“- A Trinità de’ Monti ? Vous avez de la chance !
Gabriele D’Annunzio, Le Plaisir
– Pourquoi ?
– Parce que vous vivez dans l’un de mes endroits préférés. Tout le charme souverain de Rome y est rassemblé, comme une essence dans un vase, n’est-ce pas ?
– C’est vrai ! Entre l’obélisque de la Trinité et la colonne de la Conception, mon cœur catholique et païen est suspendu ex-voto”.
J’ai établi dans l’article précédent ce que je pense être l’art et sa fonction. L’histoire a voulu que les dieux traditionnels du paganisme et le monothéisme ne pouvaient cohabiter. Et pourtant, je crois qu’il est possible de tous les réconcilier dans un Tout aussi poétique que cohérent, en empruntant la voie artistique à la manière de Hölderlin. Comme je l’ai dit, l’art est un moyen d’expression qui vise à communiquer une idée par la voie des émotions qui va augmenter la puissance du groupe. Mais une expression suffisamment haute se trouvera dans sa faculté à communiquer un sentiment.
À quoi servent les Dieux ? On entend parfois ce truisme que ce ne sont pas les Dieux qui ont créé les hommes mais les hommes qui ont créé des Dieux. Je n’en disconviens pas, mais pourquoi ce phénomène est-il si répandu ? Ils seraient le fruit de la peur des hommes et avant tout la peur de la mort. Je ne crois pas que ce soit exactement cela. Les dieux sont liés à la métaphysique, l’intellect et donc les choix que nous faisons.
Lorsque le promontoire est franchi, l’action se retrempe en elle et se régénère : on sacrifie aux Dieux. Il n’est pas tout à fait exact de prétendre que primus in orbe deos fecit timor ; la peur et les dieux apparaissent en même temps, mais ce n’est pas la peur qui fait les dieux ; la peur apparaît au point clef de l’action, au moment du choix, du danger, de la renaissance, du nouveau départ ou de la catastrophe, c’est-à-dire au moment où l’action se concrétise, se condense en quelques moments et en quelques gestes fondamentaux et décisifs. La peur ou l’espérance en l’homme, apparaissent dans des conditions qui appellent la sacralité, hors de l’homme.
Gilbert Simondon, Sur la technique
Un peuple qui se donne des Dieux vise à augmenter sa puissance par l’art. Est-ce que l’on pense que les Dieux qu’on s’invente sont réels ? Parfois oui, parfois non. Mais on sait qu’ils n’en sont jamais moins sacrés car ils relèvent de l’art dont le sommet se doit être de l’ordre métaphysique et au service de la puissance. Comme le dit Ayn Rand, l’art est une recréation sélective de la réalité en fonction des jugements de valeur métaphysiques. Il doit indiquer à l’homme quels aspects de son expérience doivent être considérés comme essentiels, significatifs, importants. Et comme nous ne faisons jamais mieux l’acquisition de connaissances que par les abstractions, un Dieu doit venir représenter une facette importance de l’existence. Pourquoi est-ce que je me donne Prométhée comme Dieu totem ? Pour incarner le sentiment de la nécessité de progrès au sens où je l’entends et augmenter ma puissance.
Et combien de Dieux nouveaux sont encore possibles !… Chez moi-même, en qui l’instinct religieux, c’est-à-dire créateur de Dieu, s’anime parfois d’une façon intempestive, combien différemment s’est chaque fois révélé le divin ! […] Les deux types : Dionysos et le crucifié. – Déterminer si l’homme religieux typique est une forme de la décadence (les grands novateurs sont tous malades et épileptiques). – Mais n’oublions-nous pas l’un des types de l’homme religieux, le type païen ? Le type païen n’est-il pas une forme de la reconnaissance et de l’affirmation de la vie ? Son type le plus élevé ne devrait-il pas donner une apologie et une divinisation de la vie ? Le type d’un esprit bien venu et débordant dans le ravissement ! Le type d’un esprit qui accueille les contradictions et les problèmes de la vie et qui les résout ! C’est là que je place le Dionysos des Grecs : l’affirmation religieuse de la vie totale, non point reniée et morcelée
Nietzsche, La volonté de puissance
Pourquoi ceux-là ne pourraient cohabiter avec le Dieu unique ? Car ce dernier est d’une autre nature. Il relève d’une connaissance raisonnable. Si on sait que les représentations qu’on en fait sont erronées, il se pourrait qu’il existe néanmoins une entité supérieure hors du monde. Alors l’idée qu’un Dieu unique existe véritablement ne peut qu’être dénaturée en acceptant l’existence d’autres Dieux à ses côtés dont on sait qu’ils ne font qu’incarner autre chose. Les chrétiens n’auront de cesse d’attaquer ces dieux. On retrouve cette critique dans les textes de Saint-Justin qui ira jusqu’à accuser Platon d’avoir emprunté sa pensée aux prophètes juifs ou encore Saint Augustin qui consacrera des passages entiers à son ouvrage La cité de Dieu contre les dieux païens.
