Poutine Episode I – Vladimir contre le monde

RAGE a décidé, dans le même esprit que notre série sur Aurélien Barrau et sa doctrine, de réaliser une série sur Vladimir Poutine. Tout comme Charles de Gaulle, le président russe n’a jamais théorisé [sur sa doctrine et ses pensées politiques]. En outre, la droite française voue une adoration béate pour ces deux personnages, sans les comprendre ; ce qui a grandement motivé l’écriture de cet article par les divers participants. De toute évidence, cela oblige à avoir une méthode d’analyse qui ne peut reposer que sur l’observation des actions et prises de positions du personnage.

Aussi, nous avons décidé à cette occasion de refaire appel à Philippe Fabry, en lui proposant d’ouvrir le bal, tant ce sujet est largement dans ses cordes. Aucune interview ici, nous lui avons simplement demandé son interprétation des prises de positions du président russe au niveau géopolitique. Voici donc son analyse en guise de première partie, sans concessions ni langue de bois.

On a pu lire et entendre beaucoup de choses sur Vladimir Poutine depuis 2014, l’affaire de Crimée et son retour au premier plan du jeu des puissances via son intervention dans le conflit syrien. La propagande du Kremlin, dans la grande tradition soviétique, le présente comme un génie de la stratégie, qui a toujours un coup d’avance – une image fréquemment reprise par les admirateurs de Poutine en Occident évoquant le « joueur d’échecs ». D’autres ont pu dire qu’il n’est pas un joueur d’échecs, mais un joueur de poker, dont le jeu serait donc essentiellement fait de bluff – ce qui rejoint généralement la position voulant ne voir dans la Russie qu’un tigre de papier, au risque d’en sous-estimer grandement la menace. D’aucuns voient en lui un planificateur machiavélique, d’autres un opportuniste jouant au coup par coup, sans grande vision. Tantôt on le décrit comme un dictateur à l’antique, se sentant investi d’une mission historique de redressement de son pays et agissant en conséquence, tantôt comme un simple kleptocrate d’abord soucieux de légitimer son régime à l’intérieur de ses frontières afin d’assurer la pérennité de sa position personnelle.

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Le caractère hautement contradictoire de ces analyses est concomitant à une certaine hystérie, tant de la part des admirateurs de Poutine que de ses détracteurs, et l’on trouve des échantillons des diverses positions chez les uns comme chez les autres : certains admirent Poutine parce qu’ils sont fascinés par ce qu’ils perçoivent comme un habile impérialisme assumé et planifié, d’autres, l’appréciant, affirmeront qu’il n’a aucune visée impériale et ne fait que réagir aux attaques de l’Ouest ; certains haïssent Poutine en le concevant tout puissant et en l’imaginant derrière n’importe quelle déconvenue de ce qu’ils perçoivent comme l’ordre naturel en Occident, d’autres le méprisent en le réduisant à un petit potentat corrompu ne représentant en définitive aucun danger. Sans doute Poutine lui-même trouve-t-il son avantage dans cette confusion, puisqu’on ne sort de l’ambiguïté qu’à son détriment : être surestimé, comme être sous-estimé, est un atout dont on peut jouer, et dont joue d’ailleurs la propagande russe, qui explique quotidiennement, sur Russia Today et sur Sputnik, à la fois que la Russie est toute puissante et qu’elle ne menace personne ; qui joue la partition admirative de l’habileté manœuvrière du Président Poutine tout en ricanant des soupçons occidentaux quant à son action subversive.

Le propos de cet article est, brièvement, d’exposer les ressorts de la grande stratégie de Vladimir Poutine, ses buts, ses moyens et ses plans – et comme dans toute grande stratégie, il s’agit de mêler vision à long terme, buts généraux, opérations planifiées et actions opportunistes.

Vladimir Poutine : joueur de Poker ou d’échecs ?

