Norbert Wiener est un mathématicien reconnu pour la fondation de la cybernétique qu’il développe dans son essai « cybernétique et société » comme une théorie du langage. C’est l’étude des mécanismes d’information des différents systèmes, cherchant une loi universelle de la communication. Inspiré du grec kubernân pour « gouverner », il s’agit traditionnellement de « la science du gouvernement des hommes. »
Si les applications de sa thèse sont particulièrement nombreuses et reconnues en sciences dures, telles que l’informatique, la robotique ou la domotique, peu se sont penchés sur son analyse du Droit, de laquelle ressort quelques réflexions pertinentes malgré le ton globalement profane de l’intéressé.
« On peut définir la loi comme le contrôle moral appliqué aux modes de communication, tels que le langage, particulièrement lorsque ce caractère normatif se trouve contrôlé par une autorité assez solide pour donner à ses décisions une sanction sociale efficace. C’est l’art d’ajuster les « assemblages » reliant la conduite des divers individus, de façon à permettre l’accomplissement de ce que nous nommons la justice et à arbitrer, sinon à éviter, les différends. Ainsi la théorie et la pratique de la loi entraînent-elles deux séries de problèmes : ceux de son but général et de sa conception de la justice, et ceux de la technique par laquelle ces notions de justice peuvent être appliquées. » (cybernétique et société, Norbert Wiener)
L’universalisme du Droit d’essence libérale
En tant que libéral, Wiener considère que l’on ne peut affirmer comme norme juridique que celles strictement nécessaires au bon fonctionnement de la justice. Il justifie sa posture par la devise de la Révolution Française « Liberté, Égalité, Fraternité » conçue ici comme « la liberté pour chaque être humain de développer en pleine indépendance la mesure totale des possibilités humaines qu’il incarne ; l’égalité en vertu de laquelle ce qui est juste pour A et pour B sont interverties ; et une bonne volonté d’homme à homme qui ne connaît d’autres limites que l’Humanité. » (cybernétique et société, Norbert Wiener)
Pour résumer, le droit selon Wiener se doit d’être limité au strict nécessaire, et tendre vers un traitement identique en fonction des cas et étendue avec universalisme.
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Le premier livre de NIMH
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Pour appliquer ses normes, le droit se doit d’énumérer et d’exprimer des libertés et des interdits. Ici entre en compte la cybernétique. Un droit efficient se doit d’exprimer clairement son prédicat, la forme ne pouvant se permettre d’être trop obscure au risque de réduire l’efficacité par l’apparition de perturbations pouvant aboutir à des différences de traitement en fonction des magistrats.
Wiener prendra l’exemple d’un contrat. Si les termes d’un contrat sont clairs, les risques et gains potentiels ainsi que les missions à exécuter seront prévisibles, compréhensibles, et le litige réglé de façon efficiente. La question de l’équitabilité du contrat sera laissée à l’estimation des contractants. Si le contrat est obscur, il n’aura pas lieu ou sera renégocié. Mais si certains termes paraissent si imprécis que seul un spécialiste du droit peut les saisir, alors le contrat se produit dans une zone obscure d’incompréhension laissant l’opportunité au plus compétent d’en tirer un avantage important. Le langage juridique ne devient donc plus un amas d’informations destinées à la cohérence de traitement dans les affaires contractuelles mais un mécanisme de substitution du bien d’autrui à son profit, la compétence et la capacité de traduction du langage s’opposant à l’universalité propre au droit, d’où découle son inefficience.
Ainsi, Wiener se fait soutien d’un projet en vogue actuellement en France : l’intelligibilité de la loi.
L’idée est assez simple. La Loi étant l’expression de la nation passant par les parlementaires, il paraît nécessaire que les contribuables puissent également la comprendre. (D’autant plus que « nul n’est censé ignorer la Loi ».[1])
Le Droit ayant été depuis longtemps capté par une petite caste de « traducteurs » (justifiant le statut particulier des juristes, les premières années de Droit se rapprochant énormément d’un enseignement purement sémantique) cette logique inintelligibilité tend à substituer la matière des spécialistes envers les profanes. L’on perd en jargon et en capacité d’interprétation ce que l’on gagne en clarté. Le Droit français disposant d’une grande culture de la jurisprudence (tout du moins depuis la IIIeme République) cette obscurité était censée permettre aux magistrats de s’adapter et de moduler leurs jugements, au risque de traiter de façon inégalitaire une même affaire en fonction du juge en charge.
Wiener considère qu’un droit réellement juste devrait aboutir à une situation telle qu’un jugement particulier rendu par un juge A soit identique à celui rendu par un juge B dans une situation similaire, mais a conscience que ceci demeure plus « un idéal qu’un fait accompli. » Cependant, nous pouvons faire remarquer que cet idéal est déjà partiellement un fait accompli en matière contraventionnelle. Au fond, un radar n’est rien d’autre qu’un juge automatique délivrant ses sanctions sur un fondement objectif et non soumis à interprétation, à savoir la vitesse d’un véhicule sur un référentiel géographique clos.
