Cet article évite au maximum le spoil et se concentre sur les questions technologiques et philosophiques que soulève le roman…
Ce que j’apprécie dans la science-fiction ce sont les possibilités qu’offre le genre pour explorer des questionnements impossibles ou pas encore d’actualité dans notre réalité quotidienne. Une œuvre m’a beaucoup stimulé récemment, il s’agit du roman de Richard Morgan Carbone modifié qui fut adapté par Netflix sous son nom anglais d’Altered Carbon.
Le cœur de ce Techno Thriller Cyberpunk est d’explorer les limites des notions de conscience et d’identité. Celles-ci sont d’ailleurs poussées dans leurs retranchements offrant aux lecteurs des questionnements philosophiques aussi vieux que l’Occident.
Ce sont ces questionnements que je vous propose d’examiner dans cet article.
Traité
Néoréactionnaire
Le premier livre de NIMH
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Le monde d’Altered Carbon
Le roman se déroule sur Terre au 25ème siècle, vous suivrez le mercenaire Takeshi Kovacs dans son enquête pour un riche magnat voulant élucider une série de mystères entourant sa propre mort. Dans cet univers, l’humanité a colonisé l’espace environnant la Terre sur plusieurs centaines d’années lumières et s’est établie sur des mondes extraterrestres.
Les humains ont également atteint l’immortalité numérique. L’immense majorité d’entre eux se font greffer une pile corticale réinscriptible à la base de la nuque. Leur mémoire, leur personnalité (leur conscience ?) y sont stockées numériquement. En cas de mort physique les humains ainsi digitalisés (ou HD, abréviation d’Humains Digitalisés) peuvent voir le contenu de leur pile réinjecté dans un autre corps humain disponible qu’ils appellent prosaïquement « enveloppe ».
Cette technologie permet de changer d’enveloppe à sa convenance, de faire des déplacements rapides en se transférant d’un corps à l’autre parfois de l’autre côté de la Terre, sur la Lune ou sur une planète a plusieurs années lumières du point de départ…
Un humain digitalisé ne peut (normalement) se trouver que dans une pile à la fois. La destruction de la pile contenant une personne entraîne donc invariablement sa mort.
Une autre possibilité de fusion homme/machine
Comme vous pouvez le supposer, cette technologie de piles corticales ouvre un champ de possibilités plus que stimulantes que je ne dévoilerai que succinctement ici pour ne pas vous priver du plaisir de la découverte si d’aventures vous vous lanciez dans la lecture du livre. L’idée de conscience digitalisée est en un sens l’opposé du concept de cyborg qui se retrouve bien plus fréquemment représenté dans les œuvres de science-fiction.
En effet, un cyborg est un humain qui a vu son corps partiellement ou totalement remplacé par des organes robotiques, à l’exception de son cerveau qui reste le siège de sa conscience. Citons le major Motoko Kusanagi dans Ghost in the Shell, qui illustre parfaitement ce concept.
Dans Altered Carbon c’est à l’inverse : le cerveau qui se retrouve en partie remplacé via la numérisation de la conscience sur un support artificiel alors que le corps biologique est totalement conservé.
Pour mieux vous représenter ces idées, je vous propose le schéma ci-dessous qui récapitule les différentes possibilités de fusion homme/machine rencontrées dans la plupart des œuvres de science fiction.
Carbon modifié explore donc une branche peu commune de la fusion homme/machine. Pourtant, la conservation de corps biologiques pour les humains dans un futur lointain est loin d’être une idée dépassée, bien au contraire. L’on peut y voir une forme de technologie lowtech permettant de faire des économies de matières par rapport à des corps entièrement artificiels à pourvoir pour plusieurs milliards d’habitants dans un monde au ressources limitées. Celà en conservant les capacités d’interactions avec l’environnement que nous fournit un corps organique, qui plus est. Il subsiste cependant la question de la préservation de la conscience dans une telle configuration homme/machine. Nous verrons plus loin comment le roman traite cette problématique.
