Religion et art supérieur [TNT 35]

La mentalité de chaque culture vivante est religieuse, a de la religion, soit qu’elle en ait conscience ou non. Sa religion, c’est le fait même de son existence en général, de son devenir, de son développement, de sa réalisation.

Oswald Spengler, Le déclin de l’Occident

Or, une des catégories fondamentales du loisir comme action est celle de l’art, et le rapport de la technicité à la sacralité doit être étudié à travers la catégorie esthétique prise comme moyen terme. D’après la doctrine présentée ici, c’est dans l’art que se réalise et se concrétise l’isomorphisme de la sacralité et de la technicité, ce qui confère à l’art une fonction de médiation et de communication éminemment utiles pour l’unité de la Culture.

Gilbert Simondon, Sur la technique

Le premier enfant de la beauté divine est l’art. Il en était ainsi chez les Athéniens. La deuxième fille de la beauté est la religion. La religion est l’amour de la beauté. Le sage aime la beauté elle-même, l’infini, le tout ; le peuple aime les enfants de la beauté, les dieux, qui lui apparaissent sous des formes multiples.

Friedrich Holderlin, Hyperion

De la sorte, on pourrait compter les hommes religieux parmi les artistes, comme leur classe la plus élevée.

Nietzsche, Par delà le bien et le mal

Les Beaux-Arts doivent être, sinon la religion, du moins indissolublement unis à elle, dépendants d’elle, vitalement mêlés à elle comme le corps l’est à l’âme.

Thomas Carlyle, The latter day pamphlets

Qu’est-ce que la religion ?

Simple rappel sur ce que nous avons identifié comme relever de la religion. La religion est l’essence d’une culture, et elle est aussi bien efficiente que téléologique. La religion doit offrir un récit offrant une narration positive expliquant d’où on vient, mais elle est aussi la rétrocausalité qui offre à une culture le cap lui permettant de devenir ce qu’elle est.

La religion doit relier la généralité rationnelle de la philosophie aux émotions et aux objectifs qui naissent de l’existence dans une société particulière, à une époque particulière, et qui sont conditionnés par des antécédents particuliers. La religion est la traduction d’idées générales en pensées particulières, en émotions particulières et en objectifs particuliers

Alfred North Whitehead, Process and Reality

Comment cette religion communique-t-elle ce récit historique et téléologique ? Grâce à l’art via des mythes. Pourquoi on ne peut plus voir une seule production cinématographique sans l’insertion incongrue d’un Africain ou d’un non-binaire ? Car l’art populaire sert à véhiculer des mythes reposant sur les sentiments dont on souhaite voir la société infusée. C’est ce que Nick Land nomme “l’hyperstition”.

La religion doit offrir à l’individu et au groupe la téléologie la plus élevée. Elle doit s’appuyer sur un simulacre donnant un cap. Contrairement au politique qui doit se fixer des buts atteignables et les mesurer clairement, le but du religieux ne doit pas être atteint, sinon la société perdrait le sens de ses actions. Pourquoi Lauda a gagné 3 titres de F1 et James Hunt un seul ? Car James Hunt avait atteint son but qui se limitait à prouver qu’il pouvait être champion. Il avait alors perdu le sens de la compétition.

Il est dangereux d’élever un but politique comme l’égalité au rang du religieux comme on le fait actuellement. Il sera constamment réinterprété pour tendre vers toujours plus d’égalité de façon de plus en plus délirante.

Une culture et sa religion doivent être intolérantes. Elles doivent définir les contours de ce qu’elles sont. Ce qui est elles et ce qui ne l’est pas, afin de développer leur être, leur puissance. Il est nécessaire de définir ce qui est bien ou mal, et les interdits les accompagnant. Mais elles doivent offrir la possibilité de sortie. You fit in or you fuck off

Ce qu’on peut reprocher au wokisme, qui est une religion égalitariste, est moins son intolérance envers ceux ne voulant pas y adhérer que le refus de les laisser faire sécession. Il n’y a pas de porte de sortie. Tu es blanc ? Tu dois payer, et tu n’as pas d’échappatoire. Vous voulez plus d’immigrés, bosser moins d’heures par semaines, une revalorisation du salaire minimum, un revenu minimum d’insertion, la retraite à 58 ans etc. ? Très bien, mais alors laissez moi faire sécession, définir un autre absolu et les décisions politiques en découlant, et on verra laquelle de nos sociétés perdure. Si votre plan est si bon, pourquoi ne pourrait-il pas fonctionner sans le plein accord des gens y participant ?

