Julien Rochedy vient de publier un édito pour Éléments dans lequel il s’inquiète de la prolifération de l’information, mais surtout de la difficulté que cela engendre quant au tri nécessaire à effectuer. Cette inquiétude me semble légitime et largement partagée. Ce n’est pas pour rien qu’on a vu fleurir tant de zététiciens et fact checkers, qui furent aussi nécessaires qu’illégitimes. Les deux questions centrales que cela implique sont « comment découvrir la vérité ? » et « qui dispose de la légitimité de décider de la valeur de l’information ? ».
Ceci doit être analysé en relation avec les sujets traités dans mon ouvrage Traité Néoréactionnaire et dans mes derniers articles concernant l’application de la science et de l’importance de la sélection de l’information, quelque soit le support de cette dernière – génétique, mémétique, et dans le cas qui nous intéresse, algorithmique. L’introduction du Traité Néoréactionnaire met en avant une chose fondamentale, l’information contenue dans les gènes, les mèmes et les bits vont avoir un impact direct sur la culture. Une information de meilleure qualité donnera une culture de meilleure qualité. Une information vraie sera préférable à une information erronée. Tout le but de la première partie du livre sera alors de proposer un méméplexe, un corpus d’idées, permettant de poser un regard plus adéquat sur la réalité. Je ne fais jamais que développer ce qui me semble pertinent et ce qui me semble être le cadre épistémologique le plus adéquat, mais je ne prétends à aucun moment qu’il serait la Vérité. Comment décider de ce qui est vrai ?
La libération de l’information devait conduire à davantage de vérités, parce que jusqu’à présent l’information était détenue (« édité ») par de grands médias mainstream (des « monopoles » voire « des cartels ») qui imposaient une économie d’État de l’information, ou à défaut oligarchique, avec tous les mensonges qui allaient avec. Internet a « libéralisé » le marché de l’information en permettant aux individus de casser les monopoles informatifs devenus restrictifs et mensongers. Mais les réseaux sociaux sont allés plus loin : si internet fut le libéralisme de l’information, les réseaux sociaux en sont incontestablement le néolibéralisme, le stade ultraconsumériste, inflationniste, dérégulé…
Julien Rochedy
L’individu est évidemment le seul à disposer de la légitimité à décider de ce qui est vrai ou non, mais comme je l’indique dans l’article BAP / ACC, il est délicat, et même impossible, pour un individu de se faire une opinion éclairée sur tous les sujets. Cela demande du temps et des connaissances. Deux denrées rares, alors il va rapidement être obligatoire de déléguer cette fonction. Quelles sont nos options aujourd’hui pour trouver une information qui nous semble vraie ? Comme le dit Julien, il semble de plus en plus qu’il y ait les institutions officielles, que Yarvin nomme la Cathédrale, d’un côté, ou effectuer ce tri soi-même au milieu de la fange d’Internet à ses risques et périls de l’autre. Il y a un danger évident à vouloir adopter une approche top down avec une entité s’occupant de la sélection et décidant de ce qui est vrai ou non, de ce qui mérite d’être vu ou non, et, pire encore, de punir les individus diffusant des fausses informations. Bien sûr, comme je l’ai dit, la vérité est préférable à la fausseté, mais comment savoir si nous détenons la vérité. Prenons un cas pratique.
Récemment, Wayne O’Rourke, un homme britannique, a été emprisonné pour 3 ans au Royaume Uni pour avoir rapporté que l’auteur de l’attaque de Southport “était le résultat d’un attentat terroriste perpétré par un musulman”. Il fut jugé pour avoir répandu cette désinformation dans le but de générer un soulèvement populaire. Ce deuxième aspect est évidemment important dans le jugement, mais le fait que cela repose sur une information jugée fausse fut un élément important au dossier. Pourtant, le suspect de l’attaque est aujourd’hui jugé pour actes terroristes après qu’on a retrouvé un manuel PDF provenant d’organisations islamistes expliquant comment perpétrer un acte terroriste. C’était déjà grave de mettre une personne en prison pour avoir dit une chose jugée fausse ayant des conséquences jugées fâcheuses, mais cela est encore plus grave si cette information était vraie en premier lieu.
