Effet de la reine rouge, vision cyclique et linéaire du temps

J’ai évoqué dans mon article sur l’accélérationnisme ce que l’on appelle l’effet de la reine rouge et j’ai mis en avant pourquoi le transhumanisme pourrait nous aider à l’éviter. Qu’est-ce que j’entends par « effet de la reine rouge » ? Comment cela provoque des extinctions de masse et des équilibres ponctués ? Quel est l’impact sur les stratégies de reproduction ? Je mets à votre disposition un extrait du livre La thermodynamique de l’évolution de François Roddier, abordant ces sujets avant de mettre en avant dans un dernier paragraphe comment on peut comprendre pourquoi les Anciens ont pu penser le temps de façon cyclique plutôt que linéaire en raison même de ces phénomènes.

L’effet de la reine rouge

L’effet de la reine rouge est une référence à la conversation entre Alice et la Reine Rouge dans De l’autre côté du miroir de Lewis Carroll : « Ici, vous voyez, il faut courir le plus vite possible pour rester au même endroit. Si vous voulez aller ailleurs, il vous faut courir encore deux fois plus vite ! ».

« Plus un organisme dissipe d’énergie, plus vite son environnement évolue, et plus vite il doit se réadapter. En favorisant les organismes qui s’adaptent plus vite que les autres, la sélection naturelle accélère l’évolution, provoquant des extinctions de masse. Des périodes d’évolution rapide alternent avec des périodes d’évolution lente. C’est le phénomène des équilibres ponctués, comme l’a proposé Stephen Jay Gould, qui n’a pas dit que des bêtises malgré ses biais marxistes. Nous avons vu que l’évolution de l’Univers s’accélère. C’est particulièrement le cas de l’évolution génétique. Nous avons vu que les organismes vivants maximisent la dissipation d’énergie en s’adaptant à leur environnement. Ils mémorisent de l’information sur leur environnement. Plus ils mémorisent d’information, plus ils dissipent d’énergie. Mais plus vite ils dissipent l’énergie, plus vite ils modifient leur environnement et plus vite ils doivent se réadapter. C’est ce qu’en cybernétique on appelle rétroaction positive. Cette rétroaction a pour effet d’accélérer l’évolution de sorte que tout va de plus en plus vite.

Ce mécanisme s’applique à toutes les structures dissipatives. Le biologiste Leigh van Valen l’a découvert en 1973, dans le cas des espèces vivantes. Celles-ci se réadaptent grâce aux mutations. Mais la vitesse de mutation des gènes est limitée. Lorsqu’une espèce n’a plus le temps de s’adapter, elle s’éteint. Pour subsister, une espèce doit évoluer le plus vite possible. Leigh van Valen a appelé ce mécanisme l’effet de la reine rouge, en référence à l’œuvre de Lewis Carroll dans laquelle la reine rouge dit : « ici, il faut courir le plus vite possible pour rester sur place ». Leigh van Valen explique ainsi pourquoi, tout au long de l’évolution, des espèces s’éteignent.

Les extinctions de masse

Ce phénomène a été mis en évidence par les paléontologues. L’extinction la mieux connue du public est celle des dinosaures. Celle-ci s’est produite il y a 65 millions d’années, c’est-à-dire à la fin de l’ère secondaire, appelée maintenant mésozoïque. Elle est considérée comme une extinction de masse, en ce sens que 75 % des espèces (50 % des genres) vivant à cette époque ont disparu en même temps. L’analyse des espèces disparues montre que cette extinction est due à un changement rapide de l’environnement, vraisemblablement occasionné par la chute d’une météorite dont les effets auraient été accentués par des éruptions volcaniques. Une caractéristique à noter de cet événement est que l’extinction a surtout frappé les plus gros organismes. La plupart des petits organismes, notamment les petits mammifères de l’époque, ont survécu.

Bien étudiée parce que relativement récente, cette extinction de masse est loin d’être la seule. Précédant celle-ci, quatre autres extinctions majeures ont été clairement identifiées. Toujours au mésozoïque, il y a 205 millions d’années, 48 % des genres ont disparu entre le Trias et le Jurassique. La plus grande extinction de masse a eu lieu il y a 251 millions d’années, entre le Permien et le Trias où 83 % des genres ont disparu, marquant la limite entre le Paléozoïque (ère primaire) et le Mésozoïque (ère secondaire). À la fin du Dévonien, entre 360 et 375 millions d’années, une série d’extinctions successives ont provoqué la disparition de 50 % des genres. Enfin, entre 440 et 450 millions d’années, entre l’Ordovicien et le Silurien, deux extinctions successives ont provoqué la disparition de 57 % des genres.