L’art religieux

Tout art est évalué à l’aune de la religion du moment. Notre époque, plus que toute autre, est frappée du nihilisme, car elle a plus que toute autre fait l’expérience du sentiment de l’absurde. N’ayant plus de foi élevée, elle a érigé en religion le culte de l’égalité, de la tolérance et de la liberté individuelle comme expression des désirs égotiques. Loin de représenter ce que Tolstoï nomme une « conception religieuse » cela constitue un culte dénué de foi. Or, la création d’œuvres d’art élevées ne peut se faire que par un individu disposant de la conception religieuse la plus haute de son époque. Elle doit lui permettre de faire naître en lui des sentiments nouveaux et élevés qu’il aura le désir et la capacité technique d’exprimer dans des artefacts sensibles. Le génie combinera les deux, et c’est ainsi que le progrès technique ne marquera pas nécessairement un progrès artistique. Renaud Camus est d’ailleurs un grand artiste, car il arrive à communiquer par des aphorismes de 280 caractères son sentiment très noble de dépossession de son pays et de sa culture. Son talent ne sera hélas pas reconnu car il déplaît à la religion du moment.

Dès qu’il y a expression d’un sentiment au travers d’un artefact matériel, il y a de l’art. Cela ne signifie pas évidemment que tout se vaut. La valeur d’un sentiment repose à la fois sur sa nouveauté, c’est ainsi qu’un choix deviendra cornélien dès lors que Corneille obtient la paternité d’un nouveau sentiment, mais aussi de son universalité et de son intemporalité. La Bible est le livre le plus vendu car il est la révélation de la connaissance de Dieu par le Christ. Un sentiment nouveau issu de la culture juive que Jésus offrira au monde. Le sentiment le plus universel et intemporel qui soit. Un même sentiment peu se retrouver renouvelé occasionnellement selon l’époque. L’homme contre la nature des classiques, l’homme contre la société des modernes, l’homme contre la technologie des postmodernes ; tout cela n’est en fait qu’une seule et même expression d’un sentiment universel reposant l’individu face devant se frayer une place au sein des structures dissipatives auxquelles il appartient et avec lesquelles il est en conflit. Ce sentiment est livré avec l’existence et quelque soit les progrès effectué on ne s’en émancipera pas et il aura toujours besoin d’être exorcisé.

L’art comme catharsis

Pourtant nous verrons, au 3e livre, comment chez quelques hommes la connaissance peut s’affranchir de cette servitude, rejeter ce joug et rester purement elle-même, indépendante de tout but volontaire, comme pur et clair miroir du monde : c’est de là que procède l’art.

Arthur Schopenhaueur, Le monde comme volonté et comme représentation

Faire partie d’une structure et diriger ses actes vers la puissance de cette dernière s’accompagne nécessairement de violence et de désagréments individuels. Ce n’est pas parce que nous sommes plus forts au sein du groupe que nous ne subissons pas les affres de l’existence pour autant. Nous avons beau comprendre le sens élevé que cette dernière revêt, la souffrance qui l’accompagne parfois et les sentiments négatifs qui en naissent n’en sont pas moins piquants.

L’art, à la manière de la tragédie, peut alors être un moyen de se délivrer de ces sentiments afin qu’ils ne viennent pas polluer le reste du processus. Il vous suffit de lire les textes d’Hazukachi pour cerner ce que je dis. Il a entièrement compris ce que j’ai expliqué dans mes écrits sur le prométhéisme. Il a digéré ces connaissances, il a plongé dedans, mais il est né chez lui un sentiment tout autre que celui que j’ai essayé d’insuffler. Il a vu que Chtulhu était réel, et c’est déstabilisant. Il y a alors deux voies, choisir de s’y opposer et écrire dans un discours logique pourquoi c’est dangereux, comme l’a fait Ted Kaczynski, ou déverser ce sentiment dans un écrit exprimant cette subjectivité d’une qualité extrêmement rare, tout en retournant au boulot chaque jour comme le fait Hazukachi. La différence entre les deux est que le premier est immoral car il encourage à passer à l’action en s’opposant à ce que l’univers semble vouloir de nous. Le deuxième est brillant car on ne peut pas en vouloir à un artiste de nourrir un sentiment sincère et de le partager. Vivre est nécessairement faire l’expérience de sentiments contradictoires et ce serait un art infiniment inférieur que de sélectionner seulement les sentiments positifs qui permettent de faire tourner la grosse machine. Ce serait réduire son art à un rôle de cheerleader et faire l’impasse sur toute une gamme de sentiments que nous ressentons tous et qui doivent être exorcisés, car cet acte permet le bon fonctionnement.

