S’il y a bien une région du monde qui déchaîne les passions et les fantasmes, c’est bien le Proche-Orient. L’actualité nous rappelle régulièrement à quel point les soubresauts dans cette région peuvent nous impacter. Régulièrement encore, l’attaque dont ont été victime 2 pétroliers au large du détroit d’Ormuz, démontre comment ô combien cette région est stratégique. Pourtant, on entend très peu de choses pertinentes de la part de nos politiques sur cette partie du monde alors qu’ils sont censés avoir une vision géostratégique. Ce n’est pas faute d’avoir des gens réellement compétents sur la question comme Georges Malbrunot, Gilles Kepel ou encore Arnaud Lacheret qui nous a fait l’honneur de répondre à quelques questions. Il nous livre une vision de terrain, bien loin des discours convenus et prêts à penser des cabinets politiques.
Il nous semble nécessaire de nous débarrasser des clichés et des formules toutes faites que l’on entend trop souvent dans la bouche de nos politiques sans l’ombre d’un argument. Car le Proche Orient est en constante mutation. Et si vous pensiez avoir compris ce qui se tramait là-bas, c’est que justement vous n’avez rien compris.
Condor – Bonjour, vous êtes l’auteur d’un livre remarqué sur les banlieues, pouvez-vous nous en dire plus?
Arnaud Lacheret – Il part d’une volonté de raconter ce que j’ai vu et fait pendant 3 ans lorsque j’étais chef de cabinet du Maire d’une banlieue lyonnaise sous l’angle de la gestion du fait religieux et communautaire. En France, la loi sur la laïcité ne permet pas de faire grand-chose et pourtant, souvent, le Maire doit agir, que cela soit sous pression que pour réguler les choses et faire revenir la République dans les quartiers.
J’ai utilisé ma méthode d’observation favorite qui est celle de l’observation participante, en racontant et décrivant ce que j’avais vu et en 12 chapitres qui sont autant de cas pratiques, j’essaie de définir comment, en « bricolant » et en étant souvent à la limite de la légalité, nous avons pu faire avancer la République. Pour autant, ce livre, s’il parle beaucoup de la religion musulmane n’est absolument pas contre l’islam ou les musulmans. Il pose le problème rencontré par d’innombrables acteurs locaux : comment faire respecter les lois de la République là où elles ne le sont plus depuis longtemps sans justement heurter quiconque.
C’est cela que nous nous sommes efforcés de faire, rencontrant un succès, au moins électoral qui demandera à être confirmé. Ce livre, que j’ai nommé « Les territoires gagnés de la République ? » essaie d’abord de montrer qu’en étant ferme sur les valeurs Républicaines dans les quartiers, on peut gagner des voix et que les élus locaux ne sont pas condamnés aux accommodements et compromissions. Parallèlement, le lecteur découvrira à quel point cette problématique religieuse est omniprésente dans le travail quotidien d’un élu de banlieue, obligé de prendre parfois de gros risques pour que ça tienne. Le Maire ne dispose souvent que d’informations parcellaires et biaisées, ce qui rend les arbitrages toujours risqués.
Bref, ce livre est sans ambition nationale particulière, mais il se veut un retour au terrain et les quelques lecteurs et commentateurs médiatiques ont eu tendance à le trouver utile.
C’est d’ailleurs cette méthode, que je vais développer et rendre plus « qualitative », que j’utilise pour le prochain livre, qui est une étude sur la « modernité arabe » qui sera notamment vue au prisme des valeurs développées par les femmes managers dans le Golfe.
La péninsule arabique jouit d’une triste réputation en France. On a souvent l’image du bédouin ultra-religieux qui vit de pétrodollars et qui vient s’encanailler dans nos capitales occidentales. Quelle est la réalité sur place?
J’ai la chance d’être un des quelques expatriés qui travaille, vit et ne fréquente quasiment que des locaux. Mes collègues, mes étudiants, mes contacts professionnels sont des ressortissants nationaux des Etats du Conseil de coopération du Golfe. A cet égard, j’ai une vision un peu différente de celle de beaucoup d’Occidentaux, qui a également ses défauts puisque en étant plongé constamment dans cette ambiance, je développe une affection particulière pour eux qui peut aussi affecter mon objectivité.
