Hoppe : un néoréactionnaire qui s’ignore ?

L’article ci-dessous constitue la préface de la traduction de l’ouvrage What must be done (Que faire ?) de Hans-Hermann Hoppe que vous pouvez télécharger gratuitement. Elle accompagne les traductions du tome 05 d’Unqualified Reservations, que vous pouvez obtenir sur notre Tipeee.

Comme toute entité, qu’elle soit biologique ou idéologique, le libéralisme a subi la dure loi de l’entropie. Il s’est lentement dégradé, jusqu’à devenir un qualificatif désignant les personnes les plus anti-libérales qui soient aujourd’hui, les démocrates américains. Dès lors, comment défendre les idéaux de la liberté et les principes du libéralisme classique quand le mot est volé ? C’est ainsi que naquit le libertarianisme, visant à se réapproprier la liberté. Mais ce terme fut lui-même rapidement accaparé par des individus de plus en plus à gauche, attirés par la nouveauté conceptuelle tout en y faisant régulièrement entorse. Alors, tel un maître d’école excédé, Hans-Hermann Hoppe sonne la fin de la récréation et explique pourquoi le libertarianisme conséquent ne peut qu’être de droite et suivre les principes anarco-capitalistes de son tuteur, Murray Rothbard.

Hoppe pourrait aisément être étiqueté comme un anarchiste de droite, une appellation qui ne lui siérait guère mal. Historiquement, les auteurs qui furent qualifiés d’anarchistes de droite étaient des individus aux tendances conservatrices, des individualistes aristocratiques qui éprouvaient un certain plaisir à déplaire. Ces penseurs valorisaient profondément la liberté et se montraient résolument critiques de la démocratie, qu’ils percevaient comme intrinsèquement contradictoire avec le concept de liberté, tout en s’affirmant prêt à accepter paradoxalement une autorité supérieure, si tant est qu’elle soit légitime. Je ne sais pas si Hoppe aime déplaire, mais il est indéniable que certaines de ses déclarations ont incontestablement suscité des réactions de dégoûts parmi les libertariens.

En revanche, une société dans laquelle le droit d’exclusion est entièrement restitué aux propriétaires privés serait profondément inégalitaire, intolérante et discriminatoire. Il y aurait peu ou pas de « tolérance » ni « d’ouverture d’esprit » si chères aux libertariens de gauche. À l’inverse, on serait sur le bon chemin vers la restauration de la liberté d’association et d’exclusion qu’implique l’institution de la propriété privée, si seulement les villes et villages pouvaient et voulaient faire ce qu’ils firent spontanément jusqu’au XIXe siècle en Europe et aux États-Unis. Il y aurait des panneaux indiquant les conditions d’entrée de la ville et, une fois en ville, des conditions d’accès propres à certaines propriétés (par exemple, pas de mendiants, clochards, ni de sans-abris, mais aussi pas d’homosexuels, de toxicomanes, de juifs, de musulmans, d’Allemands ou de Zoulous), et ceux qui ne respecteraient pas ces conditions d’entrée seraient fichus dehors comme intrus. Presque instantanément, la normalité culturelle et morale se réaffirmerait.

Hans-Hermann Hoppe, Démocratie : Le Dieu qui a échoué

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Rationaliste et défenseur des Lumières, il est évidemment attaché à l’idée de vérité à laquelle il donne un aspect apodictique dans son axiome de l’a priori de l’argumentation. On pourrait résumer son raisonnement ainsi : si vous êtes capables de vous lancer dans une argumentation, vous reconnaissez de facto l’existence de la vérité puisqu’en échangeant des propositions avec un interlocuteur, vous les soumettez à l’étude de leur véracité. Alors, vous démontrez que vous choisissez de préférence une façon de régler les conflits par l’échange de propositions logiques plutôt que la violence et ce serait une contradiction performative d’argumenter que la violence est plus efficace pour savoir qui a raison. Ainsi, vous reconnaissez la nature de la non-agression, c’est-à-dire le rejet de l’atteinte à la propriété sur son corps et ses biens de votre interlocuteur. Pour Hoppe, la propriété constitue la fondation de toute légitimité, ce qui l’amènerait indéniablement à reconnaître à un propriétaire la pleine autorité sur ses terres. Il exècre la démocratie et s’il appelle les conservateurs à être libertariens, il n’en appelle pas moins les libertariens à être conservateurs.

Que signifie être conservateur pour Hoppe ? Il écarte d’emblée l’acception voulant qu’un conservateur soit un individu cherchant à maintenir un statu quo existant. Pour lui, un conservateur est “quelqu’un qui croit en l’existence d’un ordre naturel, un état naturel des circonstances qui correspond à la nature des choses, de la nature et de l’Homme”. Certains qualifieraient cette position de réactionnaire, mais Hoppe met en garde. Il n’aime pas le mysticisme et les appels à une « sagesse supérieure » que l’on retrouve chez certains conservateurs, qui cachent souvent un anti-libéralisme. 