Je crois simplement que ces Dieux relèvent de sentiments différents et sont d’une autre nature. Spinoza, dans son ouvrage Court traité de Dieu, mettra en avant cette différence de nature établie par Saint-Thomas qui parlera de nature naturante (Natura naturans) pour désigner Dieu et nature naturée pour désigner sa création.
De la nature naturante
Spinoza, Court traité de Dieu
Avant d’aller plus loin et de passer à un autre sujet, nous diviserons toute la nature en deux parties, la nature naturante et la nature naturée.
Par nature naturante, nous entendons un être qui, par lui-même et sans le secours d’aucune autre chose (comme les propriétés ou attributs que nous avons déjà décrits), peut être connu clairement et distinctement, tel qu’est Dieu : c’est en effet Dieu que les Thomistes désignent par cette expression ; mais la nature naturante comme ils l’entendaient était un être en dehors de toute substance.
La nature naturée se divisera en deux parties, l’une générale, l’autre particulière. La première se compose de tous les modes qui dépendent immédiatement de Dieu (nous en traiterons dans le chapitre suivant) ; la seconde consiste dans les choses particulières qui sont causées par les modes généraux, de telle sorte que la nature naturée, pour être bien comprise, a besoin d’une substance.
Évidemment que l’existence d’un Dieu par-delà le monde de la représentation est supérieure. Ne pouvant ni le voir, ni en faire l’expérience, il nous vient alors le sentiment le plus élevé de la foi. Les dieux païens sont d’une autre nature puisqu’ils relèvent de sentiments moins élevés mais tout de même importants à l’existence faisant partie de l’expérience de la création. On peut alors tout à fait reconnaître que les Dieux naissent de nos sentiments et les hiérarchiser. Peut-être bien qu’un Dieu unique existe véritablement ou pas, mais ce qui compte est de célébrer le sentiment de la foi en son existence potentielle. On sait que les dieux païens n’existent pas, mais ce qui compte est de personnifier un sentiment important de l’existence dans une figure artistique. Ils sont nécessairement anthropomorphiques puisqu’ils naissent de notre rapport au monde et à l’existence.
Apprenez de ce qui suit combien nos traditions sont préférables à celles des Juifs. Nos philosophes nous
Julien l’apostat, En défense du paganisme
ordonnent d’imiter les dieux autant que nous pouvons et cette imitation consiste d’après eux à contempler la réalité des choses. […] Car dans le père, toutes les choses sont parfaites et unes, mais chez les dieux séparés, une qualité ou l’autre prédomine. Ainsi, Arès gouverne les nations belliqueuses, Athéna celles qui sont à la fois belliqueuses et sages et Hermès celles qui sont plus prudentes qu’audacieuses. En somme, chaque nation reproduit les caractéristiques essentielles du dieu qui règne sur elle.
Si l’idée de la simulation repose sur notre capacité à créer un monde virtuel en tout point similaire au monde que l’on connaît, alors qu’est-ce que la capacité à terraformer une planète et y installer la vie par notre ingénierie pourrait nous dire sur l’apparition de la vie sur Terre qui a mené à notre propre existence ? Si les humains peuvent lancer un processus évolutionnaire sur une autre planète, ne pourraient-ils pas être considérés comme les dieux de cette planète par des entités conscientes y apparaissant ultérieurement ? Mais alors, est-ce que ce phénomène ne pourrait-il pas avoir déjà eu lieu auparavant ? Et pourquoi pas sur Terre ? Ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit. En aucun cas je n’affirme que ce soit le cas. Mais puisqu’on parle ici de mythologie, donc d’art, je crois que cela constituerait un bon point de départ. Vous remarquerez alors que des dieux païens intramondains pourraient tout à fait cohabiter avec l’idée d’un Dieu extra-mondain créateur du monde, de ces lois et donc, des conditions d’apparition de ces dieux.
