Personne n’est responsable du fait que l’homme existe, qu’il est conformé de telle ou telle façon, qu’il se trouve dans telles conditions, dans tel milieu. La fatalité de son être n’est pas à séparer de la fatalité de tout ce qui fut et de tout ce qui sera. L’homme n’est pas la conséquence d’une intention propre, d’une volonté, d’un but ; avec lui on ne fait pas d’essai pour atteindre un « idéal d’humanité », un « idéal de bonheur », ou bien un « idéal de moralité », — il est absurde de vouloir faire dévier son être vers un but quelconque. Nous avons inventé l’idée de « but » : dans la réalité le « but » manque… On est nécessaire, on est un morceau de destinée, on fait partie du tout, on est dans le tout, — il n’y a rien qui pourrait juger, mesurer, comparer, condamner notre existence, car ce serait là juger, mesurer, comparer et condamner le tout… Mais il n’y a rien en dehors du tout !
Nietzsche, Crépuscule des idoles
6.44 – Ce n’est pas comment est le monde qui est le Mystique, mais qu’il soit.
Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus
Je pense que tout le monde peut vivre une vie tout à fait morale sans jamais se poser la question « pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? », de nombreux penseurs sont même allés jusqu’à vanter les mérites de ne jamais questionner les choses, mais j’ai du mal à pleinement apprécier la compagnie d’individus qui ne se la sont jamais posée.
Mieux connaît-on Dieu quand on ignore melius scitur Deus nesciendo, dit saint Augustin. Et Tacite : il est plus saint et plus révérencieux de croire aux actes des dieux que de les connaître sanctius est ac reuerentius de actis deorum credere quam scire. Et Platon estime qu’il y ait quelque vice d’impiété à trop curieusement s’enquérir et de dieu, et du monde, et des causes premières des choses : en vérité il est difficile de découvrir le père de notre univers, et quand on l’a découvert, il est impie de le révéler au vulgaire atque illum quidem parentem huius uniuersitatis inuenire difficile, et, quum iam inueneris, indicare in uulgus, nefas, dit Cicéron. Nous disons bien « puissance », « vérité », « justice » : ce sont là des mots qui signifient quelque chose de grand : mais cette chose-là, nous ne la voyons aucunement, ni ne la concevons ; nous disons que « Dieu craint », que « Dieu se courrouce », que « Dieu aime ».
Montaigne, Les essais
Toujours est-il que, tout comme Kant, alors même que nous avons mis en avant que les limites de la raison ne sont pas fixes, nous ne sommes pas parvenus à pleinement saisir ce qui se cache derrière les idées de l’âme ou de la conscience, de Dieu et de la liberté. Cependant, bien que nous ayons encore beaucoup de choses à découvrir, je pense qu’on a aujourd’hui à tout le moins une vision assez bonne des mécanismes physiques principaux qui opèrent dans l’univers. On comprend que la norme est l’entropie mais qu’il émerge cependant des structures organisées. Toutefois leur existence semble conduire à l’augmentation l’entropie. Mais est-ce là leur but ou seulement une conséquence ?
On peut même aller sur le terrain de la métaphysique en la reprenant dans sa forme initiale questionnant l’être et comprendre que ce concept peut être appréhendé via la théorie de l’information dès lors qu’on y ajoute l’idée de sens et que la puissance peut être comprise comme le but d’un système cybernétique. On a ainsi une meilleure visualisation des processus opérant mais cela ne se rapporte jamais qu’au comment et non au pourquoi. Pourquoi la vie apparaît ? Pour maximiser la production d’entropie ? Très bien mais pourquoi est-ce que l’entropie devrait être maximisée en premier lieu ?
Si tout système ordonné semble être le fruit d’un système cybernétique lui même imbriqué dans un plus grand alors est-ce que l’univers lui même relève de ce phénomène ? Une cellule dissipe de l’énergie, elle fait partie d’organes qui dissipent de l’énergie, ils constituent, en s’assemblant, un organisme qui va dissiper l’énergie de façon encore plus efficace, qui s’organise collectivement en société pour le même but sous l’égide de la biosphère qui le favorise car poursuivant elle aussi cette ambition et on peut remonter ainsi à la galaxie jusqu’à l’univers. On peut alors même se demander si l’univers est unique, ou s’il fait partie d’un ensemble d’univers poursuivant ce même but ; et on pourrait continuer indéfiniment, mais cela ne répond pas à notre question. Pourquoi l’univers maximise-t-il cette valeur ? Qu’est-ce qu’il cherche à faire ?
