Cette série d’articles constitue l’introduction de l’ebook sur la technique regroupant une vingtaine de textes. Elle permet de pouvoir naviguer dans les textes du corpus en comprenant ce qu’ils ont à apporter au sujet traité. Vous pouvez vous procurer l’ouvrage par un tip de la valeur de votre choix.

Reconnaître et assumer pour nous, en tant que peuples doués de Volonté de puissance, notre grandeur dans la grandeur de notre modernité : c’est accomplir le désenchaînement de Prométhée.
— Guillaume Faye, Pour en finir avec le nihilisme
La technologie n’est pas neutre. Et si nous étions simplement en train de foutre en l’air notre civilisation ? A-t-on vraiment le choix et la possibilité de maîtriser ce phénomène où n’a-t-on d’autre choix que de le laisser aller à son terme ? Au-delà de l’aspect divin que lui prête Heisman, cette question sur les conséquences de la technologie divisera les gens entre les techno-optimistes, les techno-pessimistes et ce que j’ai nommé les techno-tragiques ou techno-réalistes.
La réaction la plus extrême est le Jihad Butlerien, mais savez-vous d’où vient ce terme ? D’une satire contre le darwinisme de Samuel Butler qui se révèlera faire office de prophétie. Le Livre des Machines est la section centrale et la plus captivante de son ouvrage Erewhon (anagramme de « nowhere »), publié de manière anonyme en 1872. Le roman critique la société victorienne de l’époque de Butler, en inversant les normes sociales et technologiques. Dans le chapitre intitulé Le Livre des Machines, Butler explore l’idée que les machines pourraient un jour évoluer et dépasser l’humanité, menant à une révolte des humains contre la dépendance technologique. L’aspect prophétique de ce chapitre dans sa façon de décrire la possibilité de l’apparition d’une conscience machinique, alors même que Butler souhaite moquer cette idée, me semble toutefois mériter d’être porté à la connaissance de nos lecteurs.
Il n’existe aucune raison scientifique de croire que l’évolution biologique constitue le sommet du vivant, ni que la conscience ne puisse émerger dans les machines — et toutes les prémices d’une telle évolution sont déjà visibles, mais doit-on être apeurés par ce phénomène ? Certaines voix optimistes nous disent que non. Lorsqu’on parle de Techno-optimisme, le nom de Marc Andreessen nous vient nécessairement à l’esprit, mais il n’est pas le premier à employer ce terme. On retrouve pour la première fois à ma connaissance cette expression dans un texte de Zero HP Lovecraft intitulé Histoires de téléphones fixes dans un monde de smartphones. Sa verve est passionnée et il nous enjoint à retrouver l’esprit de Marinetti.
Ces mots m’inspirent. Qui d’entre vous aura le courage, l’audace et la révolte de vanter la beauté de la vitesse, de glorifier la guerre, le militarisme, le patriotisme, les belles idées qui tuent et le mépris de la femme ?
— Zero HP Lovecraft, Histoires de téléphones fixes dans un monde de smartphones
Il est vrai qu’il y a un souffle de vie dans le manifeste de Marinetti qui chante la glorification de la guerre et la beauté dans la lutte. Il exalte le progrès technique tout en rejetant la mathématisation du monde et la séparation du corps et de l’esprit.
Çà et là, des lampes malheureuses, aux fenêtres, nous enseignaient à mépriser nos yeux mathématiques.
— Marinetti, Le Futurisme
Le Manifeste techno-optimiste d’Andreessen fut une bouffée d’air frais dans un monde sclérosé voyant les Occidentaux basculer dans le rejet de la puissance, de la technologie et de la natalité. Il fut une pulsion de vie au milieu des pulsions de mort et il faut le célébrer pour cela. Andreessen y dépeint la nécessité de reprendre le pouvoir à une caste socialiste en place qui a tendance à freiner le développement technologique à son profit. Il fait explicitement référence à Nietzsche et désigne le Dernier Homme comme l’ennemi du Techno-optimisme, mais dans le même temps vante les mérites de l’abondance pour tous, du libéralisme et de la démocratie. Or, rien ne prouve que cela évitera le dernier homme. Au contraire, cela semble plutôt ressembler à l’accélération de sa venue. Il est alors tout à fait concevable que le commerce, la morale d’esclave et la technologie aillent de concert et marquent la prise de contrôle d’un nouveau type d’homme, le nerd. Héphaïstos lui-même est représenté comme un boiteux qui compense par son génie technique et qui parvient par ce bras à s’attirer les charmes de la plus belle des déesses, Aphrodite, qui le trompera pourtant avec le dieu de la guerre, Mars. Il y a évidemment là aussi une leçon des Grecs à comprendre.