C’est pour cela que très rapidement après ma prise de fonction, cette image caricaturale que je pouvais avoir a été déconstruite car elle ne correspondait pas à ce que je voyais. Nous sommes dans des sociétés – et je pense à la société saoudienne en particulier – qui bougent et évoluent très vite (toutes choses égales par ailleurs) et où l’on mute d’un mode de vie traditionnel à un mode de vie plus hybride, que je nomme la “modernité arabe”.
La réalité est que les habitants des monarchies du Golfe n’ont pas les mêmes références culturelles que nous et que nous les regardons avec nos yeux d’Occidentaux. Ces dernières années, la région est engagée dans une transition gigantesque d’une économie basée sur le pétrole, un secteur public gigantesque et un Etat providence très généreux avec les nationaux, vers une économie diversifiée, davantage orientée vers le secteur privé avec un contrôle accru de la dépense publique.
Le fait que ces pays soient des monarchies traditionnelles est un avantage relatif dans cette conduite du changement puisque le processus de décision est en apparence plus simple – en apparence seulement.
Ce que je vois donc, c’est un appel d’air des jeunes et des moins jeunes vers le secteur privé, vers l’enseignement supérieur, vers l’entrepreneuriat et même vers des métiers considérés comme moins « nobles ». Une école de management hôtelier française vient d’ouvrir à Bahreïn et est parvenue à faire le plein de nationaux, ce qui aurait été impensable auparavant. De même, parmi les participants au MBA que je dirige, j’ai certes des cadres dirigeants, mais aussi des salariés qui occupent des positions de cadres moyens, voire d’employés de bureau et ces populations cohabitent très bien. Je suis par ailleurs assez souvent sollicité par des entrepreneurs locaux qui souhaitent se développer sur place et cherchent des partenaires occidentaux : ce sont des choses très encourageantes qui s’ajoutent – je le répète – à une mentalité plutôt attachante.
Au niveau religieux, c’est une autre affaire. Si des pays comme Bahreïn ou les Emirats Arabes Unis insistent souvent sur leur caractère ouvert et multi religieux bien que l’islam y soit la religion officielle, ce n’est pas le cas de l’Arabie Saoudite. Toutefois, et cela apparaît clairement quand on l’observe, l’islam n’est pas le seul moteur de l’identité arabe, loin de là.
Je donne des cours dans plusieurs programmes et universités où 100% des étudiants sont musulmans et je n’ai jamais eu de problèmes lorsque sonne la prière (globalement, personne ne demande à prier), je n’ai jamais rencontré de réticences à évoquer tel ou tel sujet. Même la mixité se fait assez naturellement dans mes classes. Disons que cette obsession musulmane que l’on retrouve volontiers chez les commentateurs occidentaux (et même chez certains qui habitent ces pays) ne me saute pas aux yeux ici, loin de là.
Depuis l’an 2000, la région a vu l’émergence de grands centres économiques futuristes comme Doha, Dubaï ou Abu Dhabi. Les dirigeants de ces pays sont résolus à emmener leurs peuples à marche forcée vers une économie plus diversifiée et insérée dans la mondialisation. Cela se fait-il sans résistance?
Alors je ne perçois pas une quelconque résistance mais il faut dire que je suis là pour former ces élites économiques qui vont conduire le changement. Ce dont je peux témoigner, c’est que la technologie fait rêver même si elle n’est pas encore tout à fait maîtrisée. Les occidentaux connaissent fort bien les villes assez futuristes des Emirats Arabes Unis ou du Qatar, mais même l’Arabie Saoudite a résolument pris ce chemin. On connait le projet NEOM bien entendu, cette ville futuriste au nord du pays qui nécessite des investissements titanesques, mais qui est sur le papier un concentré de technologies et d’une forme de modernité.
