La technologie peut faire d’énormes dégâts sur la nature. C’est entendu. Personne ne peut raisonnablement le nier. Ne peut-elle faire que cela ? On en arriverait presque à la croire. L’idée serait que le bien-être de l’humain, acquis de haute lutte grâce à la technologie, se serait fait au détriment de la nature, systématiquement, par le biais de l’exploitation, essence du capitalisme. Tant que la technologie était balbutiante, les dégâts étaient supportables, la nature se réparait d’elle-même. Mais les choses ont changé avec les révolutions industrielles successives. Au point que l’humanité serait dorénavant, elle aussi, menacée par cette technologie hors de contrôle, de façon indirecte puisque la survie de l’homme est liée à celle de la nature.
Dans cet article, nous allons questionner cette « essence » destructrice de la technologie, en commençant par déconstruire le discours écologique, puis, en examinant des situations ou l’emploi de la technologie est favorable à la nature, pour conclure par une vision quelque peu utopiste.
L’écologisme, un fantasme de bobo des villes
L’écologie dans l’espace public est généralement pessimiste. Les collapsologues sont résignés, les décroissants prônent l’effondrement pour éviter l’effondrement, les écoféministes veulent leur revanche sur le patriarcat et l’écologie profonde veut protéger une mère nature fantasmée.
La plupart des postures écologiques sont assez désespérantes. Ce n’est pas pour rien que l’écoanxiété se répand. Si vous vous préoccupez de transmettre quelque chose des générations passées aux futures, vous vous posez certainement le même genre de questions : si la technologie ou le système capitaliste détruit la nature, que pouvons-nous y faire ? Faut-il retourner à la nature, vivre comme des primitifs, décroître, utiliser moins de technologie ? Jusqu’où doit-on régresser ? Les années 50 ? Le Moyen Âge préindustriel ? Retourner dans les grottes ?
N’y a-t-il aucun enthousiasme, aucun horizon lumineux à continuer la quête prométhéenne ?
Commençons par interroger cette écologie défaitiste. Cela ne serait-il pas un fantasme (ou plutôt un cauchemar) de bobo urbain ? Il y aurait beaucoup à dire sur ce sujet, mais afin qu’il me soit permis de ne pas trop m’attarder dessus, citons simplement Anne Sylvie Malbrancke :
Par exemple, le chamane n’avait pas des connaissances de l’usage des plantes très développées. J’ai vu la population empoisonner une rivière comme technique de pêche, les gens détruisaient beaucoup les choses, faisaient du feu un peu partout. Ça m’a semblé un peu chaotique et peut-être, j’avais cette idée fantasmée d’une harmonie avec la nature. Une fois, j’ai demandé s’il allait pleuvoir ou pas, et on m’a répondu : « Mais on n’est pas devant nous, on ne sait pas ». Donc à l’autre bout du monde, on ne vit pas forcément en harmonie avec la nature. La théorie selon laquelle les peuples premiers ont des choses à nous apprendre sur comment ne plus dominer la nature, n’est pas forcément vraie, mais je ne dis pas non plus qu’ils n’ont jamais rien à nous apprendre. Mon témoignage est extrêmement limité et n’est pas généralisable.
Anne-Sylvie Malbrancke, normalienne, docteur en anthropologie sociale, et conseillère scientifique et présentatrice de la série Rituels du Monde sur Arte. Autrice de « Les désillusions de l’Ailleurs » chez PUF Editions
Les solutions décroissantistes ne sont, il faut l’avouer, que des pis-aller faute de mieux. Que nous reste-t-il comme alternative ? Attendre le grand effondrement ? Espérer une intervention divine ?
Une autre voie commence à se dessiner dans laquelle technologie et écologie ne sont pas systématiquement opposées. De quoi s’agit-il ?
Je mets de côté le problème épineux du caractère aliénant de la technologie.
De toute évidence, la technologie peut détruire et détruit effectivement la nature, mais elle la transforme aussi. Beaucoup d’espèces disparaissent, mais les animaux d’élevages eux prospèrent. La « biomasse » serait assez stable. Cette fameuse destruction, proclamée à grands coups de slogans terrifiants par Aurélien Barrau, est quand même relative. Le gros de la biomasse terrestre, les plantes et bactéries n’est pas concerné :
De plus, la biomasse globale ne semble pas vraiment impactée.
Il est important à ce stade de bien définir ce dont nous parlons. Comme vous le savez, la distinction « nature / artificiel » n’est pas aussi simple qu’il n’y paraît. Mais admettons. Il faut aussi distinguer la nature « sauvage » de la nature qui nous entoure (apprivoisée). Certes, la nature « sauvage » est impactée négativement par la technologie. Mais la nature qui nous entoure, elle, ne se porte pas si mal. Certes, la perte de biodiversité peut devenir un problème, mais il faut relativiser.