Alors comment imaginer Hoppe en néoréactionnaire ? Pour les néoréactionnaires, la « sagesse supérieure » n’est rien d’autre que la réalité elle-même. Quoi que nous fassions, la réalité gouverne. Mais alors, en quoi est-ce une sagesse supérieure ? Ne se confond-elle pas tout simplement avec la rationalité ? C’est sûrement une distinction qui échapperait à certains rationalistes, mais il est évident que la réalité ne se confond pas notre capacité à la capturer. Notre corps et notre langage sont des interfaces sur la réalité. Si je vous dis que demain, il va soit pleuvoir, soit non, un rationaliste y verra une vérité apodictique, car la proposition couvre toutes les options possibles. Mais ce serait perdre de vue que cette proposition nécessite quelques conventions. La première est contextuelle, nous avons admis, sans l’expliciter que ce serait sur Terre ou même de façon encore plus locale, dans la ville où nous sommes actuellement. Mais les termes du langage eux-mêmes sont des conventions, des mèmes, des métaphores qui viennent encoder des faits de la nature au sein d’une construction logique qu’est le langage. “Pleuvoir”, “Demain”, ces termes n’ont pas valeur universelle. Ils ne le peuvent pas puisque demain est lié au contexte terrien. Le langage est alors une interface sur la réalité, mais pas la réalité. Il a une valeur locale. Alors, la sagesse supérieure d’un néoréactionnaire est la réalité, qui se trouve au-delà du langage et des constructions logiques apodictiques des libertariens. 

S’il est impossible de parler de façon entièrement adéquate de la réalité, alors pourquoi les libertariens auraient raison ? Le périmètre de la pensée libertarienne est volontairement limité. Il a pour but de parler du droit et de l’économie au sein d’une société humaine. Pour ce seul but, le langage est adapté, car qu’est-ce qu’un mème ? De la même façon que les gènes vont contenir l’information permettant de générer les organismes, les mèmes vont contenir l’information permettant de générer les cultures humaines. Le langage est donc une technologie suffisante pour pouvoir affirmer des vérités normatives ayant pour objet des sociétés humaines. On peut alors voir une délimitation se dessiner, qui n’est rien d’autre que la limite du langage découlant des travaux de Wittgenstein qui sépare ce sur quoi nous pouvons nous exprimer logiquement et le mystique qui est au-delà du langage. C’est selon cette conception qu’il est pertinent d’être un libertarien conservateur. Cela signifie que nous croyons qu’il existe un ordre des choses, qu’il existe une part de mystère insondable, mais qu’il nous est possible d’affirmer des vérités sur la réalité répondant à la logique. Cette limite du langage nous permet de définir le droit d’une façon neutre, et ce dernier doit permettre d’organiser la société afin de gérer les préférences de chacun qui n’ont pas à être rationnelles.

Une telle organisation devrait naturellement donner lieu à une organisation en mosaïque que Hoppe nomme un patchwork, que Yarvin développera selon ses propres principes. Comment s’exprime la préférence au sein de ce patchwork ? Via l’Exit ou, selon les termes de Hoppe, le vote avec les pieds, voulant que l’on soit libre de pouvoir déménager dans des territoires privés qui nous conviennent mieux, si tant est que le propriétaire le veuille bien. En cela, Hoppe et les réactionnaires tendent vers un idéal similaire ressemblant à des milliers de Liechstentein, c’est-à-dire de petits territoires appartenant à un propriétaire clairement identifié.

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Leurs différences vont être sur les moyens d’y parvenir, ce qui peut être superficiel. Alors que Hoppe appelle à une révolution libertarienne populiste, Yarvin appelle à une restauration élitiste. Hoppe admet dans l’ouvrage suivant écrit en 1997 qu’il eut été plus facile de convertir le roi il y a encore un siècle, mais que nous sommes trop avancés dans la démocratie pour faire l’impasse sur un mouvement populiste venant renversé l’État. Pourtant, ce mouvement populiste est arrivé sous les traits de l’Alt-right et on ne peut pas dire que Hoppe en fut pleinement satisfait, tant ce mouvement vira naturellement vers le mysticisme et le socialisme nous l’influence de la Nouvelle Droite. Mais peut-on réellement attendre autre chose d’un mouvement populaire, et encore plus, populiste ? Yarvin dit rigoureusement l’inverse. Son propos repose, lui, en partie sur l’observation de la défaite permanente des libertariens dans leurs tentatives d’utiliser les outils démocratiques contre la démocratie. S’il n’y a plus de roi à convertir, alors Yarvin veut convertir l’État. Si le but est d’obtenir un territoire appartenant à des propriétaires clairement identifiés, alors formalisons à qui appartient l’État de facto, et donnons leur la propriété de ce territoire de jure.