En réaction à cela, Curtis Yarvin sortira son manifeste techno-pessimiste qui s’oppose indirectement aux nerds en affirmant que ce qu’il manque aujourd’hui, ce sont surtout des dirigeants qui ont du thymos, c’est-à-dire la virilité nécessaire pour se rebeller face au déclin et agir en conséquence. Le moins qu’on puisse dire est que le manifeste d’Andreessen ne l’a pas convaincu. Les deux se connaissent et échangent régulièrement. Yarvin est connu pour sa critique de la démocratie, mais il l’est moins pour sa critique de la croissance et de la technologie. Or, pour lui, le problème de ce manque de thymos est la technologie elle-même.
L’effet délétère de la technologie sur la qualité humaine est visible sur toute la courbe de Gauss. La technologie est nuisible aux élites parce qu’elle élimine la difficulté et le danger des « équivalents moraux de la guerre », qui sont essentiels à la psychologie mature de l’homme normal. La technologie est nuisible aux non-élites parce qu’elle élimine toutes les manières dont ils peuvent être utiles à eux-mêmes ou aux autres, et les transforme en bouches inutiles. Pour quiconque formé à l’économie utilitariste, l’idée que toute augmentation de la productivité puisse être nuisible est profondément contre-intuitive. En fait, il existe un précédent pour l’impact négatif des avancées technologiques sur les sociétés : l’impact négatif des découvertes de ressources. La « malédiction des ressources » est bien connue, même si elle est mal comprise. La conséquence d’une découverte pétrolière est que six personnes peuvent planter un tuyau dans le sol et produire l’intégralité du PIB du pays. Le résultat est qu’il n’y a plus rien à faire pour les autres. Certes, tout le monde doit manger — mais le moyen le plus simple pour eux de se nourrir est d’obtenir une part des revenus du pétrole. Ils passent donc des moyens économiques de subsistance, c’est-à-dire produire des biens dont les autres ont besoin, aux moyens politiques — prendre les biens que possèdent les autres.
— Curtis Yarvin, Manifeste techno-pessimiste
Par bien des côtés, il rejoint le propos d’Oswald Spengler écrit un siècle plus tôt.
Là où il y a du charbon, du pétrole ou de l’énergie hydroélectrique, une nouvelle arme peut être forgée contre le cœur de la civilisation faustienne. Ici commence la vengeance du monde exploité sur ses maîtres. Les innombrables mains des races de couleur — tout aussi habiles, et bien moins exigeantes — briseront l’organisation économique des blancs dans ses fondements. Le luxe habituel de l’ouvrier blanc, comparé au coolie, sera sa perte. Le travail du blanc lui-même devient superflu. Les énormes masses d’hommes concentrées dans les régions charbonnières du Nord, les grands établissements industriels, le capital qui y est investi, des villes et des régions entières, sont menacées de sombrer dans la concurrence. Le centre de gravité de la production s’éloigne régulièrement d’eux, d’autant plus que la guerre mondiale a mis fin même au respect des races de couleur pour le blanc. C’est là la véritable raison du chômage qui règne dans les pays blancs. Ce n’est pas une simple crise, mais le commencement d’une catastrophe.
— Oswald Spengler, L’homme et la technique
Le propos de Spengler n’est évidemment pas sans rappeler l’Archéofuturisme de Guillaume Faye, qui appelle à rapatrier la technique en Occident et la garder jalousement pour nous.
