Pourquoi vous avez tort de ne pas lire Berserk

Plus de 35 millions d’exemplaires vendus, 40 tomes, 3 adaptations depuis ses débuts en 1989 dans le magazine Young Animal, Berserk est un géant du seinen (i.e., bande dessinée japonaise pour jeunes adultes) et de la dark-fantasy qui se déroule dans un monde fictif inspiré du moyen-âge européen. Qu’une œuvre si totale, si complexe, si atypique et pourtant toujours en cours de publication connaisse un tel succès en dit long sur sa qualité.

Avant toutes choses, j’aimerais insister sur le fait que Berserk est une bande dessinée, et qu’à ce jour, aucune adaptation ne rend vraiment justice au manga. Celle qui capture le mieux l’esprit de la production originale reste toutefois la première, la série animée de 1997, incomplète.

Peu de bandes dessinées présenteront des planches qui vous mettront autant mal à l’aise que celles de Berserk ; le degré de violence physique, sexuelle et morale atteint ici des sommets. Mais ce n’est pas sans véhiculer des émotions, donner une impression de mouvement et raconter une fabuleuse histoire.

Loin d’être la seule qualité de Berserk, l’histoire racontée demeure, par sa fine écriture, la colonne vertébrale de cette riche composition. Les différents arcs narratifs donneront forme à de véritables évolutions de personnages, guidés ainsi dans différents lieux par de nombreuses motivations.

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De quoi Berserk parle ?

Un guerrier solitaire borgne avec une prothèse mécanique en guise de bras gauche, et en main droite, une épée beaucoup trop grande, large et épaisse pour être portée par un humain. Ce Guts est froid, cruel, dénué d’émotion, antipathique et particulièrement meurtrier. On apprendra qu’il est poursuivi, la nuit, par d’horribles monstres – ainsi que leurs chefs dénommés Apôtres – attirés par un seau sanglant qu’il a dans la nuque, une marque de grande malédiction. Sa quête initiale est simple, il lutte pour sa survie et souhaite se venger de celui qui est responsable d’un sacrifice, dont il faisait partie.

Après cette introduction en 3 volumes de ce violent personnage principal, nous replongeons pour une bonne dizaine de tomes dans le passé de cet effrayant colosse solitaire. L’intrigue se concentrera alors sur un trio de jeunes mercenaires et leurs aventures guerrières : Griffith, le chef de cette troupe, Casca, son bras droit, et Guts.

L’auteur démontrera ici ses habiletés à développer des personnages complexes et les faire interagir. Il établira ainsi des psychologies fines, étoffées de traumatismes, de dépendances affectives, de manipulation et de jalousie, malgré une franche camaraderie. Le trio Casca-Griffith-Guts permet d’établir une subtile et puissante relation triangulaire qui va tellement au-delà du classique et ennuyeux triangle amoureux.

Extrait de l’adaptation en film d’animation de Berserk de 2012.

De la même manière que la saga vidéo ludique des Dark Souls (Hidetaka Miyasaki a admis avoir été largement inspiré par l’œuvre de Miura), vous en apprendrez sur le monde, ses mythes et sa profondeur au compte goutte. Vous ne disposerez pas de carte du monde, de narrateur omniscient ou de longues conversations. Les informations seront éparses, cryptiques et leur reconstitution, énigmatique. Courtes apparitions, motivations inconnues et discours mystiques jonchent les bulles et les cases, rendent alors actif le processus de compréhension.

La Religion contre la vie

Hypocrisie et fanatisme

Suite chronologique des 3 premiers volumes, l’arc du Châtiment renoue avec la solitude initiale de notre personnage. A la recherche d’un être aimé, Guts se retrouvera face à des fanatiques religieux qui composent une Eglise meurtrière et inquisitrice.