En observant cette valeur maximisée selon le principe de moindre action, on peut percevoir des mécanismes se mettre en place, une raison suffisante aux choses comme le dit Leibniz, une volonté se dégager comme le dit Schopenhaeur. On peut observer les mécanismes reposant sur la construction d’information qui passe par la recherche de connexion portée. On pourra parler de cette recherche de connexion de façon poétique comme le font Hésiode et Aristote du désir qui pousse à la recherche et d’amour pour ce lien nouvellement créé. Un lien qui pourra être détruit par la haine ; et il reviendra alors à la volonté de savoir ; vers quoi diriger son amour et sa haine en différentiant le vrai du faux… On pourra donc parler de vérité pour évoquer le résultat de cette construction d’information dévoilée par l’alètheia. Et tout cela forme un système cybernétique dont le but est de dévoiler la vérité grâce à des boucles positives et négatives optimisant l’information, l’ordre et l’action.
Mais on ne sait pas pourquoi ces phénomènes existent en premier lieu et c’est ainsi que les penseurs refusant de mettre Dieu dans l’équation ne peuvent que buter sur la volonté. Et c’est pourquoi Dieu ne peut relever que de la croyance, car il associe à cette volonté un Être. D’où provient cette volonté ? Est-ce l’univers lui même dans une vision purement matérialiste et immanente ? Ou est-ce un être extérieur ? Je prends la question de Dieu très au sérieux comme mes écrits peuvent en témoigner. Tellement au sérieux que je ne me satisfais pas de dogmes et de tradition et peut-être que ma réflexion parait naïve à ceux ayant déjà parcouru le chemin. Peut-être parait-elle stupide à ceux qui ne souhaitent pas s’engager sur ce chemin ? Et peut-être qu’elle est bien les deux à la fois, mais elle est sincère, et il faut une certaine dose de courage aujourd’hui pour la poser dans un monde qui se rit de cela.
Après avoir débuté cette réflexion en écartant d’office que Dieu puisse relever de l’être pour lui préférer l’acception du devenir, après avoir admis qu’il pourrait être à défaut le néant comme Eckhart, j’en suis arrivé à accepter la possibilité qu’il puisse tout à fait être un démiurge via l’hypothèse de la simulation. On ne peut pas s’empêcher de tomber dans l’anthropomorphisme en évoquant ce démiurge mais si une entité a lancé une simulation qu’on appelle la réalité, elle ne saurait être un homme. Je crois en tout cas que s’il y a bien un univers apprenant comme l’évoquent Stephon Alexander et Lee Smolin, qu’on peut voir l’univers comme un être qui pense, alors Parménide était bien sage de lier ces deux choses pour n’en faire qu’une.
Une phrase, dont nous trouvons deux versions chez Parménide, nous est transmise ainsi dans le fragment 5 : τὸ γὰρ αὐτὸ νοεῖν ἐστίν τε ϰαὶ εἶναι. En gros, et selon la manière de traduire à laquelle on est accoutumé depuis longtemps, cela veut dire : « Or le penser et l’être sont la même chose. » […] Le penser du sujet détermine ce qu’est l’être. L’être n’est rien d’autre que ce qui est pensé par le penser. Or, comme le penser reste une activité subjective, et que penser et être doivent être, selon Parménide, la même chose, tout devient subjectif. Il n’y a pas d’étant en soi. […] Pourquoi Parménide dit-il τε ϰαί ? Parce qu’être et penser sont, dans leur affrontement, unis, c’est-à-dire sont la même chose en tant qu’ils s’appartiennent mutuellement.
Heidegger, Introduction à la métaphysique.
L’Être serait alors comme Aristote l’évoque le premier moteur qui se pense soi-même. Mais que veut la volonté ? Pourquoi nous commet-elle à l’action ? Qu’est-ce que cherche à apprendre l’univers apprenant ? Qui est le véritable sujet de l’apprentissage ? On comprend ici pourquoi le monothéisme à supplanté le paganisme. On peut attribuer des dieux à tous les phénomènes physiques, jusqu’au chaos primordial, mais dès lors qu’on en arrive à penser le premier moteur, le sujet de la volonté, le paganisme est dépassé et c’est bien pourquoi cette idée est naturellement venue à des païens comme Platon et Aristote. Mais ce raisonnement ne pouvant que relever de l’abstraction logique, on aboutit à la croyance invérifiable qu’il y a un grand artisan d’où provient la création. Cela pose également la question de notre propre création. Si nous sommes un des fruits de la création alors nous sommes le résultat d’un projet du créateur.
