Arménie et Azerbaïdjan : un conflit incompris

Des limites de la théorie du choc des civilisations

Il y a peu, la guerre entre Arménie et Azerbaïdjan a défrayé la chronique des géo-politologues qui étaient encore — il y a peu — virologues émérites. Dans ce qui s’avère être un banal conflit de territoire aux confins de l’ex-espace soviétique toujours aussi sinistré, nous avons été admonestés par des politiques/des anonymes/des grands spécialistes des enjeux du monde, de choisir notre camp. Et bien entendu, la situation ne pouvait être que manichéenne : les valeureux défenseurs de la chrétienté représentés par la famille Kardashian qui a ardemment combattu en première ligne sur les réseaux sociaux (après tout, les mêmes qui demandaient comment on pouvait être dans le camp d’un BHL se retrouvent dans le camp de grands intellectuels contemporains, cocasse), et les horribles islamistes mangeurs d’enfants, dont on ne sait pas trop quel est leur crime si ce n’est d’être des musulmans sous la férule d’un obscur satrape local. Les dessous des cartes étaient clairs : c’est une guerre de civilisation, et en plus, il y a Israël dans les coulisses !!  

“C’est encore une agression du monde musulman envers les chrétiens”

Cela doit être le premier conflit depuis les années 2000 qui est littéralement un conflit pour un gain de territoire. Au-delà des incantations d’usage, la seule motivation sérieuse dans le conflit pour les Azéris est de remettre la main sur un territoire dont la souveraineté est reconnue internationalement. Cela pourrait se résumer à une opération de maintien de l’ordre, en somme. En fait, à part les appels creux au divin des leaders respectifs (comme Armen Sarkissian face à son parlement), le prétexte religieux ne tient pas.

Pour cela, il faut revenir aux origines du conflit, à savoir une sécession de l’enclave du Haut Karabagh qui a débuté plus ou moins pacifiquement dès 1988. Territoire azéri reconnu internationalement mais peuplé en majorité d’Arméniens, l’autonomie y est accordée bon gré mal gré par Bakou. Mais la désintégration de l’URSS précipite le conflit armé qui se solde par une défaite de l’armée azérie mal dégrossie et tout fraîchement indépendante face à des Arméniens plus motivés et bénéficiant d’une tradition militaire plus implantée. De fait, c’est près de 15% du territoire azéri qui est occupé par les troupes arméniennes. Depuis, Bakou cultive sa vengeance et n’a jamais renoncé à la reconquête. Dès lors, on se demande bien pourquoi certains essaient de tourner en conflit religieux la moindre bagarre du fin fond d’un tripot caucasien. 

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Illustration des territoires du conflits centrés autour de l’Arménie et de l’Azerbaïdjan.

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“Les Arméniens sont occidentaux, ils sont nos amis”

Et en plus sa diaspora est tranquille en France. Certes. C’est à se demander à quoi on en est réduit si on doit se féliciter qu’une diaspora ne nous enquiquine pas quotidiennement avec des rodéos routiers à cause de mariages et de la délinquance de droit commun. Les Arméniens ne décapitent personne, eux.

En fait, c’est juste normal. On ne va pas se mettre à supporter n’importe quel pays sous prétexte que sa diaspora locale est calme et bien intégrée ; c’est la base d’une diaspora civilisée. Ensuite, oui, les Arméniens sont occidentaux. Personne de sérieux ne soutient le contraire. Mais là où ça se complique, c’est avec son élite, extrêmement corrompue. L’Arménie est devenue avec les années un satellite de la Russie, laquelle contrôle tout sur place : secteur bancaire, énergie, communication, l’Arménie s’est retrouvée encore plus enclavée suite au détachement de la Géorgie et n’a jamais rien fait pour dépasser cette dépendance.

L’incurie a même conduit en 2018 le peuple arménien à se soulever contre le pouvoir de l’époque, incarné par Sarkissian. Le plus grand service que l’on pourrait rendre à ce pays, au lieu de s’y allier aveuglément par idéologie, ce serait de lui permettre de se doter d’une élite intègre qui ferait émerger une Arménie prospère et non à la remorque d’une Russie toute aussi moribonde économiquement. Sur 12 millions d’Arméniens, seuls 3 vivent en Arménie. C’est qu’il y a un problème dans ce pays qui pousse son peuple à émigrer.   