L’antagoniste principal de cet arc est Mozgus, un inquisiteur colossal au service du Saint-Siège, aux mots sages, dévoués et aimants et aux actes absolument ignobles. En réalité, il n’y a pas vraiment d’incohérences entre ce qu’il dit et ce qu’il fait, seulement une interprétation quelque peu … discutable. Au point de fréquemment torturer des innocents afin de les “laver” de leurs “péchés”. On réalise progressivement que les idées en elles-mêmes n’ont que peu d’importance : ce n’est pas le contenu du livre sacré qui importe, mais à quel point son contenu est tenu pour absolu et vrai.

Les personnages Mozgus et de Farneze (chef des armées du Saint-Siège) utilisent la foi des autres dans leur propre intérêt. Mozgus utilise évidement l’institution religieuse pour assouvir ses pulsions meurtrières et ses accès de colère. Farneze, elle, se délectera de la souffrance, de la sienne comme celle des autres. Elle éprouvera du plaisir en se flagellant – tout en se convainquant que c’est par repentance et expiation – ou en contemplant des hérétiques brûler sur des bûchers. En ayant ces expériences stimulantes et satisfaisantes, ils seront rassurés dans leur foi, et feront preuve de conviction concernant l’idéologie qu’ils ont mis au service de leurs pulsions. Que les religions soient intrinsèquement bonnes ou mauvaises n’est pas la question ici, mais il est évident que celles-ci nourrissent le désir de domination de ceux qui la portent au travers de la faiblesse des masses.

Le droit de regard que s’octroient les structures religieuses – ou idéologiques – sur les actions des autres individus est la condition nécessaire à cette oppression. Miura relève ainsi cet aspect cocasse inhérent aux vertueux hypocrites de tout temps (ecclésiastiques, entre autres) qui s’adonnent bien volontiers aux péchés qu’ils se permettent de punir ou de fustiger.

Berserk est aussi une réflexion sur le Mal et son origine, un potentiel de destruction que nous avons tous en nous. Certains, comme Guts, réservent ce potentiel à la défense de leur vie et celle de leurs proches. D’autres le mettent au service d’une quête de pouvoir ou d’un assouvissement de pulsions perverses. En effet, quand bien même l’humain n’est pas mauvais en soi, le Mal est profondément humain.

La religion nihiliste contre la magie païenne

Beaucoup décrivent Berserk comme une œuvre résolument nihiliste ; en réalité, cette affirmation ne pourrait pas être plus fausse.

Dans Berserk, la magie repose sur une maîtrise des esprits élémentaires, tout comme une partie du paganisme européen, et comme dans notre monde, l’Eglise fit s’abattre son courroux inquisiteur sur ces hérésies. Sous la forme d’une métaphore sublime sur l’aveuglement idéologique – le fait que les croyants ne peuvent pas voir ces esprits – l’auteur nous rappelle à quel point l’ivresse idéologique et le déni qui lui est associé, trouble, altère et transforme notre perception des choses.

Il faut d’ailleurs noter que cette magie “païenne” de Berserk constitue une vérité absolue dans l’univers en question. Le fond du propos antireligieux de Miura est, dans l’absolu, un appel à la compréhension rationnelle, matérialiste du monde et de ses mécanismes. Réciproquement, c’est une invitation à l’abandon des idéologies irrationnelles qui traitent d’un arrière-monde, d’un au-delà, afin de justifier les actes mauvais pour des raisons d’affect. Il n’est donc pas question de défendre le paganisme dans le manga, qui ne serait, pour nous, qu’une croyance quelconque.

La science sera toujours supérieure aux croyances, les explications robustes prévalant sur les certitudes arbitraires. A contrario, se tourner vers un Dieu transcendantal, fantasmé, imaginé, marque un net détachement et un mépris pour le monde matériel, et par conséquent, une dévaluation de la vie.

La mort et les Apôtres sont souvent aux trousses de Guts, et nonobstant cette Causalité qui le condamnerait à constamment lutter contre ces forces, il fera toujours preuve de détermination sans chercher à se rassurer avec son imagination. En dépit de l’infinité de coupables possibles et des traumatismes qui composent son existence, Guts ne se déchargera jamais de ses responsabilités, tout au contraire : il ne cédera pas à l’appel de la peur, de l’affect et de la négation du monde matériel et de la vie, au nihilisme. Il utilisera tout ce qui est en son pouvoir pour protéger sa vie et celle de ses proches, y compris de ses propres démons.

