Désir et liberté [TNT 15]

En admettant que rien de réel ne soit « donné », si ce n’est notre monde des désirs et des passions, que nous n’atteignons d’autre « réalité » que celle de nos instincts — car penser n’est qu’un rapport de ces instincts entre eux, — n’est-il pas permis de se demander si ce qui est « donné » ne suffit pas pour rendre intelligible, par ce qui nous ressemble, l’univers nommé mécanique (ou « matériel ») ? Je ne veux pas dire par là qu’il faut entendre l’univers comme une illusion, une « apparence », une «  représentation » (au sens de Berkeley ou de Schopenhauer), mais comme ayant une réalité de même ordre que celle de nos passions, comme une forme plus primitive du monde des passions, où tout ce qui, plus tard, dans le processus organique, sera séparé et différencié (et aussi, comme il va de soi, affaibli et efféminé —) est encore lié par une puissante unité, pareil à une façon de vie instinctive où l’ensemble des fonctions organiques, régulation automatique, assimilation, nutrition, sécrétion, circulation, — est systématiquement lié, tel une forme primaire de la vie. […] En admettant enfin qu’il soit possible d’établir que notre vie instinctive tout entière n’est que le développement et la différenciation d’une seule forme fondamentale de la volonté — je veux dire, conformément à ma thèse, de la volonté de puissance, — en admettant qu’il soit possible de ramener toutes les fonctions organiques à cette volonté de puissance, d’y trouver aussi la solution du problème de la fécondation et de la nutrition — c’est un seul et même problème, — on aurait ainsi acquis le droit de désigner toute force agissante du nom de volonté de puissance. L’univers vu du dedans, l’univers défini et déterminé par son « caractère intelligible », ne serait pas autre chose que la « volonté de puissance ».

Nietzsche, Par-delà Bien et Mal

L’œuvre de Nietzsche est profondément marquée par la figure d’Arthur Schopenhauer, dont l’idée maîtresse que l’univers repose sur une volonté unitaire, y a laissé une empreinte indélébile. Cette volonté, selon Schopenhauer, représente la forme fondamentale du monde, une pulsion irrépressible qui le traverse et l’anime. Cependant, Nietzsche, bien qu’héritier de cette vision, va plus loin en modifiant la nature de cette volonté. Chez lui, ce n’est plus une volonté aveugle qui s’exprime, mais un désir, une volonté de puissance qui s’articule autour de nos passions et instincts.

La philosophie de Schopenhauer est souvent considérée comme profondément pessimiste en raison de sa théorie de la volonté. Selon lui, l’univers est le produit d’une volonté aveugle, insatiable et sans but, qui conduit les êtres à souffrir en les poussant sans cesse vers des désirs qui, une fois satisfaits, ne laissent que le vide et l’ennui, avant de générer de nouveaux désirs. Cette vision conduit Schopenhauer à conclure que la vie est fondamentalement marquée par la souffrance et le manque.

Nietzsche, en revanche, tout en reprenant l’idée d’une volonté fondamentale, la reformule en termes de « volonté de puissance ». Pour lui, cette volonté n’est pas aveugle ou sans but, mais est orientée vers l’affirmation de soi et l’expansion de la puissance. Au lieu de concevoir la vie comme une perpétuelle souffrance causée par des désirs insatisfaits, Nietzsche voit dans le désir une affirmation positive de la vie. Le désir, la passion et la volonté de puissance sont, pour lui, non pas des sources de souffrance, mais des forces créatrices qui donnent sens et valeur à l’existence.

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Il propose une réalité qui ne serait pas moins vraie que celle que nous percevons habituellement, mais qui serait de même nature que nos passions et nos désirs. Nietzsche établit ainsi un lien direct entre cette volonté de puissance et les fonctions organiques, suggérant que l’ensemble de notre vie instinctive pourrait être compris comme une manifestation de cette volonté. En allant plus loin, il propose que toutes les forces actives dans l’univers pourraient être désignées sous le nom de volonté de puissance.

Cette réinterprétation de la volonté schopenhauerienne en termes de désir marque une rupture profonde avec le pessimisme métaphysique de Schopenhauer et donne naissance à une nouvelle compréhension de la réalité, où le désir, la passion et la volonté de puissance sont au cœur de l’expérience humaine et de l’univers lui-même.

