Les relations sino-americaines : l’origine du statut de Taïwan

Suite à la visite du président de la République française, Emmanuel Macron, entre le 5 et le 8 avril 2023, en Chine, une déclaration de ce dernier a déclenché une vague de protestations internationales. Cette déclaration porte sur le potentiel conflit entre la République populaire de Chine et la République de Taïwan. À ce sujet, il a dit la chose suivante :

La pire des choses serait de penser que nous, Européens, devrions être suivistes sur ce sujet et nous adapter au rythme américain et à une surréaction chinoise.

https://www.politico.eu/article/emmanuel-macron-incite-europeens-etats-unis-chine/

Je ne rentrerai pas dans ces considérations géostratégiques issues de la confrontation actuelle entre le bloc occidental et le bloc russo-chinois – même si je trouve que les déclarations de Macron sont globalement inappropriées au vu du contexte actuel. Je voudrais plutôt profiter de cette séquence diplomatique pour revenir sur le statut de Taïwan. En effet, je pense que l’histoire de la création de ce statut est relativement mal connue, alors qu’elle est essentielle pour comprendre les relations sino-américaines et les problématiques autour de cette île qui va, selon toute vraisemblance, être l’un des principaux enjeux stratégiques pour la République populaire de Chine et les États-Unis au cours des prochaines décennies.

Pour ce faire, je vais m’appuyer sur le livre admirable « De la Chine » d’Henry Kissinger, qui fut l’un des principaux artisans du rapprochement entre les États-Unis et la Chine communiste durant la guerre froide, et qui a de manière subséquente, forgé le statut actuel de Taïwan.

Les origines

Pour comprendre la naissance de ce statut si particulier, il faut remonter dans l’histoire chinoise. C’est l’histoire dramatique du pays au cours des 150 dernières années qui explique la grande hostilité des Chinois vis-à-vis des interventions des puissances étrangères sur son territoire historique. En effet, l’Empire du Milieu a connu l’une des périodes les plus douloureuses de son histoire, pourtant vieille de 4 millénaires (la Chine étant le plus vieux pays au monde), avec « le siècle d’humiliation » (1839-1945). Cette période est une longue succession de guerres civiles et d’interventions étrangères. Dans un premier temps, nous pouvons citer pêle-mêle :

  • La guerre de l’Opium (1839-1842) qui a opposé les Britanniques à la Chine dans le but d’ouvrir le pays à l’Occident.
  • La colonisation occidentale qui va entraîner la création de Hong Kong, de Macao et de concessions occidentales en Chine.
  • Les guerres civiles consécutives aux interventions occidentales qui ont eu un effet déstabilisateur profond sur la Chine. L’ordre qui s’était établi autour de la dynastie Qing fut profondément remis en cause et sa stabilité a été ébranlée. Cela a entraîné un grand nombre de révoltes musulmanes et chrétiennes, notamment la révolte de Taiping de 1851 à 1864.

Au cours de cette période, la population de la Chine est passée de 410 millions d’habitants en 1850 à 350 millions en 1873. Par la suite, la Chine a connu, au tournant du XIXe siècle, une phase d’implosion consécutive à ces troubles. Il y a eu :

  • La révolte réactionnaire des Boxers en 1898, qui va provoquer l’effondrement ultime de la dynastie Qing en 1912.
  • Une nouvelle guerre civile qui va éclater et diviser le pays. C’est dans ce contexte que le Parti communiste chinois va naître en 1921 dans la concession française de Shanghai.
  • L’invasion japonaise : en 1932, les Japonais vont créer l’État fantoche du Mandchoukouo en Mandchourie, suivi du début de la guerre de conquête sino-japonaise de 1937 à 1945.
  • Après la fin de la Seconde Guerre mondiale, les communistes menés par Mao Zedong et les nationalistes qui ont combattu les Japonais vont s’affronter pour obtenir le contrôle du pays. Avec le soutien de l’URSS et la passivité des États-Unis, le Parti communiste va finalement prendre le contrôle de la Chine en 1949, à l’exception de Taiwan, qui est resté sous le contrôle de Chiang Kai-shek. C’est ainsi que s’est achevé « le siècle d’humiliation » de la Chine.
Mao Zedong à la cité interdite (Pékin, 1er octobre 1949)