Guts se comporte en sobre athée matérialiste, quand le monde qui l’entoure regorge d’individus ivres d’idéologie, religieuse ou non, et qui ont besoin de boucs émissaires, de coupables. Ils ont besoin de coupables parce qu’ils n’arrivent pas à s’expliquer la vie telle qu’elle est, misérable, violente et fragile, par le biais des différents aspects du monde matériel. Pour beaucoup, à cet idéalisme mortifère s’ajoute le tout puissant conformisme.

Bien que la critique de la religion soit vivace, Berserk a une dimension biblique dans la construction de la symbolique de ses personnages. Ainsi, l’antagoniste principal, celui qui répondra plus tard au nom de Femto, constitue un miroir inversé du Christ dans le fond, tout en ayant une figure messianique dans l’apparence de son incarnation terrestre. Cet être lumineux comme démoniaque sera bien entendu idolâtré par l’Eglise, rappelant que la soif de pouvoir est au centre de toute idéologie, peu importe sa nature véritable.

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Réalisme et généalogie de cet imaginaire vivant

L’univers de dark-fantasy de Miura prend forme grâce à un style saisissant, qui grave dans la mémoire de chacun des lecteurs ces fresques aux détails terrorisants, organiques, à la puissance sensorielle qui dépasse le cadre visuel.

Son trait, comme le dit Quentin Boëton (a.k.a. ALT 236) dans son livre Berserk, à l’encre des ténèbres : “[…] possède une ligne claire, précise, chaque forme est terminée, chaque trait bien relié aux autres. Si la ligne claire peut être parfois considérée comme un peu froide, le Japonais parvient à éviter cet écueil grâce à son utilisation de la hachure. Cette succession de petits traits fins et parallèles, il s’en sert pour donner du volume, pour créer ses ombrages et ses lumières, ses matières et ses textures…”.

Certes, les premiers tomes font pâle figure à côté du reste. Mais les planches montrent déjà des mouvements inhumains, lourds et rapides de Guts, un environnement riche, toutefois sombre, sale et dangereux, aux créatures dégoûtantes, répulsives ou monstrueuses. Dès la première apparition des 5 membres de La Main de Dieu (dont nous reparlerons rapidement), nous resterons fascinés par ces êtres mystérieux à l’apparence aussi glauque qu’inquiétante.

Plus les volumes s’enchaînent, plus les détails sur les armures, les vêtements, les visages et les décors se multiplient et s’affinent. Le trait résolument réaliste de l’auteur permet de rendre la violence toujours plus choquante et explicite, mais aussi les expressions faciales des personnages davantage justes et riches. Le principe primordial dans le manga du “show don’t tell” est sublimé ici : en effet, il y a peu de dialogues dans Berserk. Ainsi, l’évolution des personnages se comprend davantage au travers d’émotions que d’explications, qui parfois même mettront votre sensibilité à rude épreuve.

Berserk puise son inspiration esthétique dans différents domaines, notamment dans le cinéma fantastique des années 1980 (Conan le BarbareExcalibur de John Boorman), dans la heroic-fantasy japonaise avec Guin Saga. On trouve des similitudes certaines pendant l’arc de l’âge d’or avec le film La chair et le sang de Paul Verhoeven, où l’acteur Rutger Hauer forme un des principaux modèles du personnage de Guts.

Référence évidente à La maison aux escaliers d’Escher pour la première apparition de la Main de Dieu

D’autres inspirations sont moins évidentes pour un mangaka. Des appropriations évidentes des fameux tableaux de Jérôme Bosch et de M.C. Escher par l’auteur aux illustrations sombres de Gustave Doré en passant par les designs abominables de H.R. Giger (le papa du Xénomorphe de Alien), Kentaro Miura élabore un style captivant, chimérique et pourtant si cohérent.