Si une entité supérieure fait ce tri pour l’individu, et qu’elle s’arroge le droit de vous mettre en prison, quelle est la légitimité de cette entité à le faire ? Si l’individu a toute légitimité à faire le tri de ce qui lui semble avoir de la valeur, mais qu’il est impossible de le faire pour tous les sujets, l’important est de pouvoir choisir à qui déléguer plutôt que de se le voir imposer. Je ne pense pas que je déléguerai cette tâche à Wayne O’Rourke, mais je pense qu’il y a un danger encore plus grand à laisser la Cathédrale, ou la Secte comme l’appelle Obertone, imposer son jugement de ce qui est vrai et effectuer un tri top down sur l’information.
Cependant, ce n’est pas parce que cela représente un danger, que c’en devient moins nécessaire. Le danger n’est rien d’autre qu’un risque. Il y a un risque pour l’individu à laisser un gouvernement établir une vérité officielle, mais il y a un risque du point de vue du gouvernement à laisser les individus véhiculer des informations pouvant causer le désordre. En réalité, si la Cathédrale a réagi de façon autoritaire sur la question des meurtres de Southport, c’est parce qu’il y avait ici tous les ingrédients pour une escalade incontrôlée. Le dernier ingrédient manquant pouvant mener à une guerre civile est le soulèvement des autochtones et elle veut l’éviter à tout prix. Est-ce que ce que Wayne O’Rourke a dit est vrai ou faux ? Peu importe, c’est dangereux. Cependant il faut dire que c’est faux, car c’est dans la vérité que cette réaction trouverait sa légitimité. Nous retrouvons alors ici le problème mis en avant dans BAP / ACC qui est la différence entre le nomos et la phusis, entre les conventions sociales et la réalité de la nature. Sur le court terme, le gouvernement a intérêt à préserver le nomos et l’ordre en place, quitte à faire usage du faux, mais sur le long terme, être en décalage avec la réalité, l’expose à une réaction. Une réaction populaire qu’il pourra maîtriser, ou une réaction d’une partie de l’élite qui sera beaucoup plus problématique. Cette réaction est inévitable car, comme nous l’avons indiqué, une société fonctionnelle repose nécessairement sur une information de qualité.
Alors comment passer d’une structure illégitime à imposer l’information à une structure légitime à le faire ? Le problème avec la Cathédrale est qu’elle rend l’exit de plus en plus difficile. Tous les pays occidentaux semblent suivre le même chemin et les solutions d’exiles sont de moins en moins évidentes. Le Québec fut longtemps perçu comme une alternative à l’infâme État français, mais il ne l’est plus. On observe une lente uniformaisation de la vision du monde des pays occidentaux. Nous sommes acculés dans un coin et la seule option devient le combat. FIGHT, FIGHT, FIGHT ! Mais imaginons que nous prenions le pouvoir. Comment ne pas reproduire les mêmes erreurs ? Quelle serait une structure permettant mieux cette médiation de la légitimité ?
C’est là que le néocaméralisme et le patchwork sont important dans la production de la connaissance, comme je l’ai indiqué dans Lumières Sombres et Science du Secret. Le néocaméralisme permet d’offrir la légitimité à décider du tri de l’information. C’est parce que le territoire appartient à un ou des propriétaires, que ces derniers ont la légitimité de contrôler l’information circulant sur leur territoire. Ils peuvent librement choisir de ban Tik Tok, ou d’imposer un shadow ban de tout contenu de la Costco family. Ils sont entièrement légitimes à le faire. En réalité, ces actionnaires délègueront cette tâche au CEO. Une société fonctionnelle reposant sur une information de qualité, et le critère de sélection étant inconnu, cette sélection effectuée par le CEO représente un risque dont il est responsable face aux actionnaires. Comment sélectionner l’information de façon appropriée ? Julien Rochedy nous dit que le problème des algorithmes est de ne pas être conçus pour chercher l’exactitude, le bénéfique et encore moins « la vérité », de ne pas être capable de trouver l’information ayant une qualité « intrinsèque ».
le problème actuel : Sur les réseaux sociaux, un changement majeur vient d’avoir lieu à cause de l’Intelligence Artificielle. Pour la première fois de l’Histoire, ce n’est plus l’homme qui édite les informations (et, par-là, détermine leur hiérarchie) mais les algorithmes. Cependant, ceux-là n’ont pas été conçus pour chercher l’exactitude, l’intelligent, le bénéfique, encore moins « la vérité ». Non, ces algorithmes ont pour mission de mettre en avant les informations qui suscitent le plus de réactions… […] Si l’on se servait des mêmes outils d’analyse économique pour observer le marché de l’informatif totalement déréglé par les réseaux sociaux, nous y verrions les mêmes phénomènes : inflation, paniques, bulles, et surtout, le même fonctionnement fondamental, à savoir un besoin de croissance infinie des interactions (des « échanges »), poussée par les algorithmes (planche à billets informative) au détriment de leur qualité intrinsèque et, en dernier ressort, de la santé générale de l’information (de l’économie).