Cette marche forcée est plutôt appréciée par les habitants que je croise qui sont bien conscients des limites du système du tout pétrole et qui sont souvent beaucoup mieux informés qu’on ne l’imagine. Je ne perçois donc pas de résistance, mais plutôt une prise de conscience d’être dans une course contre la montre qui n’est pas gagnée.
Il y a un changement massif des mentalités et surtout une augmentation sans précédent des dépenses d’enseignement supérieur et de formation professionnelle pour que la population locale puisse être au rendez-vous. Clairement, cette course n’est pas gagnée. Elle n’est pas perdue non plus et les investissements dans la formation sont massifs, parfois un peu désordonnés et d’une cohérence qui pourrait être plus grande. Je reste un libéral et j’imagine que tout cela va s’équilibrer et que la demande finira par trouver l’offre correspondante.
La seule vraie résistance, si l’on peut appeler cela ainsi, c’est dans la nationalisation des emplois. Beaucoup de locaux n’avaient pas l’habitude de travailler dans le secteur privé, voire pas l’habitude de travailler du tout. La politique de saoudisation des emplois impose des quotas très élevés d’emplois de nationaux dans les entreprises privées, y compris de petites tailles. Aujourd’hui, dans les hôtels, les restaurants, en Arabie Saoudite, on trouve du personnel national. C’est précisément ce qui crée cette résistance puisqu’il y a une révolution des mentalités à achever pour convaincre les Saoudiens que travailler dans certains secteurs est parfaitement acceptable socialement. Aujourd’hui par exemple, si vous êtes dans le secteur du recrutement, des enseignes vous paieront très cher si vous leur trouvez des Saoudiennes ou des Saoudiens prêts à travailler chez eux.
L’autre aspect est la féminisation des emplois qui devient une priorité de la région. J’ai souvent des entreprises ou des services publics d’Arabie Saoudite qui se renseignent pour savoir dans quelle mesure je peux former leur personnel féminin. C’est très nouveau et très encourageant : depuis deux ans, nous recrutons au sein du MBA des femmes cadres de très bon niveau de nationalité saoudienne qui s’inscrivent dans cette démarche et qui sont souvent les meilleures prescriptrices, incitant leurs collègues à rejoindre le programme.
Il y a quelques semaines, avec le directeur des executives MBA de l’Essec qui est notre partenaire académique, nous avons été invités par une étudiante de 35 ans, DRH d’un très grand groupe, à un rendez-vous privé avec l’un des propriétaires de l’entreprise, un jeune homme saoudien. Après une heure de discussion, ce patron de la holding qui doit employer 10 000 salariés a pris congé et nous a laissé régler les détails avec sa DRH. Ce genre de scène est assez inimaginable en France : deux Occidentaux laissés pour négocier un gros contrat avec une jeune femme de 35 ans. Ce n’est pourtant pas si rare ici.
Il est clair que l’évolution du statut professionnel des femmes est l’élément le plus visible du changement et que je suis en première ligne pour l’observer. C’est très rafraîchissant et encourageant pour quelqu’un qui veut donner du sens à son travail.
Ces pays, notamment le Qatar, semblent très intéressés à investir massivement dans l’hexagone. Pourquoi ?
Pour cause de crise, je n’ai pas beaucoup de relations avec le Qatar, mais d’autres ont écrit sur le sujet. Leurs motivations s’inscrivent d’abord dans le cadre des investissements et de la diversification mais certaines personnes leur prêtent une visée politique avec un petit air de soft power. Après, il faut voir aussi que nous aussi, Français, investissons beaucoup dans ces régions et y sommes présents. Nous vendons du matériel militaire bien entendu, mais également des avions de ligne, la plus grande chaîne de grande surface sur Bahreïn est Carrefour, notre industrie hôtelière est omniprésente, nous avons la Sorbonne à Abu Dhabi, le Louvre bien entendu et – vraiment – d’autres très importants investissements privés locaux.