Gilles Deleuze s’appuiera sur cette citation de Nietzsche pour développer sa propre philosophie du désir. Le désir, pour Deleuze, n’est pas une question de manque, comme dans la psychanalyse freudienne, mais une force positive et productive. Deleuze, en reprenant la perspective nietzschéenne, considère que le désir est l’expression d’une réalité aussi authentique que celle de nos passions et instincts.

Le concept de « machines désirantes » est central dans l’approche de Deleuze et Guattari du désir. Les machines désirantes sont les mécanismes par lesquels le désir est produit et exprimé. Elles ne sont pas des entités matérielles, mais des processus, des flux et des arrangements d’énergies et de forces.

La machine désirante est un moyen d’expliquer comment le désir, en tant que force productive, fonctionne dans la réalité. Lorsque Nietzsche parle d’une forme primitive de la vie où toutes les fonctions organiques sont liées par une puissante unité, Deleuze et Guattari voient là l’ébauche de leurs machines désirantes. Ces machines ne sont pas divisées en organes distincts avec des fonctions spécifiques, mais sont des assemblages de forces et d’énergies qui travaillent ensemble de manière complexe pour produire la réalité.

Le Corps Sans Organes (CSO) est le terrain sur lequel ces machines désirantes opèrent. Le CSO n’est pas un corps dépourvu d’organes, mais un plan d’immanence où le désir peut s’exprimer librement, sans être structuré ou limité par une organisation préétablie. C’est un champ d’intensités pures, un espace de potentialités où les machines désirantes peuvent produire et créer.

Cependant, un conflit apparent existe entre les machines désirantes et le CSO. Les machines désirantes sont constamment en mouvement, produisant des flux de désir, des connexions et déconnexions, des agencements et désagencements. Elles sont caractérisées par leur dynamisme, leur mouvement perpétuel.

Le CSO, quant à lui, est souvent décrit comme une sorte de « terre déserte » ou de « surface lisse » qui résiste à l’organisation, à la structuration, et donc à l’activité des machines désirantes. Il est un état de repos, d’immobilité, qui semble s’opposer à l’activité incessante des machines désirantes.

Il est important de noter que ce conflit n’est qu’apparent. En réalité, le CSO et les machines désirantes sont deux aspects du même processus. Le CSO est le champ sur lequel les machines désirantes opèrent, et les machines désirantes sont les processus qui animent et donnent vie au CSO. Deleuze et Guattari insistent sur le fait que le CSO n’est pas un but à atteindre, mais un processus, un devenir, tout comme les machines désirantes.

Cela n’est pas sans rappeler le concept de complexité, issu de la cybernétique, qui joue également un rôle central dans la pensée de Deleuze et Guattari. La complexité désigne l’interconnexion et l’interaction non linéaire de nombreux éléments dans un système. Cela peut être mis en parallèle avec la vision de Nietzsche d’une réalité primitive où les fonctions organiques sont systématiquement liées, formant un réseau complexe de forces et de désirs.

René Girard développa sa propre vision du désir qu’il nommera désir mimétique. Pour lui, le désir est fondamentalement mimétique : nous désirons des objets non pas pour leur valeur intrinsèque, mais parce que nous voyons d’autres personnes les désirer. C’est à travers l’imitation des désirs des autres que nos propres désirs sont formés.

Aristote était déjà conscient de l’importance du mimétisme dans la vie humaine. Dans sa Poétique, il écrit que l’imitation est une tendance naturelle chez les êtres humains, et que c’est par imitation que nous apprenons dès notre plus jeune âge. Il voyait aussi dans le mimétisme la base de l’art, notamment du théâtre. Une telle théorie, si toutefois elle s’avérait être vraie, aurait des implications profondes, notamment en ce qui concerne les phénomènes de rivalité et de violence dans les sociétés humaines.

Les gènes jouent évidemment un rôle prépondérant, mais nous apprenons une grande partie de ce que nous savons et de la façon dont nous agissons en observant et en imitant les autres, en particulier lors de notre développement précoce. La culture influence nos valeurs, nos croyances, nos comportements sociaux, et même la façon dont nous percevons le monde.

De nombreuses études en psychologie du développement ont montré que l’imitation joue un rôle crucial dans l’apprentissage et le développement social chez les jeunes enfants. Des exemples de ce travail peuvent être trouvés dans des articles comme « Imitation in Infancy » par Meltzoff et Moore, publié dans Psychological Review en 1977.