La technologie n’est pas anti-nature dans son essence. Elle peut même lui être favorable. Examinons cela.
L’approche technogaïaniste
Parmi les approches qui n’opposent pas technologie et environnement, il existe deux écoles principalement : l’écomodernisme et le technogaïanisme.
L’écomodernisme est une approche qui vise à découpler la croissance économique des impacts écologiques. La nature est vue comme quelque chose d’extérieur que l’on cherche à préserver grâce à la haute technologie. Typiquement, le nucléaire a une empreinte écologique bien moindre que le charbon ou le pétrole, qui eux-mêmes sont meilleurs que le bois ou l’huile de baleine.
Le technogaïanisme n’oppose pas technologie et environnement. La technologie et Gaïa forment un tout. Qu’est-ce que Gaïa au juste ?
Selon son fondateur, James Lovelock, partisan du nucléaire, de la géo-ingénierie et du contrôle par les IA, l’hypothèse Gaïa considère la Terre comme un système autorégulé, où les conditions physiques et chimiques sont activement maintenues par les organismes vivants eux-mêmes. La biosphère terrestre forme donc un tout interconnecté qui cherche à préserver un état stable et propice à la vie. Cette homéostasie globale est largement acceptée désormais, on parle de géophysiologie.
Nous reviendrons plus tard sur l’importance de l’hypothèse Gaïa. Pour le moment, examinons comment, de manière pragmatique, la technologie peut soutenir la nature.
Améliorer les rendements nutritifs
Certes, une grande partie des ressources naturelles que nous exploitons sert à nous protéger du climat et à la logistique. En revanche, pour nous nourrir, nous n’avons aucun intérêt à détruire le vivant, c’est tout le contraire. C’est bel et bien ce que nous faisons : les fruits et légumes domestiqués sont plus nourrissants que par le passé, à force d’avoir favorisé les espèces les plus productives. Une pomme aujourd’hui contient bien plus de calories que son équivalent sauvage. Le blé est plus nutritif que son ancêtre. Ces améliorations profitent aussi aux animaux d’élevages ou domestiques. Avec les OGMs, nous pouvons améliorer encore plus le rendement des plantes ainsi que les adapter à leur environnement bien plus vite que l’évolution par mutation aléatoire ne peut le faire. Citons encore le fameux procédé Haber-Bosch de capture de l’azote atmosphérique qui permet de faire ce que les plantes ne savent pas faire. Il y aura des erreurs et des tâtonnements, mais dans l’ensemble, il y a toute une partie de la technologie qui est utilisée pour favoriser la vie et non pas la détruire. D’ailleurs, c’est bien cela qui provoque des problèmes : toute cette nourriture de haute qualité fait des envieux, comment résister l’appel des festins gratuits pour ceux que nous nommons les invasifs ou les nuisibles.
La conquête spatiale
La conquête spatiale est un bel exemple de synergie possible entre le vivant et le mécanique : bien qu’une grande partie de cette conquête finisse probablement par se concentrer sur l’exploitation minière d’astéroïdes, elle rend possible à terme la propagation de la vie sur d’autres planètes. Mars étant la plus prometteuse pour le moment, même s’il reste énormément de défis à relever. La Lune, à cause de sa proximité et des réserves d’eau qui s’y trouvent, est déjà ciblée pour des futures bases par la Chine et les USA. Il va bien falloir nourrir les gens sur place, et pour cela, le plus simple est de faire pousser ce qui est nécessaire sur place. Le spatial s’intéresse donc de près à la création d’écosystèmes autonomes. Nous allons forcément en apprendre beaucoup sur la manière de recycler et de gérer les pollutions. Il est aussi envisageable (et envisagé) de déporter les industries polluantes dans l’espace (c’est ce que propose Jeff Bezos). Le minage spatial réglerait bon nombre de soucis sur terre. Nous n’y sommes pas encore, il y a beaucoup de chemin à parcourir, mais c’est prometteur, surtout quand on se penche sur toutes les innovations que le NewSpace propose (voir les chaînes « Le journal de l’espace » ou bien « Hugo Lisoir »).