Après, nous avons du mal à les considérer comme des partenaires commerciaux et économiques classiques et pourtant, ce qu’ils font est assez rationnel : pour sortir de la dépendance au pétrole, ils investissent. Les palaces parisiens, la rue de la République dans le centre de Lyon (par un fonds émirien) et de nombreuses autres prises de participation dans des entreprises françaises n’ont aucune visibilité politique, mais économique. Il faut les distinguer des opérations telles que le rachat du PSG ou les investissements dans des lieux de culte musulmans, qui ne répondent pas aux mêmes impératifs, convenons-en.
Et puis il y a ce point essentiel dont nous ne sommes pas vraiment conscients : la France a la cote ici. Vraiment. Quand on parle d’Europe à un Arabe du Golfe, deux pays reviennent : le Royaume-Uni et la France. On a tendance aussi à caricaturer et à se dire que pour eux la France n’est qu’une destination touristique, or c’est plus complexe que cela. Il y a un vrai attrait pour tout ce qui est français ici, et cela va bien au-delà de la mode et du luxe.
Des pays comme l’Allemagne ou l’Italie arrivent bien après lorsque l’on discute avec des locaux et je pense sincèrement que les Français ne parviennent pas à être suffisamment conscients de cet amour que les Arabes de la région portent à notre pays. C’est aussi une question de vision : nous voyons cette région avec une grande méfiance, ce qui est légitime, mais elle mérite un deuxième coup d’œil. Les Français qui vivent ici ne sont jamais interrogés, jamais questionnés et la plupart des nouvelles qui paraissent sur la région portent sur des considérations géopolitiques et religieuses qui sont souvent très orientées. C’est très dommage car nous avons un coup à jouer – et nous le jouons plutôt bien malgré la somme d’obstacles psychologiques que l’on s’efforce de mettre sur notre chemin.
On présente souvent cette région comme un terreau de l’islamisme radical. Pourtant, d’expérience, les choses sont beaucoup plus nuancées, qu’en est-il réellement ? Est ce que les choses évoluent de ce côté ?
Soyons clairs, nous sommes dans une région musulmane. C’est même le berceau de l’islam et cela se voit. Les femmes sont majoritairement en vêtement traditionnel, les niqabs sont loin d’être rares en Arabie Saoudite et même au Bahreïn, il y a des mosquées partout et les hommes revêtent souvent la robe arabe traditionnelle ainsi qu’une coiffe fort reconnaissable.
Celui qui passe ici quelques jours et reste dans un milieu social très occidental aura forcément une grille de lecture très « musulmane » de la situation. Or c’est selon moi un biais de compréhension, dû notamment à notre vision de la pratique de l’islam en France qui est majoritairement d’origine nord-africaine.
Ici, l’islam et la culture sont mêlés et curieusement, une vraie distance avec la religion peut se faire dans un cadre privé. C’est compliqué à expliquer, mais le contrôle social est ici, selon moi, plus important que le contrôle religieux, ce qui fait qu’un sens critique peut se développer, tout en restant dans un certain cadre. Lorsque l’on parle avec des musulmans ici, il n’y a pas cette agressivité sous-jacente que l’on peut percevoir chez certains d’entre eux en France. Mais c’est aussi culturel, un Arabe du Golfe a souvent une certaine sagesse dans son comportement, une certaine sérénité dans son rapport à l’autre. Il y a rarement des éclats de voix dans les conversations, rarement un mot plus haut que l’autre, ce qui est à la fois agréable et troublant pour un Latin.
Cela étant, on comprend aussi comment, rapidement, l’islam radical peut faire son terreau dans cette région et en toute honnêteté, les signaux que je perçois de la part des pouvoirs publics sont très encourageants. La lutte contre le terrorisme est réellement implacable ici et d’une intensité que l’on ne peut pas imaginer chez nous, pour plein de raisons, la première étant qu’ils en souffrent tout autant que nous, voire plus et qu’il y a une vraie interrogation sur les raisons qui font que certains d’entre « eux » basculent.
On va me dire que je suis résolument optimiste et je le suis sans doute un peu, mais réduire ces pays à la religion de leurs ressortissants est une erreur d’analyse que me confirment les personnes avec qui je mène des entretiens qualitatifs. Quand on demande à des personnes de la classe moyenne ou moyenne supérieure quelle est la source du conservatisme, ils ne répondent pas spontanément la religion mais bien davantage la culture traditionnelle, et parfois la culture tribale.
