Peut-on parler de “Civilisation Occidentale”?

Ceci est une traduction de la deuxième partie d’une suite de 4 articles publiés sur Quillette au sujet des classiques Occidentaux écrit par James Kierstead et traduit par nos soins.

Peut-on parler de “Civilisation Occidentale”? Ça peut paraître bizarre de se poser la question, mais toute personne parlant de Civilisation Occidentale de nos jours devra y répondre car de nombreux intellectuels prétendent que ce concept ne recouvre rien de tangible. “L’Occident”, pour eux, n’est rien d’autre qu’un mirage, ou (pour parler en termes classiques) une chimère. Comme le dit le militant anarchiste David Graeber, “Il n’y a jamais eu d’Occident”. Le théoriste culturel Kwame Anthony Appiah avance lui aussi sans hésiter, dans un essai paru dans The Guardian, qu’“il n’y a rien de tel que la Civilisation Occidentale”.

Un des problèmes pour ces penseurs est que l’Occident n’a pas de délimitations claires. La Russie fait-elle partie de l’Occident, et si oui, entière ou non ? la Turquie ? Quid du Japon moderne – ou, pour ce que ça vaut, de la Perse ancienne ? Même les historiens qui trouvent l’idée de l’Occident utile semblent avoir du mal à le définir clairement. Ian Morris, par exemple, dans son ouvrage, Why the West Rules… For Now, dit au sujet du “cœur de l’Occident” qu’il commence en Mésopotamie, puis bouge en Grèce, à Rome, l’Europe de l’Ouest, avant de traverser l’Atlantique et d’atterrir en Amérique.

Un autre problème est que, quelle que soit la délimitation que l’on définit, celle-ci devient vite poreuse. L’Occident n’a jamais été complètement coupé du monde extérieur, économiquement ou culturellement. L’Europe fut rarement complètement déconnectée du réseau d’échange qui s’étendait du sud du Sahara à l’est de la route de la soie. Même au Moyen-Âge, le philosophe catholique Thomas d’Aquin avait des discussions avec des penseurs musulmans comme Averroes.

Un dernier programme qui affecterait l’idée d’Occident est le fait d’apposer un simple label sur quelque chose d’énormément plus compliqué et plein de variations. Appiah le dit ainsi, le concept de Civilisation Occidentale nous ferait croire que “L’Eurovision, les tableaux de Matisse, les dialogues de Platon sont tous une partie d’un grand tout.” Mais il y a-t-il vraiment une unité à laquelle appartiendraient à la fois Aristote et Eminem, McDonald’s et la seconde vague de féminisme, le Darwinisme et le rococo ?

Ces trois arguments visent à démontrer que l’idée d’Occident est incohérente. Mais elles reposent toutes sur des idées fausses liées entre elles. La première idée fausse est qu’un concept est incohérent s’il décrit quelque chose dont les limites sont mal définies. La seconde est qu’une chose interagissant avec d’autres ne peut pas avoir sa propre existence ou son identité propre. La troisième, enfin, est qu’un phénomène complexe comportant de multiples facettes n’est pas reconnaissable ou cesse même d’être un phénomène cohérent.

Si ces suppositions étaient vraies, alors de nombreux concepts utilisés aujourd’hui chaque jour seraient aussi incohérents que celui d’Occident. Est-ce que l’art est un concept incohérent car les gens ne tombent pas d’accord sur ce qui est inclus dedans ? Est-ce que la France n’est pas un concept cohérent car la France interagit avec d’autre entités ? Le monde contient sans doute plus de complexité et de variété que l’Occident, pourtant il n’y a pas beaucoup d’articles avançant que c’est un concept bancal.

Comme l’exemple de la France le suggère, les arguments utilisés pour disqualifier le concept de Civilisation Occidentale disqualifieraient la plupart des termes qui relèvent de la géographie ou de la culture. Prenez “le monde islamique”, par exemple. Ses limites semblent juste aussi floues que celles de l’Occident. Est-ce que la Russie fait partie du monde islamique, et, si oui, en entier ? Quid de l’Inde ? Le monde islamique a constamment été en interaction avec d’autres cultures tout au long de l’Histoire. Il se réfère également à une énorme partie du globe aussi complexe que remplie de diversité. Et pourtant, ce terme a une utilité et on ne semble pas avoir trop de problèmes à imaginer le monde islamique en tant que concept.