“Poutine va enfin remettre les musulmans à leur place, il va soutenir l’avant-poste de la Chrétienté”

Non seulement Poutine n’a rien fait, mais tout porte à croire qu’il savait et qu’il n’a rien fait pour éviter aux Arméniens de se prendre une raclée. D’ailleurs, vu la désinvolture avec laquelle il a traité les appels à l’aide d’Erevan ; “je rappelle je suis occupé” répondra-t-il à Nikol Pachinian lorsque celui-ci tente plusieurs fois de le joindre, la déroute arménienne fut voulue. Par le biais de la présence de ses “soldats de maintien de la paix” dans la région, Moscou était aux premières loges pour assister à la montée en puissance de l’armée azérie et de ses préparatifs.

Car il faudrait rappeler ce détail très souvent oublié : l’Artsakh est reconnu internationalement comme un territoire faisant partie intégrante de l’Azerbaïdjan. Les Azéris sont donc chez eux et souverains à l’aune des accords internationaux. De plus, les russes sont à la base de suffisamment de conflits pour risquer une invasion sur des territoires officiellement azéris ; cela ne dit que trop peu de leur fidélité envers l’Arménie. Poutine ne pourrait intervenir sans se mettre de nombreux gouvernements à dos (principalement Ankara), à moins que les mouvements militaires de l’Azerbaïdjan ne menaçaient directement les territoires qui appartiennent officiellement à l’Arménie. Pour ne pas arranger les choses, le premier ministre arménien Pashinyan a pris de nombreuses positions antirusses ; pas que cela soit une mauvaise chose en soi, mais l’Arménie peut alors encore plus difficilement s’attendre à de l’aide de la part de Poutine.

La position russe est tout sauf confortable : l’armée russe semble éreintée par ses engagements présents, en Ukraine, en Syrie ou encore en Libye, trois conflits où la Russie est belligérante depuis des années sans y voir le bout ni même une victoire incontestable. Sans parler de l’entretien d’une présence armée en Transnistrie (Moldavie) et en Abkhazie (Géorgie). Moscou ne semble plus guère intéressé de jouer les arbitres des querelles caucasiennes. Et si l’Arménie restera quoiqu’il arrive dans l’orbite russe, il n’en va de pas de même pour Bakou qui a su construire une puissance économique plus florissante grâce aux hydrocarbures. Bakou a su jouer finement de ses alliances : d’abord avec la Turquie son alliée naturelle, puis avec Israël, qui est extrêmement intéressé par les centaines de kilomètres de frontières communes avec l’Iran qui n’a jamais fait mystère de son objectif de destruction de l’état juif. 

Dans ce contexte, le rapport de force a changé, et les Russes risquent de perdre un partenaire commercial fiable et réputé bon payeur, pas comme Erevan qui réclame sans cesse des crédits supplémentaires. Les armes de l’Azerbaïdjan proviennent majoritairement de Russie (51%) puis d’Israël (43%). Dans ce contexte, Moscou n’a rien à refuser à Bakou. 

“Tel Aviv soutient Bakou ! Et Ankara”

C’est vrai. Et on ne le serait pas moins à la place des Israéliens. Mettez-vous dans leur peau : voilà un pays mitoyen de votre pire ennemi, qui est stable, possède des devises pour payer, est demandeur non seulement d’armes mais aussi de formation militaire, en échange de quoi il vous laissera surveiller votre ennemi à sa frontière avec l’Iran. Les Israéliens jouent leur carte, sans état d’âme, et ils ont raison.