Les Saoudiens ne sont pas différents en terme de mentalité. Ils sont évidemment musulmans et le revendiquent mais leur pays est rythmé par la religion, les commerces et bureaux ferment lors des appels à la prière, la quasi-totalité des lois sont d’essence religieuse mais justement, cette omniprésence permet aussi une certaine sérénité pour ceux – et ils sont plus nombreux qu’on ne le croit – qui bénéficient d’une éducation supérieure, et on peut avoir des discussions très ouvertes et enrichissantes. Ces gens sont conscients d’être dans un processus de changement profond, ils savent en être à la fois les sujets et les objets et en parlent très librement. Dans ce monde où tout doit aller très vite, ce changement de rythme est assez stupéfiant, mais pour autant, les mentalités évoluent vraiment.
Je vais d’ailleurs aller plus loin dans la réflexion : essentialiser ces gens et ces pays en les réduisant à leur seule religion, c’est adopter le même mode de réflexion que ceux qui justement sont les chantres de l’islamisme politique et souhaitent que nous réfléchissions ainsi.
La région est tristement réputée en matière de terrorisme. Dans l’imaginaire collectif, des régimes comme l’Arabie Saoudite ou les EAU financent, ou ont financé le terrorisme, mais quelle est la réalité?
Des journalistes et des chercheurs ont fait, et font toujours des recherches là-dessus et il m’est compliqué d’avoir un avis tranché, même si j’ai tendance à croire Christian Chesnot et Georges Malbrunot ou encore Gilles Kepel sur ces sujets et penser que tout cela est derrière nous.
Ensuite, on peut aussi penser rationnellement, ou en tout cas s’y efforcer. Dans le cadre de la mondialisation et de l’ouverture voulue par ces régimes, est-ce dans leur intérêt de jouer avec le feu ? Dans un monde où l’image est si importante et où le moindre événement joue sur des décisions d’investissements et où les arbitrages dépendent du moindre détail, peut-on imaginer réellement que ces régimes jouent ce jeu ?
J’ai vraiment tendance à croire les experts en la matière qui nous indiquent que ces dérives n’existent plus depuis longtemps. Ces Etats ont intérêt à la stabilité, surtout dans le cadre de la mondialisation, ils ont un intérêt à trouver le chemin d’une modernité arabe et franchement, je ne suis pas pessimiste concernant cette voie.
Depuis 2017, une crise diplomatique profonde oppose 2 camps, l’un mené par l’Arabie Saoudite, qui a imposé un blocus commercial au Qatar, pouvez vous nous expliquer les raisons et comment se déroule ce blocus ?
Honnêtement, ma position et mon statut ne me permettent pas vraiment de commenter cela. D’un point de vue plus concret, les relations sont coupées de façon assez abruptes mais des signaux faibles semblent indiquer que le dialogue n’est pas rompu. Par exemple, les Qatariens sont toujours présents aux sommets du GCC, ils étaient présents au sommet de La Mecque en juin, il est difficile d’imaginer qu’il n’y ait absolument aucun contacts et que personne ne travaille en haut lieu sur ce sujet.
D’un point de vue économique, la différence n’est ici pas vraiment perceptible mais il faut dire que je n’ai connu que le blocus, nous sommes arrivés un mois après le début de la crise. Ensuite, réduire le blocus à l’Arabie Saoudite est un peu trop simple aussi. Le Royaume n’est pas le seul Etat à en être partie prenante, même si c’est le plus visible.
Comment expliquer qu’en France nous sommes incapables de voir clairement les enjeux et les camps qui se dégagent de cette région?
J’explique souvent à mes étudiants que la géopolitique est autant une affaire de communication que de force et là, nous sommes en plein dedans. D’abord parce que notre immigration n’est pas du tout en provenance du Golfe et que les leaders d’opinion musulmans de France ont souvent un point de vue très orienté et qui ne tend pas à assainir le débat. Des Gilles Kepel ou des Georges Malbrunot tentent de donner des explications mais sont souvent assez inaudibles et victimes de cette « guerre de l’image » qui fait passer leurs messages en second plan par rapport à des représentations qui sont souvent biaisées.