La vision : la place de la Russie dans le monde

La vision que Vladimir Poutine a de son pays est le produit de son expérience : il est né, a grandi, a été formé en URSS, et a fait la moitié de sa carrière dans la colonne vertébrale de l’Empire soviétique, le KGB. Il servait donc au sein du principal outil de l’impérialisme russe durant la guerre froide, et précisément dans un Etat vassal de l’URSS, l’Allemagne de l’Est. Il appartenait à la caste dominante du peuple dominant de l’une des deux superpuissances ayant régenté le monde durant cinquante ans. L’URSS héritée de Staline et de la Grande guerre patriotique avait peu ou prou les mêmes frontières que celles de l’empire des tsars à la veille de la Première guerre mondiale, auxquelles s’ajoutait la domination sur la moitié de l’Europe.

Lorsque Vladimir Poutine indique que l’effondrement de l’URSS a été une catastrophe géopolitique et qu’un ancien agent du KGB, cela n’existe pas, l’on comprend bien, au vu de son parcours, qu’il ne s’agit pas simplement d’une posture. C’est authentiquement son idée : Vladimir Poutine est un nationaliste russe qui a vu l’implosion de son pays, a assisté à la désagrégation de son empire, à la décrépitude de son économie. Les Russes ont vécu en 1991 une humiliation nationale tout à fait similaire à celle vécue par les Allemands en 1918, et Poutine est pénétré de cette expérience.

Cela signifie que le standard selon lequel Vladimir Poutine pense, lorsqu’il songe à la place de son pays dans le monde, c’est le premier rang, à égalité avec une ou plusieurs autres superpuissances. Telle est pour lui, et pour la caste qui l’entoure au pouvoir, issue des mêmes services et pénétrée de la même pensée, les siloviki, la normalité de la Russie. C’est ainsi qu’il a été formaté par les quarante premières années de sa vie, tout comme un Américain aujourd’hui n’imagine pas un monde dans lequel les Etats-Unis ne seraient pas la puissance dominante. Un monde où la Russie n’est pas une des superpuissances, et serait donc dépendante de quelqu’un d’autre, est anormal.

Poutine n’est pas idiot, cependant : il sait parfaitement que la Russie d’aujourd’hui n’a plus les mêmes dimensions que les autres superpuissances, à savoir la Chine et les Etats-Unis. Tant au plan démographique (145 millions d’habitants, contre respectivement 1386 millions et 327 millions) qu’économique (un PIB en parité de pouvoir d’achat d’environ 4000 milliards de dollars, contre respectivement 25 000 et 20 000), la Russie actuelle est un cran en-dessous, et incapable de rivaliser seule avec l’un ou l’autre, contrairement à jadis.

Par ailleurs, Poutine a conscience de la fragilité de la Russie face aux deux superpuissances : les Etats-Unis l’encerclent en contrôlant toutes les mers, et la Chine est une menace démographique qui pèse lourdement sur un Extrême-Orient russe vide d’hommes et d’ores et déjà largement colonisé pacifiquement par des immigrants chinois dont la population, dans quelques décennies, pourrait constituer un excellent prétexte à une annexion de ces territoires par une Chine à laquelle la Russie ne pourrait guère répondre. Il ne faut pas croire que Poutine ignore cette menace simplement parce qu’il s’est considérablement rapproché de la Chine : il s’agit là d’une alliance temporaire, correspondant à la priorité donnée à un ennemi commun que sont les Etats-Unis et leur vision unipolaire de l’ordre international.

Xi Jinping et Vladimir Poutine au Forum économique de Vladivostok en septembre 2018

L’objectif de long terme est donc simple : il s’agit de doter la Russie d’un socle de puissance qui lui permettra de faire demain jeu égal avec les Etats-Unis comme avec la Chine. Et comme ses propres ressources démographiques et économiques sont trop faibles pour qu’un rattrapage par le seul développement soit suffisant, il faut aller chercher ce socle de puissance ailleurs.