De façon ordinaire, bien sûr, nous n’avons pas trop de difficultés à utiliser le terme “Occident” non plus. Et cela même si certaines personnes ne tombent pas d’accord sur l’appartenance ou non d’un pays à l’Occident, et même si nous sommes bien au courant que l’Occident n’a pas évolué dans une bulle détachée du reste du monde. Et c’est toujours le cas lorsqu’on réalise que l’Occident est un phénomène complexe englobant un tas de choses différentes.

Les objections à l’idée d’Occident sur lesquelles nous venons de nous pencher semblent assez folles. Peut-être le sont-elles, et dans cette éventualité, nous devrions peut-être nous demander si tous ces arguments visant à présenter ‘l’Occident” comme un concept incohérent n’ont pas plus à voir avec une animosité contre l’Occident et son rôle dans l’Histoire. Dans tous les cas, penchons-nous sur quelques arguments plus solides sous-tendant la thèse d’Appiah que le concept de Civilisation Occidentale ne repose sur aucun fondements.

Pour aller plus loin, l’objection d’Appiah au sujet du concept qui englobe aussi bien “Thomas d’Aquin et Kant” que “Beyoncé et Burger King” n’est pas seulement le manque d’unité entre des choses qui ne sont pas directement liées. Il avance que chercher une unité entre ces choses sous la dénomination de “Civilisation Occidentale” est une forme “d’organiscisme”, qui est, “une vision d’une culture qui ne serait pas un assemblage de fragments disparates mais d’une unité organique. Chaque composant, comme les organes d’un corps, occupant une place précise et essentielle au fonctionnement d’un grand tout”.

La majeure partie de ce que dit Appiah sur l’organicisme est salutaire. Pour Appiah, par exemple, l’organicisme restreint le choix, étant donné qu’il peut conduire les gens à croire qu’il ne peut évoluer que dans le cadre de leur tradition culturelle – l’Occident ou l’Islam. En fait, comme Appiah le dit, “il n’y a pas d’essence occidentale qui puisse arrêter un New Yorkais de toute origine de se convertir à l’Islam si c’est son choix”.

Mais ce n’est pas clair que toute personne évoquant l’Occident est un organiciste, ou que si nous n’aimons pas l’organicisme (ce qui est peut-être souhaitable) nous devrions en conclure que la Civilisation Occidentale n’existe pas. Si on revient sur la définition d’organicisme d’Appiah, on s’aperçoit que celle-ci va bien au-delà de la croyance que “l’Occident existe”. Cela implique la pensée que les différents éléments de la Civilisation Occidentale, d’une certaine façon, fonctionnent ensemble comme un grand tout organique, telles les parties d’un corps.

Mais il est certainement possible de penser que l’Occident et la Civilisation Occidentale sont des concepts utiles sans croire que Bach et Shakespeare sont liés de la même façon que le sont mon cœur et ma circulation sanguine. En fait, je pense que les concepts tels que la Civilisation Occidentale sont utiles, surtout parce qu’ils mettent en avant une importante réalité autour de la façon dont s’est développée la culture globale ; et dans le même temps, je suis d’accord avec Appiah pour dire que la voir comme une sorte de système unifié que chaque membre doit servir est une vision étrange et pernicieuse. Comment ?

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Commençons avec un argument simple autour de la langue. Les mots tendent à conserver leur usage parce que les gens les trouvent utiles, et une des utilités principales est de refléter ce qu’ils pensent être un aspect de la réalité. Si des termes comme “l’Occident” et “la Civilisation Occidentale” sont toujours employés, cela suggère que les gens trouvent qu’ils sont toujours utiles. Mais, bien sûr, il se pourrait qu’ils soient ce genre de termes désignant quelque chose que nous pensons aujourd’hui n’avoir jamais existé, comme “un fantôme”. Est-ce que “l’Occident” pourrait appartenir à cette catégorie ?

De toute évidence, l’Occident n’a jamais vraiment été là au sens matériel du terme tel que le Colosse de Rhodes a été là. Mais ça recouvre une aire (avec des limites floues, pour sûr) dans laquelle la Civilisation Occidentale s’est développée et a prospéré. Ce qui nous amène à se demander ce qu’est la Civilisation Occidentale, et ma meilleure réponse est que cela désigne un groupe de traditions culturelles. Les traditions culturelles pouvant être imaginées ici, en quelques sortes, comme une série de Threads sur Twitter. Un penseur ou un artiste répond à un autre, puis ils reçoivent de nouvelles réponses d’autres, toutes se suivant plus ou moins, ou du moins développant le même thème.