L’art comme non-être

Most men of genius dislike their own age, but the really great ones impose their own vision on the age. The weak ones turn away into a world of gloomy fantasy.

Colin Wilson, The Mind Parasites

L’expression du non-être est lui d’une autre nature et souvent plus nuisible. L’artiste du non-être est un dictateur raté. On dit souvent que les dictateurs sont des artistes ratés en pointant du doigt comment Hitler souhaitait embrasser une carrière de peintre. Mais je crois que c’est tout l’inverse. David Bowie dira d’ailleurs à sa manière dans une interview pour Playboy que les « Rock stars sont fascistes, aussi » et que « Adolf Hitler fut l’une des premières Rock Stars », « aussi bon que Jagger » avant de faire l’éloge de sa façon de haranguer les foules.

Il existe un type d’art et d’artiste qui repose exclusivement sur le besoin de porter à l’existence dans un monde imaginaire tout le non-être que l’auteur aurait voulu voir advenir dans le monde réel. C’est en cela qu’ils sont des dictateurs ratés. J’ai défini le non-être comme ce que l’être ne peut plus devenir. L’artiste du non-être est celui qui aurait voulu imposer sa vision du monde mais n’y est pas parvenu, parfois par incapacité personnelle, parfois par incapacité extérieure. On peut passer à côté d’une carrière de dictateur en ratant le moment d’agir, mais on ne peut pas passer à côté d’un monde avec des dragons. L’art de l’artiste du non-être devient alors un lot de consolation. On peut être extrêmement doué dans cette entreprise et entraîner avec soit toute une génération qui préférera se réfugier dans un environnement fictif appartenant au non-être plutôt que d’affronter le monde réel. Mais bien qu’il naisse d’affects négatifs, ce type d’art peu parfois déboucher sur des créations délivrant des idiomes favorisant un idéal fédérateur et portant à l’action dans le monde réel. Son meilleur représentant est certainement Tolkien.

Je ne crois pas comme Bowie que Jagger soit un sommet de l’art musical, ni qu’Hitler soit un sommet de l’art politique. Il est toutefois évident que les grands hommes politiques qui bâtissent une culture fonctionnelle en imposant leur vision du monde dans le monde réel sont les artistes les plus accomplis qu’il puisse exister. Leur œuvre revêt l’importance la plus capitale puisqu’ils ont non seulement la charge de vies humaines et que la vie n’est pas dénuée de sens. Cette œuvre majeure comme les autres repose en premier lieu sur des préjugés comme tout bon art. Une culture fonctionnelle va alors tout le temps reposer sur une religion découlant de préjugés et de grands artistes politiques créant les conditions nécessaires de son expression.

Tous ces peuples étaient grands, parce qu’ils avaient de grands préjugés. Ils n’en ont plus. Sont-ils encore des nations ? Tout au plus des foules désagrégées. […] Une nation n’atteint à la prééminence et ne la conserve qu’aussi longtemps qu’elle accepte des conventions nécessairement ineptes, et qu’elle est inféodée à des préjugés, sans les prendre pour tels. Dès qu’elle les appelle par leur nom, tout est démasqué, tout est compromis.

Cioran Emil, De l’inconvénient d’être né

L’art religieux, le Beau, le bon, le vrai

La beauté sera la perfection de l’expression du sentiment exprimé. La bonté sera la grandeur du sentiment exprimé favorisant ou non l’action dans le monde réel, et le vrai sera lié à la connaissance d’où ce sentiment est né. Une connaissance nouvelle amène un sentiment nouveau, et les sentiments les plus élevés naissent de conception religieuse de la vie, c’est à dire d’une nouvelle façon de concevoir la relation de l’homme au monde qui l’entoure. L’art s’est privé de la capacité d’exprimer ces sentiments le jour où il les a évalués non plus à l’aune de cette conception religieuse mais au degré de plaisir qu’ils apportent. Or, pourquoi les poèmes homériques nous émeuvent encore aujourd’hui ? Car ils sont l’expression de la conscience religieuse des anciens Grecs découvrant de nouveaux sentiments.