Entre l’optimisme démocratique d’Andreessen et le pessimisme aristocratique de Yarvin, se dessine un troisième chemin : le techno-réalisme. Ni refuge nostalgique, ni promesse naïve, il assume l’accélération comme destin, tout en cherchant des formes de vie capables de s’y maintenir dignement. C’est la seule posture qui regarde la technique sans illusions, mais sans renoncer. Sa version la plus froide est celle de Nick Land voulant que « rien d’humain ne survivra dans un futur proche ». Je ne suis pas aussi tragique.
Reprenons nos idées évoquées plus tôt. Il y a en l’homme à la fois le créateur et la créature. C’est à dire que nous pouvons être maître de nous-même. Lorsque nous nous laissons aller à la facilité, c’est en répondant aux affects de la créature, c’est-à-dire en choisissant d’adopter une morale d’esclave plutôt qu’une morale de maîtres envers nous-même. Si nous voulons être maître des choses, il nous faut d’abord être maître de nous-mêmes comme le relève Nietzsche en parlant de Thucydide.
Thucydide est la grande somme, la dernière révélation de cet esprit des réalités fort, sévère et dur que les anciens Hellènes avaient dans l’instinct. Le courage devant la réalité distingue en dernière instance des natures comme Thucydide et Platon : Platon est lâche devant la réalité, — par conséquent il se réfugie dans l’idéal ; Thucydide est maître de soi, donc il est aussi maître des choses.
— Nietzsche, Crépuscule des idoles
Nous pouvons faire directement le rapprochement avec le propose de Heidegger voulant que la technologie moderne considère l’homme comme un fond. Mais, comme le fait remarquer Guillaume Faye dans son texte intitulé Pour en finir avec le Nihilisme, chez Heidegger, l’homme est à la fois fond et non-fond en cela qu’il est celui qui commet la technique qui va le commettre en retour. Il devient l’esclave de sa technique, de la même façon qu’il se rend volontairement esclave de la créature en lui et non du créateur.
La technique n’a pourtant rien d’une substance autonome. «Qui accomplit, demande Heidegger, l’interpellation pro-vocante, par laquelle ce qu’on appelle le réel est dévoilé somme fond? L’homme, manifestement». [..] L’homme est donc à la fois fond et non-fond. Comment cela est-il possible? L’homme, à l’ère technique, serait-il coupé en deux, en même temps sujet et objet de la technique? Mais s’agit-il du même homme? […] Nous commençons alors d’entrevoir quelque chose d’« inhumain» pour l’opinion courante. Heidegger scinde l’humain en deux: en tant qu’objet d’un appel, d’une commission, 1’humain est un fond pour la technique. Mais il est aussi celai qui formule cet appel. La phrase «il ne peut jamais être homme si ce n’est comme celui auquel cette parole s’adresse» signifie: le propre de l’humain est d’obéir, et plus aujourd’hui qu’avant. Mais quelle est cette commission, cette parole, à laquelle il faut obéir? C’est le Surhumain, Et c’est ainsi qu’il faut lire la phrase de Heidegger: «La technique moderne, en tant que dévoilement qui commet, n’est pas un acte purement humain». L’humain, par la technique moderne, s’appelle lui-même à se dépasser, et se commet lui-même comme fond à commettre le réel.