L’année 1949 a marqué la naissance de la nouvelle Chine communiste et la fin des influences étrangères en Chine. Ce siècle d’humiliation, en plus de la tradition sino-centrique ancestrale de la Chine, est le ciment de son indépendance nationale et l’origine de son rejet viscéral des interventions étrangères. Il est primordial de comprendre ce rejet absolu des interventions étrangères pour comprendre la politique chinoise. C’est pour cela que j’ai pris le temps de bien vous expliquer ce qu’a été le siècle d’humiliation.

Contexte géopolitique autour de l’émergence du statut de Taïwan :

Malgré la fin du siècle d’humiliation, les malheurs de la Chine étaient encore loin d’être finis. En effet, celle-ci allait encore connaître une vingtaine d’années de conflits et de drames qui allaient la mener dans une impasse politique. Cette dernière sera le terrain propice à la mise en place d’un accord avec les USA autour de Taïwan.

Tout d’abord, la guerre de Corée (1950-1953) a durablement détruit les relations entre la Chine, les USA et la Corée du Sud. Elle fut également très meurtrière pour la Chine qui a perdu plusieurs centaines de milliers de soldats, dont le fils aîné de Mao. Les relations avec les USA continueront à être tendues avec les crises du détroit de Taïwan entre 1954 et 1958. À cela s’ajoute le Grand bond en avant (1958 à 1960). Les estimations actuelles varient entre 15 et 55 millions de Chinois morts selon les historiens. Il y eut également la révolution culturelle (1966-1976). Le nombre de morts est plus difficile à évaluer, mais les estimations les plus terribles parlent de 20 millions de morts.

S’ajoute également la Guerre Sino-Indienne de 1962 qui a fait de l’Inde un ennemi de la Chine. Enfin, la rupture sino-soviétique fut fondamentale pour pousser la Chine à une position de compromis. En effet, contrairement à ce que pouvait laisser imaginer l’appui de l’URSS aux communistes chinois à la fin de la Guerre civile, les relations entre les deux géants communistes étaient compliquées et n’ont fait que se dégrader depuis l’alliance des années 50 entre Staline et Mao, qui était fondée sur l’hostilité commune vis-à-vis des États-Unis et le respect/méfiance que Mao avait vis-à-vis de l’homme d’acier.

À la mort de Staline et l’arrivée de Nikita Krouchtchev à la tête de l’Union soviétique, l’attitude chinoise vis-à-vis du grand frère russe allait être de plus en plus défiante. La volonté d’inféodation que l’URSS avait vis-à-vis des autres pays communistes se heurta à la farouche volonté d’indépendance de la Chine et à la personnalité de Mao. En 1955, la RPC a refusé d’entrer dans le Pacte de Varsovie car elle ne voulait pas subordonner ses intérêts de défense nationaux à ceux d’une coalition, fut-elle communiste. Cette volonté d’indépendance chinoise rentre en opposition frontale avec l’hégémonie impérialiste de l’Union soviétique sur le bloc communiste. Tout cela allait culminer avec le conflit frontalier sino-soviétique de 1969 qui était proche de dégénérer en conflit majeur entre l’URSS et la Chine, avec un million de Soviétiques massés à la frontière chinoise.

Nikita Krouchtchev conte Mao Zedong : la rupture sino-soviétique de 69

Dans ce contexte, les États-Unis ont réalisé qu’ils ne pourraient pas rester inactifs dans ce potentiel conflit et qu’ils seraient dans l’obligation de s’aligner du côté de la Chine communiste contre le Pacte de Varsovie, malgré les guerres passées et leur soutien actif à la République de Taïwan. C’était également une opportunité a moyen terme de passer de la guerre du Vietnam à une perspective de paix en Asie. C’est ainsi que le cadre psychologico-politique permettant la future alliance entre la République populaire de Chine et les États-Unis est né.