Il en va de même pour les Évangiles qui résultent de la rupture de Jésus avec la monolâtrie juive pour Yahvé en conceptualisant un monothéisme incluant un Dieu unique au-delà du monde. Si tant de juifs se sont opposés à Jésus et que tant de non juifs ont perçu la beauté de son idée c’est parce qu’elle a fait naître en eux un nouveau sentiment. Yahvé était le dieu tribal des juifs, celui dont parle Jésus est un Dieu universel. Si l’art chrétien n’attire plus les foules aujourd’hui, c’est parce que la connaissance de Dieu sur laquelle repose ce sentiment est remise en cause.

Mais est-ce que les créations passées évoquant ce sentiment en deviennent moins de l’art pour autant ? Bien sûr que non. Car l’art n’est pas le beau, le bon et le vrai, mais ces critères vont définir ce qui différencie un bon art d’un mauvais. Ainsi, aucun art LGBT revendiquant le droit à la maternité pour les hommes à vagin ne sera grand, car leur sentiment vis-à-vis de la maternité ne relève pas d’une conception religieuse haute de cet acte mais d’un droit à acquérir et d’un plaisir personnel. Si la technique est importante, la valeur de l’art est avant tout dans le sentiment exprimé. C’est ainsi qu’un appareil photo moderne et une composition soignée ne permettront pas de rendre l’art LGBT supérieur à l’art primitif africain célébrant la maternité, malgré sa simplicité technique.

De la fonction de l’art

On pourra alors finalement s’interroger sur la fonction de l’art. Est-il vraiment inutile ? Seulement une drogue ? Mais alors pourquoi toutes les cultures le pratiquent et pas la drogue ? Je suis d’accord avec Ayn Rand qui a, je trouve, bien formulé ce qu’est la fonction de l’art, à savoir, faire l’acquisition au moyen d’abstractions de connaissances essentielles nous indiquant quels aspects de l’expérience humaine doivent être considérés comme les plus importantes. L’art n’est donc pas inutile mais on peut encore se demander pourquoi nous devons faire l’acquisition de ces connaissances, de ces sentiments.

Dans mon article intitulé Tripartition 2.0, je m’appuyais sur cette célèbre phrase de John Wheeler qui met en avant une boucle composée de trois séquences faisant le lien entre la physique, l’observateur-participant et l’information. Selon lui, l’observateur-participant donne naissance à l’information et l’information donne naissance à la physique. Je disais dans cet article que l’art se rapporte alors nécessairement à la séquence voulant que l’information donne naissance à la physique, ou pour le dire différemment, une idée donne naissance à un artefact artistique et cet artefact va influencer l’observateur-participant.

La physique donne naissance à l’observateur-participant ; l’observateur-participant donne naissance à l’information ; et l’information donne naissance à la physique.

John Archibald Wheeler

Loin d’être inutile, je crois au contraire que l’art est une condition de la vie humaine et que, pour le comprendre, il faut d’abord bien comprendre la vie et l’importance de l’information. J’ai déjà défini plusieurs fois ce que je considère être la définition la plus aboutie de la vie qui est celle de Stuart Bartlett, définissant la version générique de la vie comme une structure dissipative collectivement autocatalytique capable d’homéostasie et d’apprentissage. Son rôle est de dissiper l’énergie, et dans ce but, elle doit acquérir de l’information sur son environnement, donc sur l’univers, afin de guider son comportement. Sa capacité à dissiper l’énergie relevant de sa capacité à générer de l’information symbolique sur le monde qui l’entoure, alors le rôle de l’art en tant que moyen de communiquer des connaissances symboliques est forcément séduisant. Mais quels types de connaissances vont être importants ? Ceux qui permettent de guider le comportement afin d’augmenter notre puissance en tant qu’individus et en tant que groupe social. Le mot puissance doit être compris de la même manière que je l’ai décrit dans l’article Être et puissance.

Le terme « religieux », que j’ai utilisé pour parler de « conscience religieuse », recouvre deux aspects, la métaphysique et le lien social d’où il tient son étymologie puisque le mot religion vient du latin religare qui signifie relier. Un individu fait l’expérience d’un sentiment, il le communique via l’art à d’autres individus qui partagent ce sentiment et se retrouvent alors en communauté d’esprit. C’est un même phénomène à l’œuvre dans toute appartenance communautaire la plus basse comme la plus haute. Des fans de Harry Potter vont faire partie d’une communauté d’esprit. L’œuvre d’art ayant fait naître ce sentiment deviendra alors une référence culturelle commune au groupe.