Le concept de cyborg reste également valable, le cerveau humain offre un très bon ratio de puissance de calcul par volume de matière. Ce qui permet d’obtenir une bonne puissance de calcul à moindre coup, conjugué à un corps permettant des interactions plus poussées avec son environnement.
Il est donc tout à fait permis de penser que dans un futur très technologique, ces deux chemins de fusion homme/machine, le cyborg et l’humain digitalisé seront non seulement possibles mais coexistants. Il y a donc deux chemins envisageable: Le chemin du corps qui est la voie du cyborg impliquant une transformation du corps en machine et le chemin de l’esprit qui est la voie de l’humain digitalisé, impliquant la digitalisation de l’esprit humain.
La question de la conscience, du “ Moi ” et de l’identité dans Carbon modifié.
Revenons-en au questionnement induit par la technologie des piles corticales de Carbon modifié. Plus spécifiquement sur la question de la conscience et de l’identité.
Qu’est ce que la conscience ? Peut-elle être contenue dans la pile corticale d’un être humain ? Le « Moi » des individus est-il intégrable à un organe robotique ? Restons-nous la même personne en transférant le contenu d’un disque dur dans un nouveau corps ? Et après réécriture des données dudit disque sur un autre ?
Au risque de vous décevoir, sachez qu’actuellement, nous ne comprenons toujours pas la conscience. Cela reste un débat actif en science et en philosophie car nous ne savons pas vraiment comment ce processus du cerveau fonctionne ni dans quelle mesure il est lié à cet organe. Nous pouvons globalement la définir comme un phénomène émergeant des interactions du cerveau qui nous donne la capacité de ressentir des émotions ( suite à des flux de perceptions ). Le « Moi » quant à lui est la supposé unité persistante de notre conscience, c’est ce qui lie toutes nos perceptions, toutes nos expériences conscientes. Il nous donne un sens de continuité et d’identité à travers le temps et les expériences. Depuis David Hume (1711-1776), il est majoritairement admis que ce « Moi » ou « Soi » n’est qu’une illusion, une sommes de flux continus, de perceptions évanescentes en perpétuel changement :
Il y a certains philosophes qui imaginent que nous avons à tout moment la conscience intime de ce que nous appelons notre moi ; que nous sentons son existence et sa continuité d’existence ; et que nous sommes certains, par une évidence plus claire que celle de la démonstration, de son identité et de sa simplicité parfaites. Pour ma part, quand je pénètre le plus intimement dans ce que j’appelle moi, je bute toujours sur une perception particulière ou sur une autre, de chaud ou de froid, de lumière ou d’ombre, d’amour ou de haine, de douleur ou de plaisir. A aucun moment je ne puis me saisir, moi, sans saisir une perception, ni ne puis observer autre chose que la perception. Quand mes perceptions sont écartées pour un temps, comme par un profond sommeil, aussi longtemps, je n’ai plus conscience de moi et on peut dire vraiment que je n’existe pas. Si toutes mes perceptions étaient supprimées par la mort et que je ne puisse ni penser ni sentir, ni voir, ni aimer, ni haïr après la dissolution de mon corps, je serais entièrement annihilé et je ne conçois pas ce qu’il faudrait de plus pour faire de moi un parfait néant. (…)
[Les hommes] ne sont rien qu’un faisceau ou une collection de perceptions différentes qui se succèdent les unes aux autres avec une inconcevable rapidité et qui sont dans un flux et un mouvement perpétuels. L’esprit est une sorte de théâtre où diverses perceptions font successivement leur apparition ; elles passent, repassent, se perdent et se mêlent en une variété infinie de positions et de situations. Il n’y a à proprement parler en lui ni simplicité à un moment, ni identité dans des moments différents, quelque tendance naturelle que nous puissions avoir à imaginer cette simplicité et cette identité.