Julien Rochedy
Pourrait-il y avoir une valeur objective ? Est-ce qu’il existe une qualité intrinsèque à l’information ? Pas vraiment. Elle ne peut pas être séparée de l’observateur participant qui en fait l’acquisition. C’est lui qui lui attribue de la valeur. Une information peut être vraie mais ne pas avoir beaucoup de valeur. Si ma femme récupère les enfants à l’école tous les jours à 17h et qu’elle me dit chaque matin “Ce soir je récupère les enfants à 17h” cela n’aura plus aucune valeur pour moi et suscitera au mieux un acquiescement tiède. Si elle me dit “Ce soir, je ne pourrais pas récupérer les enfants, tu dois le faire” alors cette information a plus de valeur car elle est moins probable et appelle à une action inhabituelle. Les deux sont vraies, mais la seconde a plus de valeur car elle est moins probable. C’est l’idée d’entropie comprise dans le contexte de la théorie de l’information.
En fait, il est possible d’interpréter l’information fournie par un message comme étant essentiellement la valeur négative de son entropie, et le logarithme négatif de sa probabilité. C’est-à-dire, plus le message est probable, moins il fournit d’information. Les clichés ou les lieux communs, par exemple, éclairent moins que les grands poèmes. »
– Norbert Wiener, Cybernétique et société
L’idée d’entropie ne peut pas être comprise de façon objective sans observateur participant. En théorie de l’information, l’entropie est une mesure de l’incertitude ou de l’information manquante sur un système, ce qui est directement lié à ce que l’observateur sait ou ne sait pas. Sachant que ma femme récupère les enfants à 17h par défaut, je possède déjà cette information sur le système famille et elle n’a que peu de valeur pour moi. Toutefois, si ma femme livre la même information à une amie l’invitant à boire un verre à 17h, cette information a de la valeur pour cette dernière, car elle est représente une information nouvelle sur le système amitié qui suscitera une réaction. La valeur est toujours subjective. Il est impossible de décider ce qui a de la valeur de façon objective.
Si ma femme répond à l’invitation en envoyant une vidéo de la Costco family, son amie va sûrement se demander en quoi cela est pertinent, ce qui ne veut pas dire qu’une vidéo de la Costco family est sans valeur. Les gens qui la consomment y voient de la valeur. Si j’avais pour ambition de faire de ma famille une machine à clics, j’observerais les vidéos de la Costco family pour comprendre ce qui fonctionne et j’y trouverais de la valeur. Les algorithmes sélectionnent l’information en fonction de ce que l’utilisateur estime avoir de la valeur. En revanche, si je suis le propriétaire d’un patch où la moitié des familles passent leur temps à regarder ces vidéos et tentent de se transformer en Costco Family et que cela ne représente pas de valeur à mes yeux, alors je peux bannir ce contenu.
L’algorithme sélectionnerait l’information selon un cadre épistémologique mis en place par le CEO qui voit de la valeur dans la capacité à augmenter la valeur marchande de son patch. Les résidents étant libres de partir, la recherche de valeur du CEO s’alignera naturellement avec la recherche de valeur des résidents. L’algorithme sert au résident ce qui a de la valeur pour lui, dans le cadre de ce qui a de la valeur pour le propriétaire. Est-ce qu’un territoire laissant cette sélection complètement libre ne serait pas préférable ? Je suis entièrement agnostique sur cette question. Si un patch ayant banni les vidéos de la Costco family offre une qualité de vie générale supérieure, alors les résidents se diront que ce n’est pas un gros sacrifice, ou une sacrifice nécessaire – ou dans mon cas, pas un sacrifice du tout. La capacité de l’algorithme à trier l’information résultant sur une meilleure organisation matérielle joue entièrement le rôle de la religion selon deux aspects ; trier ce qui est vrai ou non, favoriser ce qui a de la valeur au sein de ce qui est vrai. Nous touchons donc au vrai et au bon, les deux fonctions majeures de la religion. L’IA doit sélectionner le vrai, les algorithmes doivent favoriser le bon. Le bon étant ici compris aussi bien comme ce qui favorise les intérêts de l’individu que ceux du collectif via les intérêts du CEO. Loin d’être un problème, l’IA et les algorithmes sont la solution. L’IA décide de ce qui est canon comme les rabbins l’ont fait avec la Bible et l’algorithme s’occupe de le prêche comme le font les prêtres.