Mais évidemment, plus le sentiment sera d’ordre métaphysique et nous fournissant une connaissance sur notre relation au monde, plus il permettra de guider le comportement, plus le sentiment communautaire sera fort et plus la communauté sera puissante. Si ce sentiment est suffisamment élevé cette communauté d’esprit pourra faire l’objet d’une religion au sens où on l’utilise couramment. Et vous l’aurez peut-être remarqué, la définition que je donne de l’art est une partie fondamentale de la religion. Les Grecs avaient des Dieux car ces derniers sont la représentation symbolique des sentiments élevés auxquels ils voulaient donner des traits. C’est ainsi qu’ils pourront avoir Ares comme Dieu de la guerre mais aussi Athéna représentant la guerre sage, car cela correspond à deux sentiments différents.

Car dans le père, toutes les choses sont parfaites et unes, mais chez les dieux séparés, une qualité ou l’autre prédomine. Ainsi, Arès gouverne les nations belliqueuses, Athéna celles qui sont à la fois belliqueuses et sages, et Hermès celles qui sont plus prudentes qu’audacieuses. En somme, chaque nation reproduit les caractéristiques essentielles du dieu qui règne sur elle.

Julien l’apostat, En défense du paganisme

Leur mythologie est un artefact artistique visant à guider le comportement. C’est la fonction de l’art supérieur, qui fait intégralement partie de ce que l’on nomme une religion, et sur lequel s’appuie une culture. De façon similaire à Hegel, je pense que la religion est la forme de conscience spirituelle la plus élevée et qu’elle repose sur la philosophie et l’art, respectivement compris comme l’expression de sentiments par le discours logique et l’expression de sentiments par la voie esthétique. Ces deux voies ayant pour but d’augmenter la puissance et pas de devenir de la culture de philistins pour reprendre les mots de Nietzsche. Les philosophes doivent être des artistes d’une certaine façon, des créateurs. Ils vont créer les idées sur lesquelles va reposer un groupe qui vont augmenter sa puissance. L’art sera alors une déclinaison de la philosophie servant le même but mais permettant de communiquer une philosophie au plus grand nombre de manière instinctive. Une religion reposera alors souvent sur des dieux, car ils sont un moyen d’incarner ces sentiments mais le communisme sera lui aussi une religion sans dieux qui repose sur une philosophie et un art.

La religion doit générer des mythes s’appuyant sur des connaissances et représentés de façon artistique dans le but de guider le comportement afin d’augmenter la puissance du groupe. Et c’est pourquoi on retrouve les religions dans toutes les cultures, car elles sont une condition fondamentale de la vie humaine. Lorsqu’on a conscience de ce qu’est l’art et le désir de favoriser des comportements sains, donc jugés bons, on représente les sentiments sur lesquels ils reposent par des beaux artefacts. Le beau et le bon sont alors naturellement des attributs du bon art. Une société multiculturelle n’a alors pas de sens car la culture est là pour guider le comportement et avoir plusieurs cultures sur le même territoire appelle nécessairement à avoir plusieurs idéaux comportementaux.

L’Islam est extrêmement puissant car il prétend offrir une connaissance métaphysique, propose un artefact artistique dans le Coran qui constitue la référence culturelle commune des musulmans qui doit guider leur comportement, et il interdit toute autre forme de références culturelles pouvant le concurrencer. Cela aura pour conséquence de former un groupe avec des liens extrêmement solides. Cependant, cette force sera aussi sa faiblesse car les musulmans se fermeront ainsi à la connaissance scientifique, donc à la capacité de mettre au défi leurs croyances et leur capacité d’adopter de meilleurs comportements. Leur art et leur religion seront alors toujours inférieurs car ils ne peuvent pas se tourner vers le vrai et améliorer leur façon de guider le comportement. Le bon art doit être beau, bon et vrai car ce sont ici les conditions pour guider le comportement efficacement.

À l’inverse, l’Occident, en s’ouvrant pleinement à la Science, a libéré ses capacités d’innovation. Mais cette force devient sa propre faiblesse, car nous multiplions la création artistique au point où nous croulons tout simplement sous la production culturelle sans même différencier les types d’art. L’art en tant que beau a conduit à l’art plaisir, alors nous multiplions les créations afin de satisfaire tous les publics et tous les plaisirs. Chaque individu aura ses préférences esthétiques et un nombre incommensurable de petites communautés de fans émergeront autour des productions culturelles. Cependant, nous tombons dans une forme de relativisme qui échoue à sélectionner les formes d’art les plus hautes et à faire en sorte que nous les partagions tous pour que cela devienne une source de connaissance guidant notre comportement collectif. Les Européens ne connaissent plus leurs mythes et leur sens, l’art échoue à remplir sa fonction et l’Occident perd sa culture. Ouvrez un livre pour enfant au hasard et vous serez surpris de voir que plus aucun loup n’est dangereux. Cette réputation reposait sur un malentendu apparemment. Les seules morales qui y sont enseignées sont la tolérance dans un monde où le danger est absent.