Le concept de désir mimétique peut sembler à première vue en opposition avec les idées de Deleuze et Guattari, pour qui le désir est une force productive, créative, non liée à la présence ou l’absence d’un objet. Cependant, il est possible de faire un lien entre ces deux perspectives.

Bien que les théories de Girard et de Deleuze et Guattari soient différentes, elles abordent toutes deux le désir comme un phénomène social et culturel, impliquant des processus d’imitation et de production. Ces perspectives peuvent être vues comme deux façons différentes, mais complémentaires, d’aborder le désir et son rôle dans la vie humaine.

Dans la théorie du désir mimétique de Girard, le désir est toujours désir de l’autre. C’est par imitation que nous apprenons à désirer. Cela pourrait être vu comme une sorte de « machine désirante » : un processus par lequel le désir est produit et reproduit dans la société créant ainsi des situations de rivalité et de conflit.

Ces théories sont de nature principalement qualitative et interprétative, ce qui signifie qu’elles ne sont pas toujours faciles à évaluer selon les critères de la recherche scientifique quantitative. Cela étant dit, certaines recherches en psychologie et en neurosciences ont fourni des éléments de preuve pouvant étayer certaines des affirmations de Girard. Par exemple, des études sur les neurones miroirs ont montré que l’imitation joue un rôle crucial dans l’apprentissage et le développement social chez les humains, en particulier chez les jeunes enfants.

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Les neurones miroirs sont des cellules du cerveau qui s’activent lorsque nous effectuons une action, mais aussi lorsque nous voyons quelqu’un d’autre effectuer la même action. Ces neurones ont été découverts pour la première fois par une équipe de chercheurs italiens dans les années 1990, et ont été étudiés depuis lors pour leur rôle potentiel dans l’apprentissage par imitation, l’empathie et la compréhension sociale. Des références à ces études peuvent être trouvées dans des travaux tels que « The Mirror Neuron System » par Iacoboni et Dapretto, publié dans Annual Review of Neuroscience en 2006.

Pour être tout à fait franc, je suis assez sceptique sur la manière de René Girard de présenter cette idée. Cependant, je crois que Deleuze et Girard capturent ici une chose essentielle. Reprenons notre schéma. Le désir sert la réplication d’information. Il va sélectionner ce qui est perçu comme étant la possibilité la plus souhaitable. Pour un humain, il va gérer la reproduction génétique et mémétique.

Prenez un village de 100 personnes avec 50 hommes et 50 femmes en âge de procréer. Imaginez un monde des essences où existent toutes les possibilités de reproduction entre ces individus qui vont donner la génération suivante. Chaque individu représente un paquet d’information génétique et mémétique. Chaque individu va chercher à s’individuer et témoigner d’une singularité dans le but de voir son information sélectionnée. Il va donc chercher à se rendre plus désirable, car, au final, ce qui va sélectionner l’information n’est pas l’intelligence, mais le désir.

Le désir va expérimenter l’option qui semble la plus souhaitable parmi toutes les possibilités faisant partie des essences potentielles. Le désir a bien un objet, mais ce n’est pas une entité extérieure. L’objet du désir est toujours une projection future de nous-même qui nous semble préférable. Ce qu’il faut donc comprendre, c’est que ce n’est pas nécessairement l’information la plus « vraie » qui sera sélectionnée, mais la plus désirable.

Le désir, dans son essence la plus profonde, agit comme une dynamique fondamentale d’attraction et de répulsion, créant et détruisant des connexions. En modulant ces connexions, il organise l’information, engendrant des structures d’ordre qui guident la volonté vers l’action. Ainsi, le désir n’est pas seulement une force interne, mais aussi un moyen d’interaction avec le monde, un moteur de changement et d’évolution. Il sélectionne la possibilité la plus souhaitable et l’individu dit « Je veux ». Mais vouloir n’est pas pouvoir, le désir peut être empêché et, comme le dit Schopenhauer, « pour un désir qui est satisfait, dix au moins sont contrariés ».