La dépollution par les énergies denses
Du côté des énergies, la technologie a déjà démontré à plusieurs reprises qu’elle pouvait aider à dépolluer. Par exemple, au début du 20ème siècle, Paris était ultra-pollué par le crottin de cheval. Londres souffrait du smog. Les CFC trouaient la couche d’Ozone. Nous avons réussi à dépasser ces problèmes grâce à l’innovation (qui pose parfois d’autres problèmes). Le nucléaire aujourd’hui est l’une des meilleures solutions pour décarboner la production d’énergie. La haute technologie exploite des sources d’énergie de plus en plus « denses » et de moins en moins polluantes. Les supraconducteurs pourraient être la prochaine innovation de rupture et d’une manière générale, toutes les technologies quantiques peuvent être disruptives parce qu’elles défient les lois « classiques » de la physique. La photosynthèse par exemple, qui exploite un phénomène quantique, a un rendement énergétique proche de 100%. Nous ne sommes pas à l’abri de bonnes surprises dans ce domaine. Là encore, le potentiel est énorme.
La protection contre les catastrophes naturelles
Les dinosaures ont disparu suite, entre autres, à l’impact d’une météorite tueuse il y a 66 millions d’années. L’expérience DART a démontré que nous étions capables de dévier la trajectoire d’un astéroïde. Nous savons aussi les détecter. Toutes proportions gardées, la technologie peut aider à préserver la nature de certaines catastrophes. Bien sûr, on rétorque qu’elle en provoque d’autres, comme le réchauffement. C’est vrai. Mais, là encore, rien n’interdit de penser que nous ne pourrons pas surmonter ce problème avec la géo-ingénierie, ou d’autres solutions comme le sea-farming qui consiste à fertiliser les fonds marins stériles actuellement, pour développer le microplancton et capturer du CO2 tout en nourrissant la faune aquatique. De toute manière, par le passé, des glaciations ou des réchauffements ont déjà eu lieu, entraînant parfois des extinctions massives (27 ou 5 au total selon la manière de compter). Là encore, technologie et nature peuvent fonctionner en synergie.
Les machines auront toujours besoin de nous
Admettons. Nous sommes à l’aube de l’intelligence artificielle générale. Est-ce que les machines vont toujours avoir « besoin » de nous ? Il semble que oui. Pour quelle raison ? Elles ne dorment pas, elles peuvent aller dans l’espace, elles ne font pas grève. Même en admettant qu’un jour, elles parviennent à se fabriquer d’elles-mêmes (voir les travaux de Neil Gershenfeld à ce sujet) elles ont le défaut de leurs qualités : elles n’ont pas peur de la mort. Elles n’ont pas peur tout court. Nous oui. Dans notre société actuelle, la peur n’a pas bonne presse. Pourtant, sans elle, nous mourrons. L’expérience a été faite sur des singes, on leur a retiré l’amygdale, le centre de la peur, ils meurent en deux semaines en prenant des risques inconsidérés. C’est pour cela que les machines auront toujours besoin de nous, pour leur donner du sens, ce qu’elles ne pourront jamais faire par elle-même, selon Daniel Dennet, car elles buteront sur l’explosion combinatoire du réel. Bien que n’importe quel organisme vivant puisse être un « pourvoyeur de sens » du fait qu’il lutte pour sa survie, il est difficile d’imaginer que les machines puissent se passer de nous. Supposons que les machines forment une sorte de super-organisme, un hyperobjet, nous serions pour elles des sortes de mitochondries de l’information, des petites cellules qui digèrent l’information pour elles et qui produisent du sens, qui font des choix.
La quête de l’amortalité
L’immortalité signifie ne pas pouvoir mourir, être éternel. C’est l’incapacité biologique de mourir, généralement associée à la jeunesse éternelle. L’amortalité signifie ne pas être sujet à la mort naturelle. Les êtres amortels continuent de vieillir et restent vulnérables aux causes externes de décès, mais leur corps ne se dégrade pas avec le temps.
Si la technologie nous permet de vivre plus longtemps, au-delà des bénéfices personnels évidents, repousser la mort, c’est avant tout repousser la disparition de mémoires, de connaissances et surtout de sagesse au caractère inestimable pour l’ensemble du vivant. Bien entendu, cette technologie provoquerait de nombreuses inégalités et dérives. Il n’est pas dit que nous soyons prêts en tant que société pour l’accueillir, mais d’un point de vue strictement utilitaire, là encore la technologie ne s’oppose pas à la « nature ». D’ailleurs, l’immortalité est plutôt la norme dans la nature. Les planarias, des vers plats, étudiées pour leurs capacités régénératrices, en sont un bel exemple, mais ils sont loin d’être les seuls.