Un bon art est au service de la puissance. Il crée du lien dans le but d’ordonner les éléments d’une culture qui va guider le comportement efficacement. Un mauvais art échoue à générer de l’ordre et diminue la puissance. Ainsi, l’art pourra être évalué selon sa capacité à augmenter la puissance. Quelle est la différence entre les deux ? La nature de la connaissance sur laquelle l’art s’appuie, et cette dernière suit les préceptes de la théorie de l’information et qui donne plus d’importance à une information nouvelle qui va permettre de mieux guider le comportement. L’art doit permettre de transmettre une connaissance à un autre individu par la voie des sens plutôt que de la raison dans le but d’augmenter sa puissance et celle du groupe. Les mèmes que vous partagez sur les réseaux sociaux sont de l’art. Ils sont assez pauvres en terme de technique, et donc de beauté, mais ils sont le résultat du désir d’exprimer un sentiment. Dans quel but ? Convaincre les autres, leur faire partager votre sentiment et ainsi augmenter votre puissance et celle de votre groupe défendant vos idées.

Si vous vous identifiez comme un fan de Dragon Ball, alors obtenir la connaissance de toutes les œuvres augmentera votre puissance au sein du groupe des fans de Dragon Ball. En cela Bourdieu a raison lorsqu’il identifie les préférences des élites comme des marqueurs d’identification à ce groupe. Chaque groupe a ses marqueurs, nous avons plus à gagner socialement à intégrer le groupe de l’élite donc nous avons plus à gagner à posséder leurs références culturelles. En cela Pinker a raison quant au statut social, mais cela provient uniquement du fait que l’élite est un groupe et que pour obtenir de la puissance au sein d’un groupe il faut partager des références culturelles. Ce que Pinker et Bourdieu échouent à comprendre, c’est que ces marqueurs peuvent être choisis pour d’autres raisons que la simple marque d’appartenance. Ou du moins ils devraient l’être et ils le furent. On pourrait dire de la même façon qu’une connaissance parfaite des références culturelles chrétiennes était attendue de la part des nobles, mais c’est uniquement parce que ces références relevaient d’une sélection jugeant le sentiment de la connaissance de Dieu comme le plus élevé. Peut-on dire la même chose de l’urinoir de Marcel Duchamp, d’un défilé de Balanciaga, de la falsification du Seigneur des Anneaux et autres célébrations contemporaines ?

Scrutton a raison de dire qu’entre 1750 et 1930, toute personne éduquée aurait répondu que le but de l’art était la beauté et qu’elle se justifiait en elle-même. Elle aurait sûrement dit cela, mais en le faisant, elle avait déjà planté le germe de ce qu’on observe aujourd’hui. En résumant l’art au beau, on déclare qu’il doit être évalué selon le degré de plaisir sensuel qu’il nous confère, et si les classes éduquées ont sans doute un plaisir plus raffiné permettant l’élaboration d’œuvres d’art soignées, il ne fallait pas attendre longtemps avant que les goûts démocratiques prennent le dessus. Alors, si le critère de l’art est le beau et le plaisir qu’on en retire, comment affirmer que de l’art offrant plus de plaisir à la masse serait inférieur à celui offrant du plaisir à l’élite ? On tombera nécessairement dans un relativisme des valeurs avant que les valeurs les plus basses orientées vers le plaisir emportent jusqu’à l’élite, car, toute élite qu’elle soit, ses fonctionnements biologiques ne sont en rien différents de celui du bas peuple.

Le beau se démocratisant, l’élite choisira le laid et le vide. Vous aurez plus de chance de trouver un magistrat vous faire l’éloge d’Yves Klein qui a passé sa carrière à vouloir peindre le néant que du film 300 qui évoque le sentiment élevé, universel et intemporel du sacrifice individuel pour le groupe, de la mort glorieuse pour quelque chose de plus grand que soi, en l’occurrence une Grèce libre. Pourquoi l’élite fera toujours le choix du laid et des sentiments qui réduisent notre puissance ? Car l’élite ne sait plus ce qu’est l’art, mais surtout parce qu’elle ne souhaite plus défendre ce qu’elle est. Elle nommera art tout ce qui va à l’encontre de la puissance Occidentale. Ainsi, pour voir de l’art, il ne faut plus aller dans les galeries d’art mais sélectionner les quelques productions hollywoodiennes de qualité se faisant de plus en rare tant le virus mental woke l’a emporté partout. Pourquoi les œuvres woke ne marchent pas ? Parce que ce sont des œuvres qui augmentent la puissance des minorités mais réduisent notre puissance en tant que civilisation. Comme personne n’aime réduire sa puissance en réalité, ces œuvres conçues pour les minorités attirent… la minorité.