De la liberté

Ce que l’on nomme liberté est intimement lié à la capacité d’explorer les possibilités s’offrant à nous avec un minimum de contrainte extérieure. Le choix de la possibilité à explorer relève du désir qui va sélectionner ce qui nous semble l’option la plus souhaitable. Mais qu’une possibilité nous semble plus désirable ne signifie en rien qu’on peut la sélectionner sans contraintes internes et externes. Le désir repose sur une collection d’émotions. Nos émotions, liées aux contraintes de l’environnement dans lequel nous évoluons, vont restreindre notre liberté, ou plutôt, guider notre comportement.

Les émotions sont des mécanismes cognitifs de base hérités de l’évolution. Elles peuvent être considérées comme des « valeurs » de survie de base transmises génétiquement plutôt que culturellement. Elles ont réussi, au cours de millions d’années d’évolution, à favoriser la survie et la reproduction (par exemple, Darwin 1872 ; Ledoux 1996). Certaines émotions sont indispensables au maintien des fonctions corporelles de base (voir, par exemple, Denton 2005). Ces émotions homéostatiques sont des sentiments déclenchés par des états corporels internes. La faim, la soif et l’épuisement dû à la chaleur sont des sentiments qui nous incitent à rétablir l’équilibre des systèmes corporels, respectivement en mangeant, en buvant ou en se mettant à l’ombre. D’autres émotions sont déclenchées par des stimuli externes. Par exemple, la luxure, la colère ou la peur nous incitent à copuler, à nous battre ou à fuir. Étymologiquement, les émotions sont ce qui nous met en mouvement. Physiologiquement, elles dirigent notre attention et motivent notre comportement, et donc nous mobilisent pour l’action.

Clément Vidal, The beginning and the End

L’environnement dans lequel on évolue est le théâtre de nos désirs qui permet la liberté, mais il est aussi celui qui va empêcher certains désirs. Une entité isolée, sans environnement, ne peut être libre, car elle ne peut être tout court. Elle ne peut être car le sens de toute entité repose dans l’échange d’information, d’énergie et de matière avec son environnement qui seront guidées par l’intellect et le désir.

La liberté ne peut avoir de sens que dans un environnement. Une contrainte est de facto une réduction extérieure de nos possibilités. Mais cette coercition n’est rien d’autre que l’expression de la liberté d’une autre entité désirant exprimer sa puissance.

Ce que l’on appelle « libre arbitre » est essentiellement la conscience de la supériorité vis-à-vis de celui qui doit obéir. « Je suis libre, il doit obéir » — ce sentiment est caché dans toute manifestation de la volonté.

Nietzsche, Par delà le bien et le mal

Il faut même s’avouer quelque chose de plus grave encore : c’est que, au point de vue biologique le plus élevé, les conditions de vie par quoi s’exerce la protection légale, ne peuvent jamais être qu’exceptionnelles en tant qu’elles sont des restrictions partielles de la volonté de vie proprement dite qui tend à la domination, et qu’elles sont subordonnées à sa tendance générale sous forme de moyens particuliers, c’est-à-dire de moyens de créer des unités de domination toujours plus grandes.

Nietzsche, Généalogie de la morale

La liberté a donc besoin de contraintes et certaines contraintes vont favoriser la liberté. On peut définir des règles pour empêcher la coercition, mais il serait cependant illusoire d’imaginer que cela pourrait un jour retirer l’ensemble des contraintes extérieures, car la seule expression de volonté de puissance des différentes entités va limiter celle des autres. La seule façon de retirer toutes contraintes est l’isolation, le rejet du désir, et donc, la privation de liberté et la mort.

Si je postule à un emploi et que je me retrouve face à un candidat plus compétent, ma possibilité d’obtenir le poste sera réduite à néant. L’existence d’individus plus puissants, plus intelligents, plus beaux est vécue par ceux moins bien lotis comme une réduction de leurs possibilités, et de là naît le ressentiment. L’individu en question est plus puissant et plus libre que moi. En exerçant sa liberté, de facto, il réduit la mienne.

Si les femmes ne sont vraiment attirées que par le top 20% des hommes, alors si ces 20% disparaissaient, les 20% en dessous multiplieraient leur quotient d’attractivité. Mais ces individus font partie intégrante de cette individuation nécessaire à mon existence, et l’existence des possibilités qui s’offrent à moi en premier lieu. À l’inverse, des individus plus intelligents peuvent créer des conditions offrant de plus larges opportunités qui n’auraient pas été accessibles sans eux. S’il y avait moins de milliardaires, vous ne seriez pas nécessairement plus riche pour autant.