L’impérialisme nécessaire sur l’Europe

Ce socle de puissance, la Russie ne peut le trouver qu’en Europe, seule zone du monde à la fois démographiquement et économiquement à l’échelle des Etats-Unis et de la Chine, et « prenable » en raison de ses divisions persistantes, de sa faible valeur militaire globale (en particulier l’Allemagne, ce gigantesque coffre-fort non gardé), et bien sûr de sa proximité géographique. Établir l’hégémonie russe sur l’Europe continentale est à la fois un vieux rêve russe depuis Alexandre Ier et le seul espoir pour la Russie de redevenir une superpuissance. Mais comme l’Angleterre a veillé à contenir la Russie durant tout le XIXe siècle, les États-Unis sont toujours présents à travers l’OTAN et l’établissement d’une hégémonie russe ne peut se faire sans les expulser d’Europe.

La stratégie russe pour établir cette hégémonie a deux volets : assurer une domination directe sur le « monde russe », afin de former un premier bloc de puissance suffisant pour s’imposer ensuite à l’Europe par le travail d’influence, l’achat d’élites, la propagande et la division politique, ainsi que le chantage aux hydrocarbures et la menace militaire.

En Europe, le premier volet consiste à s’assurer la dépendance et la loyauté des trois autres Russie, la blanche (Biélorussie), la petite et la nouvelle (l’Ukraine). Cela paraît évidemment compromis depuis la révolution du Maïdan en Ukraine, et la rupture consommée entre Ukraine et Russie semble un coup fatal aux ambitions russes, si l’on se souvient des propos du théoricien géopolitique américain et conseiller de Jimmy Carter, Zbigniew Brzezinski : « sans l’Ukraine, la Russie cesse d’être un empire pour redevenir un pays ». Il est vrai que si Poutine espérait reprendre la main sur l’Ukraine après un mandat présidentiel hostile, comme il l’avait fait après la Révolution orange quand Ioutchenko avait été battu par Ianoukovitch, l’élection de Zelensky ne semble pas mener vers la même issue : depuis son élection, celui-ci se montre très nationaliste et avance un discours non moins intransigeant que Porochenko.

Volodymyr Zelensky, (ancien) humoriste et président Ukrainien.

Pour autant, Poutine et ses siloviki se souviennent que la Russie a déjà reflué, avec le traité de Brest-Litovsk en 1918, et que vingt ans plus tard tout avait été ré-annexé par l’Union soviétique. Il faudra donc un long moment avant que les élites dirigeantes russes puissent considérer l’Ukraine comme véritablement et légitimement indépendante, et cessent de se demander comment la reprendre. En saisissant la Crimée, Poutine a paré au plus pressé et sauvegardé une position stratégique avec le port de Sébastopol et ses installations militaires, qui garantissent une capacité de projection en mer Noire et en Méditerranée, et de menace de l’Ukraine par le sud ; ce faisant, il s’est réservé la possibilité de future opérations militaires, de simple intimidation ou d’action réelle, sur son voisin.

Dans le même temps, le Kremlin avance ses pions en Biélorussie en mettant toute la pression possible pour faire avancer l’intégration de l’Etat de l’Union de la Russie et de la Biélorussie, c’est-à-dire une annexion de fait du petit voisin occidental qui porterait derechef la frontière russe sur la frontière polonaise, à deux cent kilomètres de Varsovie et moins de huit cent kilomètres de Berlin – à vol de Mig.

Vladimir Poutine et Alexandre Loukachenko accélèrent les rapprochements de leurs deux pays.