David HUME, Traité de la nature humaine (1739), I, IV, 6
Cependant, ce mirage d’une cohésion que nous appelons le « Moi » a une utilité primordiale. C’est ce qui permet aux organismes de survivre dans le temps, de se perpétuer et de se développer. Comme le décrit Takeshi Kovacs dans Carbone modifié. Le « Moi » est l’illusion sans laquelle rien n’est possible.
Supposez que vous ayez connu quelqu’un, il y a longtemps. Vous partagez les choses, vous buvez à vos sources mutuelles… Puis vous vous éloignez, la vie vous entraîne dans des directions différentes. Les liens ne sont pas assez forts, ou les circonstances extérieures vous séparent. Des années plus tard, vous rencontrez cette personne de nouveau, dans la même enveloppe, et vous recommencez. D’où vient L’attraction ? Celle que vous aimez est-elle la même personne ? Oh, elle porte le même nom, la même apparence physique, mais est-elle la même ? Les choses qui ont changé sont-elles annexes et sans importance ? Les gens changent… mais à quel point ? Quand j’étais enfant, je croyais qu’il y avait une personne essentielle, une sorte de personnalité centrale autour de laquelle les éléments de surface pouvaient évoluer sans modifier l’intégrité de son identité. Plus tard, j’ai commencé à comprendre qu’il s’agissait d’une erreur de perception, causée par les métaphores que nous employons pour nous définir. La personnalité n’est rien de plus que la forme passagère d’une des vagues devant soi… ou, pour ralentir le processus à une vitesse plus humaine, la personnalité est une dune. Une forme passagère qui répond au stimulus du vent, de la gravité, de l’éducation. De la carte des gènes. Tout est sujet à l’érosion et au changement. La seule façon de rester soi est de se mettre en pile pour toujours.
Takeshi Kovacs, personnage principal de Carbon modifié de Richard Morgan
De la même façon qu’un sextant primitif fonctionne suivant l’illusion que le Soleil et les étoiles tournent autour de notre planète, nos sens nous donnent l’illusion de la stabilité dans l’univers et nous l’acceptons, parce que sans cette illusion, rien ne peut être accompli.
Comme expliqué précédemment le “ Moi ” est étroitement lié à l’identité car, cette dernière est souvent définie comme la façon dont nous percevons et décrivons notre “ Moi ”.
Le « Moi » étant un concept plus large qui inclut également nos pensées, nos émotions et d’autres aspects de notre expérience subjective, tandis que l’identité est plus spécifiquement liée à notre perception de qui nous sommes en tant qu’individus distincts. Le « Moi » joue un rôle important dans la construction de notre identité, car c’est notre « Moi » qui nous induit un sens de la continuité à travers le temps et les expériences. Mais notre identité peut aussi avoir un impact sur notre « Moi » en nous donnant un sens de la personne.
Tout au long du roman l’auteur ne semble pas s’écarter de cette définition du « Moi », de l’identité et de la conscience. Il part aussi du principe qu’il y a une indépendance du substrat. C’est-à-dire qu’importe le support sur lequel est stocké la conscience d’un être humain, que ce soit un cerveau biologique ou un support informatique, son identité sera préservée. C’est cette propriété qui permet la technologie des piles via l’upload de conscience. Toutes ces notions et définitions du « Moi » et de la conscience ne sont bien entendu pas totalement acceptées chez tous les personnages du roman, les hommes et femmes catholiques s’y opposant notamment. Ceux-ci rejettent catégoriquement cette conception de la conscience et restent attachés à la notion d’âme, au point de s’interdire tout ré-enveloppement en cas de mort. Cette différence de point de vue va être un élément central dans l’enquête de Takeshi Kovacs.
Horreur
Augmentée
Sélection de textes de
Zero HP Lovecraft
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Le problème de la continuité de la conscience, le bateau de Thésée.