Il suffit de regarder l’histoire de notre pays et de ses relations vis-à-vis des principaux acteurs de la région pour aisément comprendre que le chemin est long avant d’être capable d’avoir un dialogue dépassionné sur le sujet. Personnellement, je fais partie de ceux qui observent sereinement cette lutte d’influence entre de multiples versions qui essaient d’expliquer l’Orient compliqué mais je suis toujours très surpris des réactions de mes propres amis, de ma famille en France qui malgré ce que je leur raconte de ma vie quotidienne, restent dans des clichés assez réducteurs.
Mon épouse va parfois en Arabie Saoudite dans le cadre de son travail et, par exemple, elle n’a jamais mis de voile tout simplement parce que son port n’est pas une obligation. J’ai beau le dire et le répéter autour de moi, les gens acquiescent mais ne peuvent y croire et quelques semaines après, on me demande encore si ma femme n’a pas de problèmes dans le Golfe à cause du voile alors qu’il n’est obligatoire nulle part ! Si moi-même, je ne suis pas en mesure de convaincre ma propre famille d’un si léger détail qui apparaît anecdotique pour tout expatrié, comment peut-on imaginer un discours équilibré à l’échelle de tout un pays ? Ça laisse une idée du chemin intellectuel à parcourir pour que l’on puisse observer cette région de façon un peu plus rationnelle.
Mohamed Ben Salmane est devenu le nouvel homme fort de Ryad, il a mené plusieurs réformes progressistes visant à extirper son pays d’un certain archaïsme, pouvez-vous nous présenter le personnage? Sa vision ? Son projet ?
Alors je vais m’efforcer de ne pas sortir de ma réserve mais quand on parle avec des Saoudiens de MBS, y compris des Saoudiens qui parlent très librement, il y a clairement un vrai enthousiasme. Cet enthousiasme ne manifeste pas une adhésion à un projet particulier mais davantage sur l’idée même de changement. Les Saoudiens que je côtoie ont entre 25 et 50 ans et mon impression et qu’ils s’identifient beaucoup à leur Prince Héritier.
Dans le même temps, ce changement les effraie et on peut le comprendre, il y a tout un pan de tradition, de culture, de religion, qui bouge et ce mouvement est autant dans les têtes que visible à l’extérieur. Souvent, au cours des entretiens, on entend dire que les choses vont vite, qu’ils ne savent pas si le pays est prêt, mais qu’ils sont disposés à prendre le risque. Et clairement, tout cela se rattache à la figure de MBS.
Voilà pour ce qui est de sa représentation, de son incarnation d’une forme de changement, de modernité dans une société qui reste très traditionnelle et conservatrice. A ce titre, ce symbole qu’il incarne apparaît très utile. Sur les autres aspects, je ne me permettrais pas de commenter davantage.
Dans le cadre de la course aux nouvelles technologies et aux métiers de la finance, nombreux sont les pays du Golfe à tout faire pour attirer les jeunes cerveaux occidentaux avec des salaires et une fiscalité plus qu’avantageux. Dans les faits, est ce que cela n’est pas trop dur eu égard à la différence de culture ?
Il est clair que les pays du Golfe tentent d’attirer les jeunes talents mais détrompons-nous, le changement dont je parle fait qu’ils essaient aussi de former leurs jeunes et leurs cadres pour éviter justement de payer des expatriés à prix d’or. C’est dans ce processus que je suis engagé. Cependant oui, les monarchies du Golfe demeurent encore un eldorado pour les talents occidentaux.