“L’École d’Athènes’ (Raphael 1509-1511). Plusieurs des grands penseurs grecs conversant (de façon anachronique), avec Platon et Aristote au milieu

Pour continuer l’analogie, si vous regardez l’Histoire de la culture globale comme une sorte de Twittosphère, ce que vous verriez est qu’il n’y a eu que quelques groupes principaux de threads pour la majeure partie de l’Histoire connue. Dit simplement, Thomas d’Acquin répond beaucoup plus à Aristote qu’il ne répond à Confucius, et Linji répond beaucoup plus à Bouddha qu’à Jésus. Les critiques de la Civilisation Occidentale écrivent parfois comme si en sélectionnant un livre de la littérature Occidentale au hasard, vous auriez autant de chances d’y trouver des références à Lao-Tzeu qu’à Homer, et c’est tout simplement faux.

Pourquoi ce n’est pas le cas ? Tout simplement à cause des contraintes physiques naturelles dans lesquelles nous avons évolué. On peut concevoir que, si nous avions évolués sur une plus petite planète (ou si nous étions beaucoup plus gros), ou si nous avions développé des capacités télépathiques, alors la culture humaine n’aurait pas formé de groupes civilisationnels distincts. Au lieu de cela, pour la majeure partie de l’Histoire de l’Humanité, les humains furent sévèrement contraints dans le choix des personnes avec qui discuter et des livres qu’ils pouvaient lire simplement dû à la vitesse lente du développement technologique et des distances les séparant. Il en résulta l’émergence de différentes sphères culturelles possédant leur propre groupe de conversations.

Le fait que le monde se soit développé de cette façon n’est pas simplement une affaire d’intérêt historique. Cela a également un impact sur la façon d’approcher les cultures du monde entier lorsqu’on veut les étudier nous-même ou les enseigner aux autres. Il est intéressant de comparer les différents threads de la culture humaine. Mais si vous essayez d’aider quelqu’un à lire et comprendre Le Paradis perdu, il sera de toute évidence plus utile d’avoir lu Énéide, que Yi Jing. Ce qui n’enlève rien à la qualité de Yi Jing, ils appartiennent simplement à des conversations différentes.

Appiah a raison de dire que ça n’a pas de sens de nous limiter aux traditions individuelles aujourd’hui. Mais il a tort de penser que cela signifie que les civilisations n’ont jamais existé. Qu’on l’aime ou non, elles ont existé. Et si on veut les comprendre, nous devons continuer de reconnaître ce fait. Cela implique de remonter le thread amenant au Confucianisme ou au légisme. Et cela implique également de continuer à guider les étudiants au travers des différents threads qui, ensemble, ont fait la Civilisation Occidentale. Parce que la Civilisation Occidentale, dans ce sens, existe assurément.

James Kierstead est maître de conférences en études classiques à l’Université Victoria de Wellington et coordinateur actuel d’Heterodox Classics. Suivez-le sur Twitter @Kleisthenes2.

2 comments
  1. Oui, et c’est exactement pour les même raisons que les “races” existent, même si en revanche, il n’y a pas de hiérarchie au sens biologique. Cette notion de hierarchie provient d’une époque chrétienne ou les gens voulaient plaquer la “hierarchie céleste” (fumisterie) sur les être vivants, ce qui est idiot. L’organicisme permet de mieux comprendre cette absence de hierarchie : le cerveau n’est pas “supérieur” au coeur ou au reins, on a besoin de chacun pour vivre. L’humain n’est pas supérieur aux insectes ou aux plantes, du point de vue biologique.
    La notion de race indique que des peuples, qui se sont très peu “mélangés” pendant des milliers d’années et qui ont vécu dans des environnements fort différents ont évolué différemment. En schématisant : les subafricains ont évolué différemment dans leur climat tropical que les hommes du désert (maghreb/machrek), que les hommes des forêts (les européens).
    Et cela même si la notion de race est a contours flous, bouge dans le temps. De plus c’est corroboré par les études sur les haplogroupes qu’on peut regrouper par similarité génétique en “groupe biologiques” (qui correspondent peu ou prou aux anciennes “races”) et par les statistiques sur les peuples.
    ==== l’occident, quel qu’il soit, est l’émanation de la race européenne.

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