Les nécessités du temps rendaient un rapprochement entre la Chine et les États-Unis inéluctable. Il se serait produit tôt ou tard, quelle qu’ait été l’identité des dirigeants en place dans ces pays. Mais la nature résolue et rectiligne de ce rapprochement est à porter au crédit de ceux qui en prirent l’initiative. Les chefs d’État ne peuvent pas créer le contexte dans lequel ils opèrent. Leur vrai talent consiste à opérer dans les limites de ce qu’autorise une situation donnée. S’ils dépassent ces limites, ils vont droit dans le mur ; s’ils restent en deçà de ce qui est nécessaire, leur politique stagne. S’ils agissent comme il faut, ils peuvent définir un nouveau jeu de relations qui se prolongera pendant toute une période historique, parce que toutes les parties en présence estiment qu’il sert leurs intérêts personnels

Henry Kissinger – De la Chine

Rapprochement diplomatique sino-occidentale et l’action de Kissinger et Zhou Enlai

Conférence sur la reconnaissance de la Chine populaire par Charles de Gaulle le 31 janvier 1964

Comme nous venons de le voir, la Chine va se retrouver dans une position de plus en plus difficile au cours des années 60. Affaiblie de l’intérieur à cause des folies du maoïsme, qui ne s’achèveront qu’en 1976 avec la fin de la révolution culturelle, elle se retrouve littéralement encerclée de pays hostiles (Japon, Corée du Sud, URSS, Inde, Taïwan et le Vietnam avec la présence des États-Unis). Parallèlement à cette longue série de problèmes, la diplomatie chinoise s’active pour sortir de l’impasse diplomatique et obtenir un peu d’oxygène pour le régime. Le premier événement notable est la reconnaissance de la République populaire de Chine par la France du général de Gaulle et l’établissement d’un dialogue diplomatique en 1964, malgré la pression des États-Unis. C’était un acte pragmatique de la part de la France qui reconnaissait ainsi l’existence de ce gouvernement qui, malgré ses défauts, était là pour durer, et ce fut aussi une opportunité politique pour l’Hexagone d’affirmer sa politique d’indépendance vis-à-vis des États-Unis.

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C’est cette longue histoire franco-chinoise qu’Emmanuel Macron a voulu convoquer avec ses déclarations suite à sa visite en Chine. Les intérêts des deux pays se rejoignirent à ce moment-là, comme ils se rejoindront plus tard entre les États-Unis et la Chine populaire.

En 1971 – on a du mal à s’en souvenir –, les États-Unis ne reconnaissaient pas Pékin comme capitale de la Chine. La Chine et l’Amérique n’avaient pas de diplomates en poste dans leurs capitales respectives, et aucun moyen de communiquer directement l’une avec l’autre. L’ambassadeur des États-Unis en Chine résidait à Taipei, et l’ambassadeur chinois aux États-Unis était le représentant de Taïwan. Aucun diplomate, aucun fonctionnaire américain n’était en poste à Pékin. (Les « bureaux de liaison » n’ont été établis que dix-huit mois plus tard.)

Henry Kissinger – De la Chine
Henry Kissinger : Ancien Secrétaire d’État des États-Unis

Après la guerre des années 50 et les graves tensions du début des années 60, les États-Unis vont eux aussi relancer des actions diplomatiques avec la République populaire de Chine à la faveur de la rupture sino-soviétique. C’est notamment Henry Kissinger qui fut à la manœuvre côté américain, sous l’ordre de Nixon, avec comme interlocuteur privilégié Zhou Enlai, sous l’ordre de Mao. L’œuvre diplomatique de Kissinger est relativement bien connue en Occident, contrairement à celle de Zhou qui n’est pourtant pas moins considérable. L’œuvre de ce dernier est d’autant plus remarquable que celle-ci s’effectua notamment pendant la révolution culturelle qui fut hostile à son encontre. Il joua un véritable rôle d’équilibriste au sein de l’appareil du Parti communiste pour sauver sa vie et celle de hauts dignitaires chinois qui furent essentiels pour l’avenir du pays, comme Deng Xiaoping, et pour sortir la Chine de l’enfer maoïste. En effet, sa mort elle-même fut une opportunité pour le peuple chinois de montrer son affection pour cet homme et ainsi discréditer Mao et son gang. Cela donna la crédibilité et l’impulsion à l’opposition au maoïsme pour reprendre le pouvoir et sortir de la révolution culturelle. Il fit tout cela en même temps qu’il négociait le plus grand revirement d’alliance de ces 70 dernières années. Henry Kissinger, que l’on ne peut pas suspecter de sympathie pour le communisme, dit de lui :