C’est peut-être en ce sens qu’un ancien poète a dit que les dieux ont été créés à l’origine par la peur humaine, ce qui, s’agissant des dieux (c’est-à-dire des multiples divinités païennes), est très vrai. Mais, admettre un seul dieu éternel, infini et omnipotent, cela peut plus facilement se déduire du désir humain de connaître les causes des corps naturels, la diversité de leurs qualités et de leurs actions, que par la peur de ce qui pourrait leur arriver dans l’avenir.
Thomas Hobbes, Le Léviathan
En marchant dans les pas de Platon qui imaginait un démiurge modelant la matière sans toutefois l’imaginer comme le créateur des choses, la grande idée du Moyen-Âge qu’on pourrait faire aller de Saint Augustin au Vème siècle à Nicolas de Cues au XVIème sera de poser l’existence d’un créateur. Le christianisme fut une évolution logique de la pensée européenne se rapprochant toujours plus de la vérité. Dieu est « celui qui est » comme il sera dit à Moïse dans l’exode. Et « au commencement était le verbe, et le verbe était auprès de Dieu, et le Verbe était Dieu » sera dit dans le prologue de l’Évangile de Jean. Le logos, qui chez Platon est la raison du monde, qui contient les idées éternelles, devient dans le christianisme s’inscrivant dans les pas du judaïsme un être préexistant identifié à Dieu. Le logos est la parole qui donne la création.
De la même manière que, chez les Grecs, la technique dévoile l’être, le logos dans le christianisme est la parole qui permet la création en transformant l’information en matière. La parole de Dieu comme celle de Jésus qui est l’incarnation de Dieu. Le logos est Dieu, Jésus et le Saint-Esprit par qui procède tout ce qui existe. Si la technè grecque dévoile l’être, façonnant ainsi les étants, alors elle repose sur l’alètheia, et d’une certaine manière, on peut voir l’essence de cette dernière comme le logos chrétien. Cela est tout à fait en accord avec l’idée d’un univers conversationnel. Le verbe nécessite un observateur-participant qui va transformer une donnée en information, en connaissance, en vue d’une action. Dieu serait alors le premier observateur-participant et Jésus viendrait symboliser cet observateur-participant qui vient faire naître l’information. La question qui importe, comme nous l’avons évoqué dès les premiers articles de cette série, est de connaître la nature de l’information et savoir si elle est fondamentale ou contingente. C’est précisément le problème sur lequel butent les réalistes comme Ilya Prigogine, pour qui le temps est fondamental et l’information n’est qu’une propriété émergente. Ils parviendront à mettre en avant que le temps précède l’existence, ce qui n’est pas étonnant, mais ils en tirent la conclusion qu’il est donc fondamental, ce qui ne coule pas de source puisque l’information pourrait elle-même précéder le temps.
Quelle que soit l’échelle de temps, l’existence d’un événement primordial à l’origine de l’univers est certainement l’un des résultats les plus inattendus que la science ait jamais produit. Mais ce résultat soulève de grands problèmes. La physique ne peut traiter que de classes de phénomènes. Or, le big bang ne semble pas appartenir à une classe d’événements. Il apparaît, à première vue, comme un événement unique, correspondant à une singularité qui n’a d’analogue nulle part en physique. Comme nous l’avons vu avec Paul Davies, cette singularité unique, et les associations qu’elle suscite avec le thème biblique de la création, fascinent souvent le public et les chercheurs. […] Le modèle standard est au cœur de la cosmologie contemporaine. On admet en général qu’il permet une description correcte de l’univers jusqu’à une seconde après la singularité du big bang. Mais la description de l’univers pendant cette première seconde reste une question ouverte. Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? C’est apparemment une question spéculative, à tout jamais étrangère à la connaissance positive. Et pourtant, cette question peut être formulée en termes physiques et, comme nous le verrons, elle est alors liée au problème de l’instabilité et du temps. […] Ces conclusions sont très intéressantes. Elles indiquent la possibilité d’un processus irréversible transformant la gravitation en matière. Elles attirent également l’attention sur le pré-univers qui serait ici le vide de Minkowski, point de départ des transformations irréversibles. Soulignons que ce modèle ne décrit pas une création ex nihilo. Le vide quantique est déjà caractérisé par les constantes universelles, et, par hypothèse, on peut leur attribuer la même valeur que celle qu’elles ont aujourd’hui. Le point essentiel, c’est que la naissance de notre univers n’est plus associée à une singularité, mais à une instabilité quelque peu analogue à une transition de phase ou à une bifurcation. […] Dans un univers dont l’âge serait de l’ordre de 10–44 s, les effets quantiques devraient jouer un rôle essentiel. C’est pourquoi les premiers moments de l’univers nous confrontent à un problème fondamental de la physique contemporaine : pour qu’une description des premiers moments de l’univers soit possible, il semble nécessaire que la gravitation, et par conséquent l’espace-temps, soit quantisés comme le sont les interactions électromagnétiques. Ce problème est loin d’être résolu.