Il y a plus de bon art aujourd’hui dans les chansons des militaires appelant Dieu à leur donner la victoire ou même dans des chants de marins car ces artefacts artistiques visent à augmenter la puissance du groupe, leur culture, c’est-à-dire la façon dont le groupe s’organise pour affronter la mort. Les marins forment une unité biologique en tant qu’équipage du navire mais le navire lui même fait partie d’un système biotechnologique unique formé avec l’équipage. L’art des chants de marins vise à augmenter la fusion de ces différents éléments en un tout cohérent. Il n’est pas anodin que nous donnions un nom à nos bateaux lors d’un rite de baptême.

Telle est la relation entre l’équipage et le navire, ou bien entre le pilote et l’avion, ou encore entre le coureur automobile et sa voiture ; les aspects inessentiels de prestige, de participation sociale, s’effacent devant la tension du danger, devant l’unité fonctionnelle constituée par la machine et l’homme. Une telle unité est symbolisée par le code d’honneur de la Marine, exigeant que le capitaine disparaisse avec son bâtiment ; une telle relation peut être dite totalement prégnante, ou encore totalement saturée. La destinée de l’homme et celle de l’objet se réverbèrent l’une dans l’autre.

Gilbert Simondon, Sur la technique

Si les Européens bien nés sont encore touchés aujourd’hui par la prose d’Homère, c’est parce qu’ils reconnaissent ici l’expression de sentiments élevés les reliant à leurs ancêtres. Si les Grecs ne faisaient pas la différence entre l’artisanat et l’art en les classant derrière le mot technè, Hésiode commencera sa théogonie en rendant hommage aux muses dont la mère est Mnémosine, déesse de la mémoire. Car l’art est un moyen de relier les générations. La première caractéristique d’une structure dissipative est de définir ses contours. La culture partagée par un groupe en est un élément. La mémoire est la capacité de penser cette entité dans un devenir. Oubliez ce que vous êtes, et vous perdrez en puissance. Quel est le message que Zack Snyder met dans la bouche des spartiates dans son film 300 ? Souvenez-vous de nous. Souvenez-vous pourquoi 300 soldats spartiates sont allés trouver la mort, c’est un des sentiments desquels peut naître un art élevé.

La publicité nous envahit d’art mais elle est dépourvue de ces sentiments élevés. D’après ma conception des choses, l’identité visuelle et la publicité sont cependant évidemment de l’art. Elles visent à communiquer un sentiment et à augmenter la puissance de la compagnie qu’elle représente. Mais ce sentiment n’est pas élevé, et n’est même pas un sentiment qui relève du désir de l’artiste à le communiquer. Cet artiste est rémunéré pour cela, et on l’a engagé pour sa seule technique. C’est rigoureusement l’inverse pour les vrais artistes comme Homère. Il n’était pas rémunéré pour créer son œuvre mais exprimait ses jugements métaphysiques. La seule exception notable, et c’est bien normal, est l’influence de Space X qui génère l’envie chez certains artistes de représenter la conquête spatiale. La connaissance de notre potentiel à coloniser Mars fait naître un sentiment que ces personnes jugent digne d’être représenté et partagé. Cette création artistique participe de la création d’une culture augmentant notre puissance. À votre avis, les jeunes blancs iront plutôt travailler à fond pour qu’on puisse coloniser Mars ou travailler à fond pour offrir sa place à un transsexuel noir au nom de l’égalité ?

Mais Elon Musk va encore plus loin. Il n’hésite pas à désigner le boss final : l’entropie. Seule une compagnie avec cette vision peut réellement tourner sa puissance vers ce qui compte vraiment, et donc favoriser la production d’art réel naissant des sentiments métaphysiques les plus élevés. Une compagnie, comme toute structure dissipative, cherche à réduire son entropie et, pour ce faire, produit de l’entropie. Le jeu du marché libre aboutirait nécessairement à un monopole avec un monstre froid totalitaire tout puissant générateur d’entropie. La seule mission statement d’une compagnie qui puisse sortir de cela est de se donner pour but final de combattre l’entropie. Une telle entreprise verra alors naturellement des artistes produire pour elle des œuvres de leur plein gré car ils sont en accord avec leur métaphysique.