Zhou Enlai : Ancien Premier ministre du Conseil des affaires de l’État de la république populaire de Chine

Au cours de près de soixante années de vie publique, je n’ai jamais rencontré de personnage plus fascinant que Zhou Enlai. Petit, élégant, avec un visage expressif encadrant des yeux lumineux, il dominait par une intelligence peu commune et une remarquable capacité à percer intuitivement à jour les éléments insaisissables de la psychologie de son interlocuteur. Quand je l’ai rencontré, cela faisait près de vingt-quatre ans qu’il était Premier ministre, et quarante ans qu’il était le collaborateur de Mao. Il s’était rendu indispensable dans le rôle d’intermédiaire entre celui-ci et le peuple qui constituait la matière première du vaste programme du président Mao, traduisant les larges visions de ce dernier en mesures concrètes. En même temps, il s’était acquis la reconnaissance de nombreux Chinois en modérant les excès de ces visions, du moins lorsque l’ardeur de Mao autorisait une certaine modération.

Henry Kissinger – De la Chine

Les deux hommes vont manœuvrer pour convaincre leurs administrations ainsi que leurs opinions publiques qui avaient toutes deux été exposées à deux décennies de défiance mutuelle. Pour ce faire, l’administration américaine fit connaître sa future position de soutien vis-à-vis de la Chine en cas d’intervention soviétique. Zhou, de son côté, libéra deux plaisanciers américains qui s’étaient égarés trop près des côtes chinoises. L’apaisement relatif des tensions entre les géants communistes après l’année 1969 ne changea pas la dynamique qui s’était enclenchée entre chinois et américains. Le dialogue secret entre les diplomates des deux pays reprit timidement. Il fallait faire preuve de beaucoup de prudence, car la fuite et la potentielle révélation publique de ces discussions pouvaient entraîner une réponse soviétique ou braquer l’administration ou l’opinion publique américaine. Après moult détours, comme la diplomatie du ping-pong et des communications subtiles par ambassadeurs étrangers interposés, les discussions à haut niveau s’établirent directement entre Zhou Enlai et Henry Kissinger. En juillet 1971, les deux diplomates se rencontrèrent secrètement pour préparer le futur sommet qui devait se dérouler en Chine, suite à l’invitation du Président Nixon par Zhou Enlai. Un énorme travail fut fait pour bâtir un début de confiance en mettant en place les termes de la future coopération entre la Chine communiste et les États-Unis.

Sept mois après la première visite secrète de Kissinger, Nixon posa le pied en Chine du 21 au 28 février 1972 pour un voyage qui allait marquer l’histoire. Les négociations pour Taïwan devaient encore être finalisées. Il fallait créer un cadre, une coopération à long terme prévisible et respectueuse des intérêts de chacun, fondée sur le pragmatisme plutôt que sur l’idéologie, en se tournant vers une convergence des intérêts des deux puissances. Par exemple, la présence des forces américaines en Asie servait la puissance américaine et la sécurité de la Chine face à l’URSS.

Images du voyage de Nixon en Chine en Février 1972

Tout ce travail a abouti à la Déclaration de Shanghai du 28 février 1972, qui a définitivement enclenché la normalisation diplomatique entre la République populaire de Chine et les États-Unis, entraînant un changement d’alliance.