Une synergie technologie-nature
Autorisons-nous à rêver un peu. J’ai parfaitement conscience des difficultés politiques et environnementales qui s’annoncent. Mais à titre personnel, l’idée de pouvoir communiquer avec les animaux, voire plus (avec toute forme d’intelligence distribuée) m’enthousiasme. Le technogaïanisme permet d’envisager un horizon désirable où la technologie ne s’oppose pas à la nature. Bien que cette approche soit plus poétique ou mystique que scientifique, laissez-moi en dire deux mots.
À la différence de l’écomodernisme qui découle d’une vision humanisme, le technogaïanisme est compatible avec le post-humanisme et c’est, selon moi, un énorme avantage, une nécessité même. Revenons sur cette fameuse hypothèse Gaïa un instant.
Si Lovelock parlait bel et bien de système, son hypothèse peut se décliner en plusieurs théories et il y a toujours eu une certaine ambiguïté à ce sujet :
- Un simple système physique : comme un thermostat ultra-sophistiqué en somme,
- Un organisme : la planète tout entière est vue comme un seul organisme (qui ne serait pas soumis à l’évolution darwinienne),
- Un être conscient : dans ce cas, la terre déciderait de manipuler consciemment le climat pour favoriser la vie.
Le newage s’est emparé de la théorie la plus spirituelle des trois, et l’a quelque peu décrédibilisé. Mais sans aller jusqu’à sacraliser une mère nature souvent objet de nombreux fantasmes anthropocentriques, il n’est pas inintéressant de considérer la terre comme un organisme vivant, voire conscient. Mais que signifie « conscient » au juste dans ce contexte ? Cela aurait un sens concret si nous parvenions à dialoguer avec. Après tout, « conscient » signifie « avec science ». Il s’agirait donc, de la même manière que nous pourrions le faire avec les animaux, de parvenir à décoder scientifiquement le langage de la planète, du climat, et d’essayer de dialoguer avec elle grâce à une approche systémique, holistique, plutôt que d’essayer de contrôler la planète comme un mécanicien qui répare une voiture en forçant avec sa clé à molette.
La nature a dans son génome la trace de millions d’années d’évolutions et de combats pour la survie. En un sens, elle en sait beaucoup plus que nous en la matière. La nature est un réservoir de sagesse. À nous de puiser dedans. Pour cela, l’étude scientifique de la biologie, des écosystèmes, et de l’environnement est absolument nécessaire. Mais ce n’est pas suffisant. Il nous faut aussi préserver un minimum la nature « sauvage », comme réservoir de biodiversité. Il nous faut aussi apprendre à décoder cette sagesse au plus proche, dans notre corps.
Cela signifie une chose à la fois simple, mais très difficile : nous devons nous réconcilier avec notre nature animale. L’humanisme a voulu nous élever au-dessus de cette nature, mais nous avons fini par la renier, par considérer que l’animal en nous était le problème. Je pense exactement l’inverse. Renier nos instincts revient à renier cette sagesse primordiale. La peur notamment dont j’ai parlé précédemment. La peur est nécessaire. Nous devons cesser de nous lancer des anathèmes de « phobie » au visage, d’être phobophobique, d’avoir peur de la peur, en d’autres termes. Ironiquement, la peur pourrait être finalement notre planche de salut, parce qu’elle est utile pour les machines, mais aussi parce qu’elle nous reconnecte avec notre nature animale. Si nous voulons préserver la nature, il faut déjà préserver la nôtre.
Il ne s’agit pas de céder à toutes les peurs, mais de les écouter pour ce qu’elles sont : des messages concernant notre préservation, notre perpétuation, notre prospérité.
Le monde change, nous devons nous y adapter et l’adapter, et non pas nous renier ou espérer nous en échapper (dans le virtuel ou l’imaginaire, j’entends). Une « écotechnologie », une synergie nature / technologie, dans laquelle nous pourrions jouer un rôle cardinal. Grâce à elle et nos « bas » instincts tout autant que nos « hautes » aspirations (l’altruisme est aussi un instinct animal), nous pourrions jouer le rôle de gardiens de la biosphère.
Le post-humanisme est terrifiant parce que nous nous rendons compte que nous ne sommes rien de spécial, il n’y a personne qui veille sur nous, nous ne sommes même pas aux manettes. Mais de l’autre côté, ce même post-humanisme nous délivre un message merveilleux : nous ne sommes pas seuls ! Nous sommes entourés d’intelligences, et les IA vont nous permettre d’interagir avec elles. Je trouve que c’est un message enthousiasmant pour les futures générations, un horizon plus désirable que le soi-disant effondrement en bon ordre de la civilisation.
Le message profond du technogaïanisme est très simple :
Gaïa existe en un sens, nous ne sommes pas seuls et la technologie peut nous aider à communiquer avec elle, pour vivre en bonne intelligence avec la nature.