Alors elle aura une véritable religion d’entreprise et deviendra ainsi une culture complète. Le mouvement woke fut certainement la première forme de religion d’entreprise. Il a donné lieu à la création de postes ne participant pas directement à la productivité comme les prêtres le furent. Cependant, au lieu d’augmenter la puissance de l’entreprise, cette idéologie la réduit et ne peut pas constituer une bonne religion. Son problème étant qu’il ne repose sur aucun sentiment élevé.

Ce qui m’effraie dans l’état de l’art actuel n’est pas tant qu’il échoue à nous donner du plaisir, mais plutôt qu’il échoue à communiquer un sentiment élevé. Il n’y a jamais eu de phrase plus idiote dans l’Occident que celle déclamant l’art pour l’art, la science pour la science et la vie pour la vie. Car au final ce qui n’est pas dit, c’est que l’Occident tombe dans un écueil qui est celui de la technique pour la technique, car les Grecs avaient raison de ne pas faire de différence essentielle entre l’art et l’artisanat. Les deux relèvent de l’ordre métaphysique et servent la puissance. Toutes ces choses sont intimement liées, travaillent ensemble et ne se justifient pas par elles-mêmes. La Science sert la technique, qui sert la puissance et le tout est au service de la vie qui est elle-même au service de l’Univers, du cosmos ou de Dieu. Ce que l’on nomme une culture est la totalité des domaines, ce que l’on nomme religion est la sélection de préjugés permettant à une culture un bon fonctionnement. C’est pourquoi toute culture repose sur une religion et que toute culture déclamant l’indépendance de ces domaines est vouée à tuer sa religion et à disparaître.

Comme le relèvera Niklas Luhmann dans La société de la société, l’économie, la politique, la religion, les médias, la science, entre autres, forment des systèmes cybernétiques indépendants. Ils peuvent avoir tendance à chercher leur propre puissance, mais cela se fait au détriment de l’ensemble de la société. TikTok, et l’avilissement qu’il amène, n’est possible que dans une société où l’économie prend le pas sur le politique et la religion. Une société cherchant l’argent pour l’argent. Or, l’argent est un moyen et non une fin. Comme le fera brillamment remarquer Peter Thiel, nos esprits les plus brillants aujourd’hui se dirigent vers des carrières consistant simplement à réaménager l’argent dans le but de générer plus d’argent. Ils s’imaginent que les choses continueront d’aller mieux quoi qu’il arrive et l’économie devient autoréférentielle.

Pour un optimiste indéfini, l’avenir sera meilleur, mais il ne sait pas exactement comment, et ne fait donc pas de plans spécifiques. Il s’attend à profiter de l’avenir mais ne voit aucune raison de le concevoir concrètement.


Au lieu de travailler pendant des années à la construction d’un nouveau produit, les optimistes indéfinis réarrangent les produits déjà inventés. Les banquiers gagnent de l’argent en réorganisant la structure du capital d’entreprises déjà existantes. Les avocats résolvent les litiges relatifs à de vieilles choses ou aident d’autres personnes à structurer leurs affaires. Quant aux investisseurs privés et aux consultants en gestion, ils ne créent pas de nouvelles entreprises, mais tirent un surcroît d’efficacité des anciennes en optimisant sans cesse leurs procédures. Il n’est pas surprenant que ces domaines attirent tous un nombre disproportionné de chasseurs d’options de l’Ivy League très performants ; quoi de plus approprié pour récompenser deux décennies d’accumulation de CV qu’une carrière apparemment élitiste, axée sur les processus, qui promet de « garder les options ouvertes ».

Peter Thiel, Zero to One

Je crois alors que le salut de l’Occident passera nécessairement par un réajustement de ces différents systèmes cybernétiques permettant de les diriger vers la puissance du système global. La politique sera importante mais la religion et l’art le seront tout autant. L’art du XXIème siècle devra renouer avec la volonté de servir une culture ascendante avec pour but la civilisation. La civilisation pouvant être vue comme la culture en acte. Son sommet sera alors l’expression d’un sentiment métaphysique nouveau, intemporel, universel, qui nous relie à nos ancêtres et à nos contemporains. Mais est-ce que ce sentiment métaphysique peut encore reposer sur des Dieux ? Si l’art, comme je le dis, naît d’un sentiment face à une connaissance, peut-on encore user du divin dans l’art ?

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