Le communiqué de Shanghai et les nouvelles relations Américano-Chinoise :

La déclaration de Shanghai est la première des trois grandes déclarations sino-américaines qui vont structurer les relations entre la République populaire de Chine, les USA et de facto Taïwan. Le communiqué prend une forme inhabituelle en rappelant les positions de chacun des deux camps, puis en présentant une partie réservée aux positions communes telles que le rejet de toute hégémonie en Asie. Il s’agit d’une déclaration stratégique sur la vision de stabilité et de paix en Asie des deux pays, ainsi que d’un compromis autour de la question de Taïwan.

La déclaration marque le début de la normalisation des relations entre la Chine et les États-Unis, mais elle ne conduit pas à la reconnaissance immédiate et officielle de la République populaire de Chine. Elle établit toutefois des « bureaux de liaison » ainsi qu’un dialogue diplomatique. Les États-Unis se sont positionnés en faveur de la politique d’une seule Chine avec la célèbre déclaration :

Les États-Unis réalisent que les Chinois des deux côtés du détroit de Taïwan soutiennent tous qu’il n’y a qu’une Chine et que Taïwan fait partie de la Chine. Le gouvernement américain n’élève pas de contestations à propos de cette position. Il réaffirme l’intérêt qu’il porte au règlement pacifique de la question de Taïwan par les Chinois eux-mêmes.

Extrait de la Déclaration de Shanghai de 1972

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Tout cela va de facto entraîner une dégradation spectaculaire du statut de Taïwan. L’île était déjà en perte de vitesse au niveau diplomatique et malgré le soutien encore actif des USA, elle avait perdu le 25 octobre 1971 le siège de la Chine comme membre permanent au Conseil de sécurité de l’ONU au profit de la République populaire de Chine. Sous pression de la RPC, bon nombre de pays ne vont plus reconnaître l’île comme un pays, mais comme une partie de la Chine, et c’est encore une fois la Chine populaire qui va accéder aux avantages du statut d’État. Quant aux USA, il faudra encore attendre quelques années avant qu’ils ne reconnaissent la RPC comme le seul gouvernement représentant la Chine.

Cette nouvelle dynamique diplomatique se maintiendra dans le temps malgré la fin du maoïsme, le Watergate, les changements de l’administration Nixon par celle de Ford, puis celle de Carter. Même si les consultations entre la Chine et les États-Unis s’étaient considérablement rapprochées, une anomalie subsistait : l’Amérique reconnaissait encore officiellement Taïwan comme le gouvernement légitime de la Chine, et Taipei comme sa capitale. Les adversaires de la Chine risquaient de se méprendre sur cette absence de reconnaissance et d’y voir une opportunité. La normalisation des relations sous les conseils de Zbigniew Brzeziński devint la priorité de Jimmy Carter. Cela aboutira à un nouveau communiqué majeur le 15 septembre 1978, annonçant la normalisation totale des relations diplomatiques. L’ambassade américaine quitterait Taipei pour Pékin ; un diplomate de Pékin remplacerait le représentant de Taipei à Washington. À l’inverse de 1972 avec la visite de Nixon, c’est cette fois-ci Deng Xiaoping qui visita les USA en 1979.

President Jimmy Carter and Chinese Vice Premier Deng Xiaoping meet outside of the Oval Office on Jan. 30, 1979

Suite à la normalisation de 1978, un processus de rééquilibrage des relations se fit chez les Américains. Cela commença par le Congrès américain qui riposta en votant la loi sur les relations avec Taïwan, le « Taiwan Relations Act » en avril 1979, qui définit les relations avec le gouvernement de Taipei comme exactement semblables à des relations avec un autre pays, à l’exception de l’absence de relations diplomatiques officielles, et n’interdit pas la vente d’armes à des fins défensives à Taïwan. Les États-Unis sont tenus de défendre Taïwan contre une invasion chinoise.