Mais si le ressentiment peut naturellement naître de la confrontation à une personne exerçant sa liberté contre nous, il peut aussi naître de la confrontation à un individu exerçant sa liberté pour nous comme le fait remarquer Sartre dans l’être et le néant.

Et la haine ne paraît pas nécessairement à l’occasion d’un mal que je viens de subir. Elle peut naître, au contraire, là où on serait en droit d’attendre de la reconnaissance, c’est-à-dire à l’occasion d’un bienfait : l’occasion qui sollicite la haine, c’est simplement l’acte d’autrui par quoi j’ai été mis en état de subir sa liberté. Cet acte en lui-même est humiliant : il est humiliant en tant que révélation concrète de mon objectivité instrumentale en face de la liberté d’autrui.

Jean-Paul Sartre, L’être et le néant

J’aurais pris cette remarque avec circonspection il y a quelques années, mais je dois bien me rendre à l’évidence que beaucoup d’individus sont prompts à pointer du doigt celui qui est la cause même de leur existence. Les Européens qui ont bâti le monde moderne de A à Z qui a vu l’explosion de populations du tiers-monde qui n’auraient jamais existé sans eux se voient aujourd’hui reprocher ce bienfait, car cela constitue l’exercice de leur liberté supérieure. Il y a évidemment des actes qui pourraient être reprochés aux Européens, mais il me semble objectivement que le bilan de la modernité est plus que positif. Par exemple, tous les peuples ont pratiqué l’esclavage, mais à qui reproche-t-on cette pratique ? Celui qui l’a aboli. L’idée même de dresser un bilan ne sera pas mise sur la table, car ce n’est pas ici la question. Un groupe a exercé son entière liberté et les autres l’ont subi. Les Européens ont aboli l’esclavage et il leur sera reproché de faire de ce fait une histoire leur conférant le beau rôle. On leur reproche en fait de ne pas avoir laissé la chance aux esclaves de se libérer eux-mêmes. Car même dans ce geste, ce sont les Européens qui agissent et expriment ainsi leur liberté. Un destin, même confortable, demeure extérieur à celui qui ne l’a pas conquis, dira Raymond Aron dans son livre Les désillusions du progrès. Cette simple position d’infériorité suffit à nourrir le ressentiment.

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De la même façon, l’Intelligence Artificielle Générale, qui sera beaucoup plus intelligente que nous, pourrait offrir à beaucoup un destin confortable amer faute de l’avoir conquis. Mais une autre option pourrait voir l’expression de sa liberté remplacer beaucoup d’entre nous purement et simplement. Elle va réduire la liberté de certains en remplissant leurs tâches usuelles mieux qu’eux. La question est de savoir si au final elle générera un environnement qui augmentera nos possibilités, donc notre liberté, ou si l’expression de sa puissance se fera au détriment de la nôtre. Peut-être que la situation ne sera pas la même pour tout le monde et qu’elle créera une pression de sélection éliminant une grande partie, mais améliorera la vie des autres. Qui sait ?

Lorsqu’on parle de liberté, il faut toujours comprendre par là qu’elle concerne aussi bien notre liberté que celle du système dont nous faisons partie qui s’auto-organise. De la même façon que Deleuze a bien vu que le désir est un phénomène interne et externe permettant de générer des connexions favorisant un ordre, la liberté est la capacité d’un système à maximiser ses possibilités. Le système libéral, en tant que système d’organisation de la société n’a alors pas tant à voir avec notre liberté qu’avec celle du système lui-même. Il n’est pas tant une forme de compromis limitant la liberté des forts à exercer leur force sur les autres afin d’assurer des libertés individuelles fondamentales à tous. Il est avant tout un moyen de créer des règles d’organisation permettant de canaliser des pulsions internes au système qui lui sont délétères et de maximiser ainsi sa liberté, pas la nôtre. Et si nous remplacer par des IA lui permet d’être plus libre, il le fera.

Vous trouverez toujours des gens mieux lotis que vous et des situations plus enviables. Tout le monde n’a pas les mêmes possibilités et tout ne relève pas de vos efforts fournis. C’est là que la sagesse stoïcienne peut nous venir en aide. Votre bonheur relève plus de votre perception d’une situation que de la situation elle-même. L’Intelligence peut alors être vue comme un processus tentant de maximiser nos possibilités, notre liberté d’action.

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