Parmi les causes possibles de ces extinctions, on cite les éruptions volcaniques, les chutes de météores, les variations du niveau de la mer et les changements (réchauffement ou refroidissement) climatiques à l’échelle de la planète. Il est à noter que ces deux dernières causes sont actuellement invoquées comme menaçant l’espèce humaine. Vu ce qui a été dit plus haut (section 3.4.1), le lecteur comprendra que ces dites causes ne sont que les fluctuations aléatoires qui ont déclenché les avalanches d’extinction observées. Elles ne sont que le clou du fer-à-cheval qui a provoqué la perte du royaume.

Les équilibres ponctués

Les extinctions de masse sont régulièrement suivies d’une floraison d’espèces nouvelles. Celles-ci occupent peu à peu les niches écologiques libérées par les espèces éteintes. La compétition entre les espèces est alors très intense. Certaines espèces dites prédatrices se développent aux dépens d’autres qu’elles prennent pour proies. Les proies tendent alors à disparaître. Se retrouvant sans ressources, les prédateurs tendent à disparaître à leur tour, ce qui permet aux proies de se multiplier à nouveau. L’environnement est alors très instable, et les fluctuations de population, importantes. Peu à peu, l’environnement se stabilise. Les populations les mieux adaptées se développent aux dépens des autres et dominent l’évolution. Inévitablement, elles épuisent leurs ressources, ce qui les fragilise. Ayant de plus en plus de difficultés à subsister, elles deviennent les victimes de leur succès. À la moindre variation de leur environnement, elles s’éteignent, entraînant souvent avec elles d’autres extinctions. D’où un nouveau phénomène d’extinction de masse.

L’évolution des espèces n’est donc pas parfaitement continue comme certains biologistes le pensaient autrefois, mais plutôt discontinue. Elle est entrecoupée de phases d’expansion rapide, durant lesquelles une grande variété d’espèces nouvelles apparaît, et de phases de stagnation, dites périodes de stase, interrompues par des extinctions brutales. Ce point de vue, largement confirmé par la paléontologie, a donné naissance à la théorie des équilibres ponctués de Stephen Jay Gould et Niles Eldredge.

Les deux modèles post-darwiniens d'évolution au niveau des espèces: A. Gradualisme phylétique. B. Equilibres intermittents (source Wikipedia).

« En 1993, Per Bak et Kim Sneppen ont montré que le phénomène des équilibres ponctués est un processus de criticalité auto-organisée. Les extinctions de masse obéissent aux mêmes lois statistiques que les avalanches ou les tremblements de terre : l’importance des extinctions est inversement proportionnelle à leur fréquence. »

Les sélections r et K

Les phénomènes décrits plus haut s’observent dans les écosystèmes où ils ont été étudiés par Robert MacArthur et Edward Osborne Wilson. Ils ont montré que la sélection naturelle pouvait agir de deux façons différentes. Lorsque l’environnement est instable, elle favorise les individus les plus adaptables, c’est-à-dire les petits organismes qui se reproduisent très vite et se dispersent sur de longues distances. C’est la sélection r. Lorsque l’environnement est stable, la sélection naturelle favorise au contraire les individus les mieux adaptés, c’est-à-dire les gros organismes, ayant une vie longue et produisant un petit nombre de descendants qu’ils protègent soigneusement. C’est la sélection K.