La troisième étape se fit avec l’élection de Ronald Reagan qui en voulait terriblement à l’administration Carter d’avoir coupé les liens officiels avec Taipei et rétrogradé l’ambassade américaine à Taïwan au rang d’un « institut américain » privé. Cependant, il ne revint jamais en arrière, mais réassura le lien entre les USA et Taïwan via un « troisième communiqué » le 17 août 1982. Celui-ci était volontairement plus ambigu que les précédents, permettant une plus grande marge.

La politique de l’administration Reagan à l’égard de la Chine et de Taïwan pendant le premier mandat fut donc fondée sur des contradictions presque incompréhensibles – et fut un modèle du genre : entre des personnalités en compétition, des objectifs conflictuels, des assurances contraires apportées à Pékin et à Taipei, et des impératifs moraux et stratégiques incommensurables. Reagan donna l’impression de les assumer toutes simultanément, comme relevant de sa conviction profonde. Pour le chercheur ou l’analyste classique, l’angle d’approche initial de l’administration Reagan vis-à-vis de la République populaire et de Taïwan violait toute la procédure d’une politique cohérente. Cependant, de même que d’autres orientations de Reagan sujettes à contestation et sortant des sentiers battus, cette ligne de conduite aboutit à des résultats très satisfaisants au cours des décennies suivantes.

Henry Kissinger – De la Chine

Le statut de Taïwan

Liste des 15 pays ayant des relations diplomatiques officielles avec Taïwan

Ce long cheminement historique est à l’origine de l’actuelle situation diplomatique unique de Taïwan. Le gouvernement de Taipei n’est reconnu que par un petit nombre de pays. Même les États-Unis ne peuvent entretenir des relations diplomatiques officielles avec Taïwan, mais ils sont tenus de défendre l’île contre une éventuelle invasion chinoise.

La Chine revendique sa souveraineté sur l’île et la considère officiellement comme sa 23ème province, bien qu’elle n’en ait pas le contrôle et doive renoncer à l’usage de la force contre elle.

Bien que Taipei reconnaisse l’unité de la Chine et prétende être le seul gouvernement légal de la Chine, elle ne revendique plus sa souveraineté sur le continent. C’est pour cette raison qu’elle n’a jamais officiellement proclamé son indépendance, même si elle est de facto un État indépendant.

Cette situation très ambiguë est à la fois source de stabilité et de conflit.

Conclusion

Malgré des tensions occasionnelles, le communiqué de Shanghai a rempli son objectif. Au cours des quarante années qui se sont écoulées depuis sa signature, ni la Chine ni les États-Unis n’ont laissé cette question briser la dynamique de leur rapprochement. Le processus a été délicat, tendu parfois. De bout en bout, les États-Unis ont affirmé leur idée de l’importance d’un règlement pacifique, et la Chine sa conviction de l’impératif d’une unification ultime. Chaque camp a agi avec retenue et a cherché à éviter d’obliger l’autre à s’engager dans une partie de bras de fer pour prouver sa volonté ou sa force. La Chine a invoqué des principes fondamentaux, mais a fait preuve de souplesse quant au calendrier de leur application. Les États-Unis ont été pragmatiques, progressant au coup par coup, soumis parfois à la forte influence de pressions intérieures. Dans l’ensemble, Pékin et Washington ont accordé la priorité aux relations sino-américaines. Il ne faut cependant pas confondre un modus vivendi et une situation permanente. Aucun leader chinois n’a jamais renoncé à insister sur l’unification ultime de son pays, et il ne faut pas attendre une chose pareille de leur part. Il est probable qu’aucun leader américain ne renoncera jamais à l’idée que ce processus doit être pacifique, ni ne révisera le point de vue américain sur ce sujet. Il faudra beaucoup d’habileté politique pour éviter toute dérive vers une position où les deux camps se sentiront obligés de mettre à l’épreuve la fermeté et la nature de leurs convictions respectives.

Henry Kissinger – De la Chine

Au moment où j’écris ces lignes, les tensions en mer de Chine ne font que s’intensifier. L’isolement diplomatique de Taïwan par la Chine devient de plus en plus évident. Les dirigeants de l’île adoptent une attitude de plus en plus défiante vis-à-vis du continent. Les États-Unis maintiennent leur attachement envers Taïwan, tandis que la Chine multiplie les manœuvres militaires et les intrusions sur le territoire administré par Taipei. L’île a également le taux de natalité le plus bas au monde (1,07 enfant par femme), ce qui compromet son existence même et accroît les risques de dérapages.