L’auteur de Berserk a le don d’imaginer et de représenter des personnages, des créatures et des environnements originaux qui soufflent un vent frais sur cet univers de fantasy. Berserk ne se cantonne pas aux nains barbus et paillard ou aux elfes raffinés aux longues oreilles en pointe. Aucun sentiment de déjà-vu ne frappe à la porte de votre imaginaire à son imprégnation des dessins de Miura, puisque tout est réimaginé, sublimé, détourné.

Guts, ou les enjeux d’un récit en mouvement

A l’image des dessins, l’œuvre est noire, violente, minutieuse et mouvante. Au travers d’un déluge gore, les tâches de sang éclaboussent d’un encore noir l’ensemble des personnages d’une violence omniprésente. Entre autres horreurs, les guerres, les invasions et les viols font partie de cette dystopie médiévale en ces terres du Midland infestées de monstres… parfois très humains. La noirceur du monde, comme du dessin, permet d’exacerber les émotions qui se dégagent du spectacle – étonnamment peu figé pour des dessins – que nous avons sous les yeux.

Par ailleurs, certains critiqueront les derniers tomes un peu trop lumineux, et un Guts trop entouré. C’est pourtant tout l’inverse, rien n’est jamais acquis dans Berserk ; comme le tome 13 a pu entre autres nous le montrer, le récit peu basculer d’un moment à l’autre du tout au tout. Plus il est entouré, plus Guts a conscience qu’il peut tout perdre, comme ce fut le cas par le passé. Il se démène à corps perdu pour ce nouvel entourage, et perd bien des plumes au passage tout en évoluant drastiquement. S’il sera l’élément déclencheur de son errance, le sacrifice est un spectre qui plane davantage au-dessus de Guts dans les derniers tomes. A sa survie s’ajoute une volonté inébranlable de protéger ses compagnons, une remise en question profonde de sa culpabilité dans les tragédies passées, qui jonchent son existence, et même de sa quête initiale de vengeance.

Les enjeux changent, évoluent. Berserk n’aurait pas été intéressant si la seule chose racontée était l’errance d’un guerrier dépressif et maudit en Australie dans un monde qui lui est particulièrement hostile, pour faire dans l’euphémisme. La durabilité du succès duquel Berserk jouit provient de sa capacité à se renouveler, à réinventer les liens qui unissent les personnages comme l’environnement dans lequel ils évoluent. Le défaut de nombreuses œuvres fictives centrées autour d’un personnage principal reste le manque d’enjeux ; le personnage principal ne pouvant pas mourir, l’intérêt du lecteur se retrouve rapidement diminué.

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Cette capacité à maintenir un certain niveau d’enjeux a beaucoup joué dans le succès de Game of Thrones. A sa façon- par le nombre important de personnages quasi-principaux et à la fréquence à laquelle survenait leur fin de parcours – GoT se réinventait en se montrant imprévisible, sans pitié. L’oeuvre de G.R.R Martin s’émancipe de ce problème en n’ayant pas de personnages principaux.

Miura fait exactement l’inverse. Toute l’histoire repose sur les épaules de ce personnage principal, comme Dragon Slayer, son épée. C’est l’essence même de Berserk : un personnage qui porte une épée beaucoup trop lourde, qui l’a toujours fait, depuis qu’il est né, à l’image de son fardeau. Cette épée symbolise le poids de son existence. Un poids qu’il accepte de porter, sans résignation.

Pour et par les nombreux plans sur lesquels il excelle, ce chef d’œuvre dépasse largement son simple statut de bande dessinée ou œuvre de dark-fantasy. A la fois intimiste et épique, violent et doux, ignoble et beau, sale et grandiose, vertigineux et abyssal, Berserk est un OVNI dans le monde du manga comme de la fantasy, une curiosité qu’il faut se donner le temps d’explorer ; voilà pourquoi jusque-là, vous avez eu tort de ne pas lire Berserk.

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