Nous avons vu que Richard Morgan prend une conception couramment admise de la conscience et qu’il part du principe d’indépendance du substrat pour construire son univers. Il va cependant faire un choix tout à fait singulier quant à la façon dont la société humaine a choisi d’appréhender la continuité de la conscience en cas de changement de support.
En effet, sur cette terre du 25ème siècle, à peu près tout le monde semble accepter le fait que pour chaque changement de support, c’est-à-dire à chaque réinscription de pile pour un individu, la continuité du « Moi » de la personne est préservée. Hors, loin d’être une évidence, j’aurais même tendance à affirmer que c’est faux. Car, factuellement, c’est un processus de création de copie avec destruction de l’original et donc de disparition du « Moi » de base pour ne laisser que la copie…
Ce problème d’original et de copie hante l’occident depuis l’Antiquité, les grecs l’avaient déjà perçu et essayèrent d’y répondre avec l’expérience philosophique du « Bateau de Thésée » et je crois que cette expérience reste toujours aussi pertinente vingt-trois siècles plus tard.
Le navire à trente rames sur lequel Thésée s’était embarqué avec les jeunes enfants, et qui le ramena heureusement à Athènes, fut conservé par les Athéniens jusqu’au temps de Démétrius de Phalère (350 av. J.-C. – 280 av. J.-C). Ils en ôtaient les pièces de bois, à mesure qu’elles vieillissaient, et ils les remplaçaient par des pièces neuves, solidement enchâssées. Aussi les philosophes, dans leurs disputes sur la nature des choses qui s’augmentent, citent-ils ce navire comme un exemple de doute, et soutiennent-ils, les uns qu’il reste le même, les autres qu’il ne reste pas le même.
Plutarque – Vies des hommes illustres
Un des moyens, de répondre à cette problématique de changement de support est donc d’établir une continuité matérielle dans le changement de support, en remplaçant au fur et à mesure les éléments matériels du support. Mais à quel rythme, et malgré ces précautions, est ce que le « Moi » et/ou l’identité est réellement préservé ? Le roman n’explore pas directement ce questionnement, il l’enjambe en montrant simplement quelles en seraient les conséquences : la gestion de la sauvegarde de conscience, le déplacement instantané grâce à l’envoie des données d’une pile vers une autre …
Conclusion
Carbon modifié est à mon sens un excellent roman cyberpunk, mettant en avant un concept trop rarement exploré que cette technologie de « pile » corticale. Il permet d’appréhender tout un ensemble d’expériences philosophiques de manière efficace même s’il ne va pas totalement au fond de ces questionnements car l’intrigue reste avant tout celle d’un roman policier cyberpunk. Il n’en est pas moins suffisamment bien écrit pour immerger au sein d’un univers fascinant qui fourmille de détails notamment lorsqu’il aborde les multitudes conséquences sociales qu’entraînerait la technologie des piles corticales. Et ce notamment par l’introduction de personnages aux caractères profonds et marqués. Je ne peux que chaudement vous recommander cette lecture ô combien supérieure à son adaptation Netflix qui ne manque pas de qualités, mais n’égale pas l’œuvre originale.
Retrouvez l’auteur de cet article, Lino Vertigo sur twitter @LinoVertigo et sur la chaîne YouTube Lino Vertigo.
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Merci pour cet article. Altered carbon a été une révélation dans mon cheminement sur le progrès, le transhumance et la question de beauté car le livre et la série (1er saison, la seconde est merdique tendance woke) ont une esthétique très particulière et poétique. La digitalisation pose également la’question de l’immortalité ; un être cyborg n’est pas totalement le même, la digitalisation permet au contraire de remplacer à l’infini son esprit dans le meme corps. L’être ne change pas dans sa nature. Le livre suscite toujours un réel enthousiasme.
Merci, oui les cyborg c’est un autre chemin de fusion homme/machine qui n’est pas vraiment explorer dans le livre. Si l’HD est le remplacement a l’infini son esprit, le cyborg c’est remplacé a l’infini son corps…