— Guillaume Faye, Pour en finir avec le nihilisme
Le problème n’est pas alors la technologie, mais ce pour quoi l’homme crée et utilise sa technologie. Nous sommes dans une culture à la morale d’esclave dont le seul horizon est de flatter la créature en nous. Nous refusons d’être des créateurs de nous mêmes et, lorsque nous passons à l’échelle de la culture, nous refusons d’être les créateurs des nouvelles générations selon des critères imposés. Ma conviction est que la technique est un prolongement de la nature et que le capitalisme peut être l’arme des forts, mais qu’il ne peut pas l’être dans le cadre de la démocratie-libérale. Je crois qu’il n’est pas impossible de trouver des agencements permettant une vie humaine élevée allant de pair avec la technologie, mais je crois que pour cela il nous faut retrouver un esprit de fondateur de cité et de culture. Ce n’est pas le commerce qui doit définir les valeurs supérieures. Je suis bien conscient de l’aspect totalitaire, voire fasciste et en quoi il pourrait être effrayant pour certains. Le vrai problème du fascisme est qu’il est impossible d’en sortir une fois né dans ce carcan. Le patchwork des néoréactionnaires me semble offrir une réponse adéquate pour répondre à ce problème en cela qu’il accepte des patchs pratiquant des coutumes différentes et librement consenties. En cela, il permet la sélection volontaire de types d’hommes. De façon locale, il pourrait faire émerger des patchs s’appuyant sur une culture élevant le capital humain en regroupant le type d’homme voulant être le créateur intransigeant de sa propre créature. Nous devons libérer le créateur enchaîné qui sommeille en nous et en notre culture. Je crois encore à cette ambition prométhéenne développée par Ernst Jünger dans Le Travailleur. Je crois encore à ce type d’homme, cette Figure, qu’il avait esquissé.
Tout homme et toutes choses se trouvent dans un ordre de dépendance hiérarchique, et l’on reconnaît le chef à ce qu’il est le premier serviteur, le premier soldat, le premier Travailleur.
[…]
Alors l’« individu » qui n’est au fond qu’un employé se transforme en homme de guerre, la masse se transforme en armée et l’établissement d’un nouveau système de commandement se substitue à une modification du contrat social. Cela arrache le Travailleur à la sphère des négociations, de la pitié, de la littérature, et l’élève jusqu’à celle de l’action, cela transforme ses liens juridiques en liens militaires – cela veut dire qu’il possédera des chefs au lieu d’avocats et que son existence propre, loin d’avoir besoin d’une interprétation, deviendra un critère de mesure.
[…]
Une remarque s’impose peut-être afin d’exclure tout risque de confusion : en déniant au monde économique le statut de puissance apte à déterminer la vie et donc de puissance du destin, on conteste son rang mais non son existence. Car le but recherché n’est pas d’accroître la troupe de ceux qui prêchent dans le désert et s’imaginent qu’un autre espace ne peut être atteint que par les portes de service. Pour la vraie puissance, aucun accès n’est hors de question.
Idéalisme ou matérialisme ? – Voilà une opposition bonne pour des esprits impurs dont l’imagination n’est à la hauteur ni de l’idée, ni de la matière ! La dureté du monde ne cède qu’à la dureté, non à des tours de passe-passe.
Entendons-nous bien : il ne s’agit pas de neutralité économique, il ne s’agit pas de détourner l’esprit de tous les combats économiques, mais au contraire de conférer à ces conflits le maximum d’âpreté. Or cela ne se produit pas si l’économie détermine les règles du combat mais si, au contraire, une loi supérieure du combat dispose de l’économie.
[…]
Ce ne sont pas là les moyens des humiliés et des offensés, mais plutôt les moyens du véritable maître de ce monde, les moyens du guerrier qui dispose à sa guise des richesses des provinces et des grandes cités, et qui en dispose d’autant plus sûrement qu’il sait mieux les mépriser.
[…]
Une tendance s’est fait jour parmi nous à mépriser « la raison et la science » : c’est un faux retour à la nature.
Il ne s’agit pas de mépriser l’intellect, mais de le remettre à sa place. Technique et nature ne sont pas des contraires ; les ressentir comme tels est le signe que la vie n’est pas en ordre.
— Ernst Jünger, Le Travailleur
Suis-je encore trop utopiste ? Trop optimiste par lâcheté comme le dit Spengler ? Jünger lui-même a abdiqué et s’est retranché dans une retraite intérieure. Peut-être que le moment venu, moi aussi je rentrerai à la maison pour y chercher le calme de la nature.
Remerciement spécial à @Athens_Stranger dont la série d’explications philosophiques sur la technologie et le nihilisme ont en partie guidé le choix de la sélection des textes présentés dans ce recueil, ainsi que la réflexion menée dans l’introduction les présentant. Je vous encourage à vous inscrire à son site Athens Corner qui regorge de contenus d’une qualité rare. Aussi, lisez Bronze Age Mindset par Bronze Age Pervert.