Dans les écosystèmes, les deux types de stratégie s’observent à tout moment, mais dans des proportions variables. Certaines époques favorisent la sélection r tandis que d’autres favorisent la sélection K. Bien adaptés à un environnement particulier, les organismes favorisés par la sélection K sont très sensibles aux variations de l’environnement. C’est le cas des arbres. Lorsque le climat change, ceux-ci meurent en premier. Ils sont remplacés par la savane. Sur une échelle de temps beaucoup plus grande, les dinosaures ont laissé la place aux petits mammifères. Les mammifères ont évolué à leur tour pour produire des mammouths, aujourd’hui disparus. On observe ainsi une alternance entre une macroévolution lente dominée par la sélection K et une microévolution rapide dominée par la sélection r. L’analogie avec la macroévolution et la microévolution de Jantsch est frappante. »

Vision linéaire et vision cyclique du temps

Il s’agit de la perspective, déjà mentionnée plus haut, selon laquelle notre époque pourrait être, en dernière analyse, une époque de transition. Nous nous bornerons à consacrer quel­ques mots à ce sujet avant d’aborder le problème principal qui nous occupe, en nous référant à la doctrine des cycles et à cette idée que l’époque actuelle, ainsi que tous les phénomènes qui la caractérisent, correspondent à la phase terminale d’un cycle. […] Ce symbolisme s’applique sur plusieurs plans. Il peut se référer à une ligne de conduite à suivre sur le plan de la vie personnelle intérieure, mais aussi à l’attitude qu’il convient d’a­dopter lorsque des situations critiques se manifestent sur le plan historique et collectif. Dans ce dernier cas, ce qui nous inté­resse est le lien qui existe entre ce symbole et ce qu’enseigne la doctrine des cycles sur la structure générale de l’histoire, en particulier sur la succession des « quatre âges ». Cette doc­ trine, ainsi que nous avons eu l’occasion de l’exposer ailleurs1, a revêtu des aspects identiques en Orient et en Occident (Vico n’en a recueilli qu’un écho).
Dans le monde classique, on parle d’une descente progressive de l’humanité de l’âge d’or jusqu’à celui qu’Hésiode appela l’âge du fer. Dans l’enseignement hindou correspondant, l’âge final est appelé le kali-yuga (l’âge sombre), et l’on en exprime le caractère essentiel en soulignant que ce qui est propre au kali- yuga c’est précisément un climat de dissolution — le passage a l’état libre et chaotique de forces individuelles et collectives matérielles, psychiques et spirituelles qui, auparavant, avaient été contenues, de diverses manières, par une loi venant d’en haut et par des influences d’ordre supérieur.

Julius Evola, Chevaucher le tigre

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On observe donc une forme de linéarité des événements mais cette progression n’est pas continue. Deux phases de stabilité et de forts changements vont alterner régulièrement. Et c’est pourquoi les Anciens et les traditionalistes voient le temps comme une succession de cycles. Cela est simplement une façon différente de se représenter cette alternance entre ces deux phases. L’alternance entre les phases de stabilité et de changement accru vont suivre ce que l’on appelle une fonction sigmoïde. On peut distinguer quatre phases. Une première phase de stabilité, puis une accélération brutale, un ralentissement et une nouvelle stagnation qui deviendra une stabilité avant que le même processus n’opère de nouveau.

La plus répandue et la plus ancienne des conceptions cycliques est la mesure védique du temps en quatre âges, encore développée aujourd’hui dans l’hindouisme et le bouddhisme. Le cycle complet dure 12 000 ans environ et débute par un âge d’or (Satya youga), période où l’homme possède la connaissance spirituelle et vit dans une harmonie parfaite. Puis commence le déclin (perte progressive de la connaissance) qui, en passant par l’âge d’argent (Treta-Youga) puis l’âge de bronze (Dvapara Youga), aboutit à l’âge de fer (Kali Youga), où triomphent l’ignorance, l’égoïsme et le mal. Une conflagration (sous la forme d’un cataclysme cosmique, de guerres, ou autre) purifie ensuite l’humanité pour permettre le commencement d’un nouveau cycle, donc d’un nouvel âge d’or.

On peut comprendre cette tournure d’esprit par cette alternance entre les deux phases et les différentes stratégies de reproduction qui les accompagnent. Il est évident que si l’on passe d’un âge d’or où on dissipe l’énergie efficacement à une période où on manque d’énergie à dissiper. On peut imaginer une phase de « chute » et de guerres intenses pour s’accaparer les ressources existantes accompagnées de chute de la natalité avant que cela ne se stabilise puis qu’on trouve de nouveau de l’énergie à dissiper et qu’on entame un nouvel âge d’or. On peut donc effectivement voir une certaine forme de « sagesse » dans les « textes sacrés » qui partent d’une observation empirique et d’une intuition, mais bon… bref, les traditionalistes, il s’agirait de grandir.

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