Ces différences de moyens sont en réalité la conséquence d’un schisme plus fondamental sur la conception du droit. Pour les libertariens, il n’y a qu’un type de propriété découlant du droit naturel. Leurs axiomes sont apodictiques, ce qu’ils disent reflète la réalité, donc si la propriété est justifiée par leurs axiomes, elle est justifiée universellement en toute circonstance pour tout individu. En revanche, lorsqu’on admet que le langage est une interface permettant de former une culture, on admet indirectement que l’idée de propriété revêt deux aspects ; une propriété de facto et une propriété de jure. C’est la distinction que Yarvin fait entre la propriété primaire et la propriété secondaire. Il y a ce que nous avons la capacité de défendre contre l’agression qui nous offre une propriété souveraine, de facto, et il y a ce que nous possédons grâce au bon vouloir d’une autorité supérieure, à des règles juridiques institutionnalisées, qui nous offre la propriété secondaire, de jure. Robinson Crusoé, seul humain sur son île, s’il trouve une orange, obtient de facto la propriété de cette orange tant qu’il est capable de défendre cette propriété contre un singe qui voudrait lui voler. Au contact de vendredi, ils pourraient en revanche se lancer dans une argumentation et donc employer un autre moyen, plus civilisé, de définir à qui appartient cette orange, selon leurs règles établies, de jure. Mais pour les libertariens, il n’y a pas plusieurs conventions possibles quand aux règles gérant la propriété. Robinson et Vendredi devraient, par l’argumentation logique et en appuyant sur des vérités apodictiques quant à l’action humaine, parvenir à la seule conception possible du droit. Les néoréactionnaires ne disconviennent pas sur ce qui devrait être, mais ils voient que nous vivions dans un monde où rien n’est donné et que la découverte de ces principes logiques, bien qu’ils devraient être appliqués dès lors qu’on les connaît, demanderait sûrement plusieurs générations à Robinson et Vendredi pour les énoncer clairement. Le moyen le plus court pour les faire respecter est alors peut-être qu’ils soient appliqués par une autorité les connaissant. 

En celà, l’élection de Javier Milei en Argentine est une bonne surprise, puisque nous avons ici un homme au pouvoir qui connait les principes libertariens. Pourquoi l’option Milei ne peut pas être pleinement satisfaisante pour des libertariens et des néoréactionnaires ? Pourquoi BAP dira suite à l’élection de Milei que “Quelqu’un comme Milei pourrait renverser la situation, mais seulement en abandonnant complètement la démocratie et en militarisant le gouvernement. “ ? À ce stade, Milei tient son pouvoir de la souveraineté populaire. Pour un néoréactionnaire, les problèmes étatiques proviennent d’un manque d’alignement entre la propriété de facto, et la propriété de jure. Milei a le contrôle du gouvernement et peut exercer dessus un certain pouvoir lui conférant les clefs du territoire. Il a en quelques sortes la propriété de facto du territoire. Mais il n’a pas la propriété de jure. Il gouverne au nom du peuple qui est censé en être le vrai propriétaire. Le chemin le plus court pour faire advenir les principes libertariens seraient selon BAP et Yarvin que Milei s’empare de la propriété du territoire de jure, en s’assurant de sa souveraineté de facto par la militarisation. Ceci pourrait passer par un second mandat, où le peuple voterait cette fois pour lui accorder la propriété du territoire,  la « souveraineté absolue » via une « vraie élection » comme le dit Yarvin. Il pourrait alors mettre en place les protocoles permettant la création d’un patchwork en Argentine fait de territoires appartenant à des propriétaires. Il pourrait ainsi paver la voie pour la prochaine Silicon Valley. Ce n’est pas une solution qui aurait les faveurs du professeur Hoppe et des libertariens a priori. Mais que se passerait-il si Milei se contentait simplement de renoncer au pouvoir et de laisser la possibilité de la secession sans la protection militaire ? Si la solution la plus simple il y a cent ans était de convertir le roi, alors est-ce que la solution la plus rapide aujourd’hui ne serait pas de faire d’un converti le roi ?

C’est ainsi que malgré la proximité idéologique et la similarité des buts, Hoppe n’est pas un néoréactionnaire et il existera toujours une réticence des libertariens vis-à-vis des néoréactionnaires. Mais Hoppe reste ce qui se fait de plus proche d’un néoréactionnaire parmi les libertariens.

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