Après, la différence culturelle est importante et ne doit surtout pas être limitée à la religion. Oui, l’islam est la religion d’Etat dans les 6 monarchies du Golfe, mais à la limite, un français ne sera pas si dépaysé que cela : on commence à connaitre la religion musulmane en France et en poussant le raisonnement, à part en Arabie Saoudite, il n’y a pas lieu d’être très choqué. Par contre, culturellement, les sociétés sont plus traditionnelles et conservatrices, au-delà du seul facteur religieux. Cela a son charme, personnellement, je trouve cela passionnant, mais je comprends que d’autres, et ils ne sont pas rares, aient un peu de mal. On fait peu de démonstration d’affection en public, on n’élève pas la voix, il y a des codes culturels assez différents des nôtres, la notion de droits fondamentaux est différente. Ce qui surprend aussi, c’est une forme de sérénité, pour ne pas dire de noblesse chez les locaux qui surprend un peu et qui est évidemment renforcée par les vêtements traditionnels, robe blanche et coiffe chez les hommes et souvent abaya noire chez les femmes. De même, on aura aussi quelques difficultés à se « faire » aux arabes du Golfe car ils sont souvent très différents des maghrébins que l’on aura pu croiser en France et avec qui on fera pas mal d’impairs en les confondant …
De même, l’univers de travail est souvent fortement international et il faut s’y habituer. Je suis un peu un cas exceptionnel puisque mon université ne compte que des arabes ou presque, mais la plupart des expatriés sont dans un creuset où les cultures sont très différentes, y compris en terme de travail. Il faut aussi s’habituer, dans le cas de pays comme les Emirats Arabes Unis ou le Qatar, à ne voir que très peu de locaux puisque la majorité de la population est composée de personne issues du sous-continent indien qui occupent souvent des fonctions subalternes mais qui sont parfois médecins ou ingénieurs. A cela, il faut ajouter la chaleur et le fait que pendant presque 6 mois, sortir dehors est quasiment impossible. Bref, c’est un univers auquel parfois, des expatriés ne s’habituent jamais vraiment.
Et pourtant il va falloir que nous investissions ces pays et notamment le plus grand d’entre eux, l’Arabie Saoudite. Quand on prononce ce nom en France, on a souvent des réflexes conditionnés et on ne cherche pas à creuser plus que cela tant cette destination peut paraître effrayante. Pour autant, c’est le pays qui certes part de loin, mais change le plus rapidement et c’est le pays qui potentiellement, a le plus besoin de talents occidentaux pour se développer et accompagner le changement. C’est là que la fossé culturel peut être dramatique et qu’il faut s’y préparer mais mon exemple est mauvais car nous nous sommes parfaitement intégrés et avons facilement compris cette mentalité, y compris ses aspects les plus conservateurs. Il ne faut pas non plus mésestimer les interlocuteurs locaux et surtout, si je puis me permettre, se garder de prendre pour argent comptant les conseils de personnes qui ont tenté l’expatriation il y a ne serait-ce que quelques années : le changement est véritablement très rapide et nous nous heurtons souvent à l’incompréhension d’amis qui étaient sur place il y a 10 ans et ne peuvent imaginer à quel point ces pays ont évolué.
NDLR : l’embargo strict dont est victime aujourd’hui le Qatar trouve son origine le 5 juin 2017, date à laquelle l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, l’Égypte et Bahreïn l’ont accusé de soutenir pêle-mêle l’Iran, les frères musulmans, le Hezbollah, le Hamas, Daesh et Al Qaeda. S’ensuit une crise diplomatique intense qui débouche sur la rupture des relations diplomatiques et un blocus strict de ces pays par rapport à tout échange commercial avec le Qatar – même les avions de la compagnie Qatar Airways sont obligés de contourner les espaces aériens des pays concernés – ainsi que l’arrêt des retransmissions de la fameuse télé qatarienne Al jazeera. Notons également que les pays appliquant l’embargo mènent des campagnes contre le terrorisme extrêmement dures et brutales que plusieurs pays ouest-européen jugent “contraire aux principes des droits de l’Homme”. Les prêches dans les mosquées sont par exemple vérifiés auparavant par les gouvernements en place afin qu’ils ne contiennent aucune mention au djihadisme ou susceptible de porter atteinte aux régimes en place alors qu’en France ou au Royaume-Uni, les prêches sont totalement libres ce qui occasionnent souvent des débordements.