C’est peu ou prou l’idée sous-jacente du film Prometheus de Ridley Scott qui se veut être un préquel à l’univers d’Aliens. La première scène met en avant un Ingénieur créant la vie sur Terre à partir de son ADN reprenant ainsi le mythe de la création indo-européenne. On ne dispose pas de sources écrites de première main sur la mythologie des proto indo-européens. Seule une étude comparative comme celle proposée par Dumézil nous permet d’imaginer ce que pourraient avoir été leurs croyances. Dans cette mythologie, Manu, qui signifie homme, et Yemo, qui signifie jumeau, sont envoyés par les dieux, ou un Dieu suprême, afin de créer le monde. Le prêtre Manu conduit le premier sacrifice sur la personne de son frère Yemo afin de créer la Terre. Les descendants de Manu seront les humains, les fils de Manu, d’où le nom mankind désignant l’humanité en anglais.
Je ne refuserais alors pas le nom de pagano-chrétien et je note que les États-Unis, un des pays les plus chrétien, n’en a pas pour autant refuser de donner pour nom à ses missions spatiales des noms comme Apollon et Arthemis. J’aime la poésie et la représentation de dieux agissant dans le monde matériel de la représentation, qu’il se tienne un Dieu au-delà de cette dernière ou non. Je crois que beaucoup de différences entre le paganisme et le christianisme peuvent être dépassées. Le christianisme a une conception du temps linéaire alors que le paganisme a une conception circulaire ? Je crois tout simplement que l’espace-temps n’est même pas fondamental mais contingent. Contingent à quoi ? Au système cybernétique sur lequel repose la réalité qui construit l’information en alternant les boucles positives accélérant le changement et les boucles négatives stabilisant le système. Si on parle de simulation, c’est parce que le jeu vidéo nous offre ici la meilleure métaphore. Imaginez vous en train de jouer à GTA sur votre Playstation. Votre écran est une interface qui vous permet de progresser dans le jeu, mais la réalité est purement de l’information traitée par votre console. Tout est mouvement dans votre écran mais dans la réalité vous avez une console immobile. Un Être immobile au sein duquel tout est mouvement et en devenir comme le diront Parménide et Héraclite. Une console qui construit l’information selon des principes cybernétiques via la volonté du joueur, Dieu.
Le concept d’un Dieu unique naît de la raison se posant la question de la réalité alors que celui de dieux païens naît de la poésie consciente qu’ils font partie de la représentation. Si le christianisme s’est opposé au paganisme de façon si virulente, c’est parce qu’il cherchait plus que le paganisme à comprendre les véritables fondements du monde contrairement au paganisme qui raconte des histoires, des mythes. La raison conduit naturellement au platonisme qui déteste l’art, au monothéisme, à l’ascèse, à Kant, au philosophe, au prêtre, et au nerd. À Rome, les premiers chrétiens subiront d’ailleurs des procès en athéisme de façon ironique. Au contraire, les sens conduisent à la poésie, au mythe, à l’action, au paganisme, au soldat, au roi et au poète. Tout pouvoir politique repose sur une part de mythe, toute ambition spirituelle doit être de se rapprocher de la vérité, les deux servant au mieux l’action qui dit Oui à la vie et voit Dieu comme le Oui à toute chose. Vouloir aller sur le terrain du mythe quand on aspire à dire le vrai ne peut que nous desservir. Le Christianisme sera tombé en partie pour cette raison. C’est sa prétention à vouloir faire passer des mythes pour la vérité qui l’a perdu. Un mythe n’a pas à être vrai pour nous parler d’une vérité.
Le logos et le mythos. Loin de les opposer et d’imaginer un arrière-monde plus réel qui n’entretiendrait aucune connexion capitale avec le monde matériel seulement ici pour nous duper, il nous faut voir le second au service du premier, les dieux païens en mouvement au service du Dieu chrétien immobile, le mythe au service de la raison, l’action au service de l’information, Nietzsche au service du Christ, la volonté de puissance au service de Dieu. Mais les derniers ne seront pas les premiers dans un autre monde. Les derniers servent moins bien l’autre monde. Cela ne nous empêche pas d’avoir de l’empathie pour eux, dès lors que l’on comprend que nous servons ensemble cet autre monde.
J’aime bien la représentation artistique de dieux appartenant au monde de la représentation. Car si j’ai parlé dans l’article précédent de la foi, qui relève nécessairement d’une croyance en quelque chose de réel, il en va tout autrement de parler des dieux païens qui relèvent de l’art et de l’identité. Si on peut penser un Dieu unique au-delà de la création, les dieux faisant partis de la création sont intimement liés aux peuples qui les inventent. Le mythe n’est pas le passé. Le mythe est intemporel et sert à guider le présent. Alors pourquoi pas une nouvelle mythologie et une nouvelle théogonie ?