercitives et visant à rallier les geeks à la cause des minorités via l’intersectionnalité, ne prennent pas au sein de la culture geek, basée sur la liberté, la rationalité et une certaine irrévérence face aux désiderata d’une élite acquise à la Team Progrès. Les geeks ont su garder le contrôle de leur destin, et seront, peut être un jour, l’antidote aux politiques communautaires.

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