Car le nœud de la stratégie russe est bien à Berlin : la principale cible du second volet est l’Allemagne, que Poutine connaît pour y avoir servi le KGB, et qui est naturellement perçue comme le verrou de toute l’Europe : qui tient l’Allemagne tient l’Union européenne. C’est pour cela que les efforts russes d’achat d’élites et de mise sous influence énergétique sont particulièrement soutenus envers l’Allemagne, tout en étant particulièrement discrets : si l’on parle continuellement des liens des populistes avec la Russie, par exemple du financement de l’extrême-droite en France, on répète beaucoup moins souvent, alors que c’est d’une importance bien plus considérable, la « schröderisation » des élites allemandes, du nom de Gerhard Schröder, ancien chancelier oscillant depuis la fin de son mandat entre Gazprom et Rosneft, les géants gaziers et pétroliers russes, à la main du Kremlin. Les projets de gazoducs baltiques Nord Stream puis Nord Stream 2 ont été pour la Russie un double moyen d’accroître son influence sur l’Allemagne :

  • d’une part en rendant ce pays, qui a par ailleurs renoncé au nucléaire, de plus en plus dépendant de la Russie pour son approvisionnement en énergie, moyen de pression efficace pour un grand pays industriel s’il en est : l’Allemagne importait de Russie près de 37 % de son pétrole brut en 2017 et  près de 33 % de sa consommation de gaz en 2015.
  • d’autre part en nouant, à l’occasion de ces partenariats énergético-industriels, un grand nombre de contacts entre ses services et de puissants décideurs allemands, mettant ainsi en place un réseau pro-russe que l’on peut soupçonner le plus étoffé d’Europe et le plus influent d’Europe, bien plus redoutable que les réseaux populistes rassemblant des hommes du peuple sans pouvoir.

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Ainsi, depuis vingt ans, la stratégie russe tend à prendre spécifiquement l’Allemagne dans le lacet d’une triple capacité de domination : par l’achat des élites,  par la dépendance énergétique, et par la capacité de menace militaire (dont fait partie la menace de cyberguerre). Des manœuvres similaires touchent également d’autres pays d’Europe, mais notre voisin germanique est véritablement prioritaire.

Dans le même temps, le Kremlin poutinien œuvre à la division de l’Europe, dont l’éclatement est le but recherché, car une Russie serait avantagée, démographiquement et économiquement, dans des négociations bilatérales avec les pays d’Europe, alors qu’elle est en position de faiblesse face à l’Union européenne prise comme un bloc : un éclatement de celle-ci mettrait particulièrement l’Allemagne à la merci des appétits russes – et avec elle toute l’Europe de l’est, permettant à la Russie de rétablir son hégémonie du temps du Pacte de Varsovie et, de facto, de redevenir une superpuissance.

Reste un obstacle à ce projet : l’OTAN, qui double l’Union européenne d’une manière très gênante car son cœur battant est outre-Atlantique, largement hors de portée des manœuvres du Kremlin qui, s’il peut bien y agiter quelques trolls à l’occasion des élections ou tenter de monter des opérations d’information, n’a certainement pas les mêmes leviers qu’en Europe.

En résumé, il faut comprendre un certain nombre de choses à propos de la vision géostratégique de Vladimir Poutine et de ses rapports avec l’Europe : il n’ignore pas la menace chinoise, qui est en point de mire, mais la considère à plus long terme et dans l’intervalle est prêt à s’allier à la Chine pour se préparer à cette confrontation ; cette alliance se fait contre l’Occident en général et l’Europe en particulier : s’il s’agit d’affaiblir la position mondiale des Etats-Unis, c’est pour se libérer un espace d’action en Europe, qui est la proie convoitée.

Dire que les Occidentaux ont rejeté la Russie dans les bras de la Chine est une sottise : la Russie de Poutine ne veut pas et n’a jamais voulu d’une alliance avec les Occidentaux car elle n’y serait pas le suzerain, et serait donc d’une façon ou d’une autre dépendante des Etats-Unis. Poutine veut que la Russie soit une superpuissance, et cela implique non pas d’être alliée avec l’Europe, mais de vassaliser celle-ci. Ceux qui se tournent vers la Russie par hargne contre une domination allemande et/ou américaine de l’Europe ne font que soutenir un projet de domination russe de l’Europe au moyen de l’Allemagne.

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