Pour Ankara, cela a toujours été ainsi, sans surprise. Les Turcs voient les Azéris et les Turkmènes comme des frères et n’ont jamais renoncé à recréer la Sublime Porte. Si Bakou a beaucoup d’alliés, c’est surtout car son économie financée à coups d’hydrocarbures est beaucoup plus florissante que celle de son voisin arménien, totalement satellisé et perfusé par la Russie. Dans ce monde, il n’y a pas d’alliés, il n’y a que des intérêts. Rappelons qu’avant la Covid, l’Azerbaïdjan avait la réputation d’avoir l’une des croissances économiques les plus soutenues au monde. Même sans ce soutien, Bakou avait le vent en poupe et une armée préparée à laver l’affront de la précédente guerre perdue, là où les Arméniens se contentent de se réfugier dans les jupes de leur suzerain russe. 

“Les Azéris sont des agresseurs qui ont commis des crimes de guerre”

Comme dans toutes les guerres en fait. Pauvres Arméniens, toujours victimes de tout depuis plus d’un siècle. C’est un fait que les temps de guerre favorisent les comportements inacceptables. En vérité, l’état-major azéri s’est avéré être très strict avec ses troupes. Les quelques méfaits rapportés ont immédiatement fait l’objet de procédures judiciaires et de mise à pied des soldats reconnus comme coupables d’une affaire de décapitation. Bien sûr, on peut se permettre de douter de l’efficacité de la réponse pénale dans un pays autocratique, surtout lorsque l’écume médiatique sera dissipée. Mais les faits sont là : Bakou n’a rien laissé passer se sachant observé durant le conflit. Du coté arménien, on est beaucoup moins loquace. Dans ce conflit, il fut avéré que l’artillerie arménienne eut la main lourde sur des villes et des villages, profitant du parapluie russe pour copieusement bombarder depuis son territoire duquel les Azéris ne pouvaient riposter sans risquer de se mettre à dos les Russes. Il y a bien des vidéos qui circulent montrant des soldats arméniens égorgeant un garde-frontière azéri fait prisonnier… 

“Le plus grand vainqueur du conflit est Erdogan”

C’est vrai aussi. Erdogan, voyant la tiédeur russe, s’est engouffré dans la brèche. Les deux puissances ne cessent d’alterner rapprochement et confrontation au gré des aléas géopolitiques mondiaux. Mais désormais, l’armée turque a pris pied dans le Caucase avec une présence accrue en Azerbaïdjan. Il est avéré que des F16 turcs sont stationnés sur le territoire azéri. Au-delà de l’intérêt militaire, la chose revêt un intérêt économique manifeste avec la sécurisation des corridors énergétiques comme les gazoducs en provenance de la mer Caspienne. L’implication militaire turque est donc une chose rationnelle, qui n’a rien à voir avec un hypothétique choc des civilisations.

Cependant, militairement, la rapidité de la projection turque hors de ses frontières a de quoi surprendre : le pays a l’air d’avoir recouvré ses capacités après la purge du coup d’État manqué de 2016. Suite au fiasco du déploiement en Syrie de 2017, l’état-major turc a intégré le principe de sous-traitance en externalisant ses engagements armés, notamment avec des milices turkmènes et syriennes. Jean Pierre Filiu en a fait un excellent papier dans Le Monde, et on ne peut que regretter qu’il ne soit pas plus écouté. 

Ce conflit démontre que l’on ne peut mettre Huntington à toute les sauces, tant et si bien que peu importe la religion ou la civilisation, les conflits armés sont aussi des histoires d’intérêts économiques et de territoires. Il faudrait également penser à être cohérent : si on peut avancer de solides arguments en faveur des serbes lors de l’intervention de l’OTAN au Kosovo en 1999, alors la logique voudrait que l’on se soit rangé du côté ukrainien en 2015 et être à minima circonspect devant les lamentations arméniennes en 2020. Après tout, les pays peuvent maintenir l’ordre au sein de leurs frontières comme bon leur semble, sans qu’on ait besoin d’exprimer de position sur le sujet, raison pour laquelle les opérations intérieures chinoises visant les Ouïghours ou birmanes sur les Rohingyas ne nous concernent pas. La seule chose que l’on se doit de constater, c’est que cela renforce Erdogan sur sa scène intérieure, et même militairement.

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