Ce statut particulier de l’île est précieux, c’est certainement la meilleure chose que nous pourrions jamais obtenir de la Chine compte tenu de son intransigeance en ce qui concerne sa souveraineté. Même s’il n’est pas parfait, il a été et reste la meilleure garantie de sécurité pour Taïwan. Il a été forgé dans un contexte favorable au rapprochement entre la Chine et l’Occident par les diplomates les plus fins et les plus compétents du siècle dernier. Il a fait ses preuves et a permis à l’île de se développer sans être soumise au système de Pékin, sans pour autant subir une guerre de la Chine continentale et sans compromettre les intérêts de la Chine ou de l’Occident. Malheureusement, celui-ci semble s’éroder avec les années et les divergences grandissantes entre la Chine et les USA. Qui sait combien de temps il pourra encore contribuer à garantir la paix dans cette région stratégique, où environ 48 % des 5 400 porte-conteneurs en opération dans le monde ont navigué en 2022 ?

Celui qui de Pékin, Washington ou Taipei brisera ce fragile équilibre portera la responsabilité de refermer un chapitre de 50 ans de paix et de stabilité dans cette région du monde, qui, comme nous l’avons vu au début de cet article, fut, depuis la guerre de l’opium en 1839 jusqu’à la fin de la révolution culturelle en 1976, un immense charnier. Il est donc essentiel de ne pas réagir de manière trop péremptoire sur ces enjeux où souveraineté et désir de liberté s’entrechoquent. J’espère que cet article contribuera à partager au plus grand nombre des éléments permettant de mieux comprendre ce sujet extrêmement difficile.

Retrouvez l’auteur de cet article, Lino Vertigo sur twitter @LinoVertigo et sur la chaîne YouTube Lino Vertigo.

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2 comments
  1. J’ai bien lu, mais il y a une chose que je ne comprends pas bien.
    Admettons que les USA ne se mêlent pas de cette histoire et que la Chine décide “s’emparer” de Taïwan, d’en prendre la direction. Taiwan, c’est tout petit, non ? ils ne pourront résister qu’avec de l’aide. Si les USA ne s’en mêlent pas, ça sera vite plié, non ?
    Donc quel massacre redoute-t-on, au juste ? D’autant plus que Taiwan reconnait qu’il n’y a qu’une seule Chine …

    Et de quoi les USA se mêlent au juste depuis que la guerre froide est terminée ? n’auraient-ils pas dû lâcher l’affaire à ce moment-là ?
    Si au pire il y a un massacre, pourquoi les USA devraient-ils s’en mêler ? (sachant qu’ils laissent bien faire certains et que parfois ils en empirent d’autres)

    Désolé pour ces questions de béotien mais si je veux comprendre, il faut que je les pose.

    1. Même toute seule, je ne suis pas certain à 100% que la Chine continentale puisse prendre Taïwan sans massacre. Les débarquements sont des opérations militaires extrêmement difficiles et, de plus, l’Ukraine a prouvé que les guerres modernes de grande envergure ne sont jamais faciles…

      Il y a la possibilité d’un blocus naval aussi, mais je ne sais pas si cela se ferait pacifiquement.

      Les USA entretiennent des liens de défense avec Taïwan depuis très longtemps, ils n’avaient pas spécialement de raisons de les arrêter. De plus, c’est un moyen de pression contre leur adversaire géopolitique numéro 1. Et surtout, le leadership américain est fondé sur le fait qu’ils défendent leurs alliés et qu’ils sont fiables à ce sujet. Si ils ne défendent pas un de leurs alliés, c’est tout leur système d’alliance qui est décrédibilisé. Cela aurait des conséquences gigantesques qu’ils ne peuvent pas se permettre, je pense.

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