Ilya Prigogine, La Fin des certitudes
Est-il possible d’aller plus loin encore dans cette direction ? Peut-être. Car si, comme Stephen Hawking, nous considérons qu’avant le Big Bang, le temps était imaginaire, alors la matière ne pouvait pas exister. Qu’y avait-il à la place ? Justement, quelque chose d’immatériel, qui pourrait être l’information. La boucle serait alors bouclée : avant le Big Bang – plus exactement à l’instant zéro – le temps serait, dans ce cas-là, encore purement imaginaire et la réalité n’existerait à ce stade que sous la forme d’une information pure, une sorte de code d’essence mathématique. Une information primordiale, qui aurait pu « programmer », avec une précision qui défie l’imagination, la naissance de l’Univers au moment du Big Bang puis son évolution tout au long des milliards d’années. D’où cette question qu’il est légitime de poser : s’il existait une information mathématique avant le Big Bang, qui est donc le fabuleux « programmeur » derrière un tel code ? En attendant de reposer cette question au chapitre 8, reprenons notre voyage vers les tout premiers instants de notre Univers.
Michel-Yves Bolloré, Olivier Bonnassies, Dieu, la science, les preuves.
Mais cette information doit être créée dans le but d’une action et c’est là que je suis en désaccord avec Jésus et l’ascétisme du christianisme. L’erreur était cependant facile. Conceptualiser un Dieu unique demande de s’extraire du monde de l’action afin de le penser. Il n’y avait alors qu’un pas pour se dire que l’action est un divertissement et que le monde matériel est là pour nous corrompre et nous éloigner. Ce monde serait donc nécessairement celui du malin et pas de Dieu, nos sens nous trompent et le corps est donc mauvais. C’est un cheminement de pensée qui fut emprunté par Platon auparavant qui voyait dans la philosophie le moyen de se préparer à la mort en détachant l’âme du corps et on le retrouvera chez des chrétiens mais pas tous.
S’il faut effectivement une certaine ascèse, ou du moins une vie intérieure, pour vraiment penser le monde et trouver Dieu, il faut agir pour le servir. Un bon ascétisme n’est pas rejeter la volonté en bloc mais la diriger vers ce qui est noble. C’est la capacité à se montrer indifférent à certains aspects de la vie liés aux passions pour diriger ses actes vers des buts plus grands.
L’ascétisme et le spiritualisme sont des moyens d’éducation et d’anoblissement presque indispensables, lorsqu’une race veut se rendre maître de ses origines plébéiennes et s’élever jusqu’à la souveraineté future.
Nietzsche, Par delà Bien et Mal
Par l’idée d’un « monde-vérité » on insinue que ce monde est mensonger, trompeur, déloyal, faux, inessentiel, – et que, par conséquent, il n’est pas attaché à nous être utile (il faut éviter de s’assimiler à lui et il vaut mieux lui résister).
Nietzsche, La volonté de puissance
Est-ce que le Christ a eu raison d’évoquer un Dieu transcendant ? Quand bien même on peut y croire, peut-on seulement en parler ? Si, comme le dit Wittgenstein, le langage ne peut parler que des faits de ce monde, alors il nous serait tout simplement impossible de parler d’un Dieu transcendant. C’est ce que nous étudierons dans le prochain article.
Bonjour, le livre contenant la suite de cette excellente série sort-il bientôt ? Merci par avance de votre retour.
Bonjour François, oui ! C’est une question de mois à présent (2-3 mois).
Cool ! Dans quelle maison d’édition sortira-t-il ?