La Bible, censée contenir les informations nécessaires au lien entre Dieu et les hommes, aurait pu être dix, vingt fois plus épaisse en raison du nombre de livres qui peuvent y figurer. Dans la construction de l’Ancien Testament tel qu’on le connaît, le rôle des rabbins fut, pour l’essentiel, non de produire des informations mais de trier entre toutes celles qui existaient, exactement comme celui des pères de l’Église qui, plus tard, auront à trancher entre ce qui est « canon » et ce qui ne l’est pas pour figurer de plein droit dans le Nouveau Testament. Il apparaît ainsi que le travail de l’éditeur est toujours plus crucial que celui de l’auteur (« l’informateur »).
— Julien Rochedy
Est-ce que le travail de l’éditeur est plus important que celui de l’auteur ? J’ai un conflit d’intérêt évident dans cette question puisque je suis auteur au sein de la maison d’édition de Julien Rochedy ! En étant objectif, je ne serais pas aussi catégorique. Pour la sélectionner, il faut bien que l’information de qualité soit produite en premier lieu. C’est pourquoi Yarvin dira pendant notre interview que les community notes ne sont pas suffisantes. Si vous voulez savoir qui a mis le feu à Notre-Dame, les community notes ne peuvent pas vous le dire. Il faut un vrai travail d’enquête afin de produire l’information nécessaire. On retrouve ici l’aspect cybernétique reposant sur l’exploration et l’exploitation d’information. Le travail de sélection de l’algorithme est alors évidemment capital dans un second temps. Votre rôle est de créer l’information qui sera exploitée. J’écris le livre et Julien l’édite. Le travail d’éditeur consiste à exploiter l’information existante. Je soumets mon livre à Julien, il m’explique sa stratégie commerciale, mais je n’ai pas grand chose à dire dessus car il est le propriétaire de la compagnie d’édition et pas moi. Le fonctionnement de l’algorithme peut tout à fait être transparent, vous pouvez comprendre quels choix sont faits, mais vous ne pouvez pas le modifier, seulement le nourrir en information.
Tout cela est entièrement compatible avec l’approche libertarienne et c’est en réalité la seule condition pour être libertarien. Dès lors que vous êtes propriétaire, vous pouvez mettre en place un système de redistribution pour les femmes ayant des enfants et vos pouvez même choisir d’appliquer une somme à payer sur les produits qui est censée refléter la réalité pour intégrer les externalités négatives environnementales comme le proposait Julien lors de sa discussion avec Nicolas Faure. Je ne suis pas sûr de bien comprendre en quoi cela est pertinent, mais vous êtes légitime à le faire et ce n’est pas à moi de juger de la pertinence de l’application de l’idée. Qui jugera de la pertinence ? La réalité via le patchwork.
La vraie valeur de Yarvin n’est pas dans le néocameralisme. Elle est dans le patchwork. Ce qui est vraiment important est que le patchwork offre la légitimité de créer des incitations à laisser s’exprimer la vérité. Le patchwork permet de mettre en place une myriade de façon de trier l’information selon des conceptions du monde différentes. Ces patchs étant en compétition, il y a une incitation pour les propriétaires à proposer la meilleure façon de trier l’information, et je suis assez agnostique sur la question, mais je sais que le patchwork sélectionnera ceux qui le font le mieux. Ainsi, en dernière instance, le seul juge de la meilleure façon de trier la vérité, le meilleur cadre épistémologique (ou algorithme) sélectionnant l’information est la réalité. Le patchwork dispose d’une masse anarchique d’information qui a va être filtrée, sélectionnée par chaque patch. Les patchs filtrant le mieux l’information seront sélectionnés par le patchwork jouant le rôle de médiateur de la réalité.