Dans la continuité de ces magistrats robots, nous devons faire remarquer que l’Avocature est en train de voir arriver les premiers robots juristes, expérimentés aux Etats-Unis. Tout comme Montesquieu voulait limiter les juges à être « la bouche de la loi » nous pouvons tout à fait imaginer qu’une intelligence artificielle future connaissant parfaitement le droit français (simplifié de telle sorte à être intelligible, mais suffisamment vaste pour englober toutes les possibilités annexes) saurait aboutir à cette impartialité absolue.
Ainsi, pour un litige concernant un bien A brisé par un individu B du fait de la responsabilité d’un individu C, la situation peut demeurer chaotique, et nécessiter un spécialiste qui aurait à identifier la situation juste : le juge. Mais dans le cas où le droit se fait assez précis, alors le simple acte de contracter suffirait à prévoir ces situations. Ici, Wiener défend les clauses particulières et l’autonomie des contrats privés sur l’intervention judiciaire, au moyen d’un langage corrélant simplicité et efficacité. Ainsi, la compréhension instantanée d’un risque plus élevé saurait se traduire par une hausse des tarifs préexistant à la contraction.
« L’absence d’ambiguïté, le précédent et une claire tradition d’interprétation l’emportent sur la valeur d’une équité théorique, particulièrement en ce qui concerne la répartition des responsabilités. » (cybernétique et société, Norbert Wiener)
La nécessité de la sortie du droit subjectif au profit d’une rigoureuse objectivité
Pour que ce Droit cybernétique soit efficace, il faudrait sortir des normes abstraites afin de se concentrer sur le contenu réel du contrat, se rapprochant de l’école de l’ordre concret faisant découler le droit d’une organisation concrète justifiant l’apparition d’un droit, plutôt que l’organisation comme issue d’une théorie juridique pré-existante.
Pour autant, certaines lois bien conçues demeurent injustes en empêchant le bon transfert de l’information. C’est le cas de l’emprisonnement pour dette, condamnant un individu endetté à demeurer dans une situation dans laquelle il est incapable d’engendrer un revenu, tant qu’il n’a pas remboursé sa dette, soit un paradoxe se traduisant par une incarcération ad infinitam du fait même de l’application du droit.
Rappelant l’importance du langage, Wiener précise que les prérequis de la responsabilité légale implique une communication similaire, sans caractère équivoque, prenant pour exemple les américains qui pensaient acheter la terre aux amérindiens là où ces derniers, ne disposant pas de mot pour la « propriété individuelle », ne pensaient céder qu’un droit de chasse à ces derniers.
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C’est en droit pénal que Wiener se lance dans une diatribe. Il croit percevoir dans le Droit pénal américain une conception quadripartite cherchant à la fois l’expiation, la réforme, le découragement des criminels ou la protection de la société. Ces quatre objectifs correspondent à des normes sémantiques différentes auquelles correspond un contenu différent (Métaphysique, Social, Dissuasion, Sécuritaire) qui ne peut découler sur des termes communs au risque de rendre la polysémie chaotique et sensible à l’interprétation de chacun.
« Un code basé pour un quart sur le préjugé britannique du XVIIIeme siècle en faveur de la pendaison, pour un quart sur la relégation du criminel au ban de la société, pour un quart sur une politique incertaine de réforme, et pour un quart sur la politique de pendre un corbeau mort pour effrayer les autres, ne nous ménera nulle part. » (cybernétique et société, Norbert Wiener)
Un exemple de ce problème apparaît dans le droit français vis-à-vis de la notion de légitime défense, nécessitant notamment une réponse « proportionnelle », la proportionnalité de certains jugements considérant qu’une défense par une arme à feu se justifie vis-à-vis d’un homme armé d’un couteau, tandis qu’un autre verra l’usage d’une masse de chantier comme disproportionnée vis-à-vis d’un autre agresseur doté d’un poignard. Qualifie-t-on la proportionnalité vis-à-vis de l’effet de l’objet employé, ou plutôt de sa taille ? La question mérite d’être posée.
« Le premier devoir de la loi est de savoir ce qu’elle veut. »
L’interprétation doit être limitée au maximum pour prendre en efficience. L’intérêt serait de permettre que le juge, l’avocat, la victime et le suspect soient sur un pied d’égalité pour prédire la décision d’un tribunal en se contentant des éléments objectifs. Mais ce serait oublier le rôle de l’avocat.
En cybernétique, le bruit est considéré comme un facteur de désordre dans les communications humaines, préjudiciable mais non consciemment malveillant. Mais dans le tribunal, où le langage a valeur d’arme au sein d’un conflit opposant deux ou trois parties (au pénal, on peut trouver la partie civile, défenderesse et le ministère public). Le langage ne cherche pas à clarifier l’information, mais au contraire à la brouiller.
C’est un jeu, au sens de von Neumann, dans lequel l’avocat essaye de semer la confusion dans les messages de l’adversaire et de les vider de leurs sens premiers en les altérant, ou en influençant la réception effectuée par les jurés afin d’influencer un jugement. Le but de l’avocat est de brouiller délibérément l’information pour obtenir un verdict plus favorable, le bluff étant non seulement permis, mais encouragé, et bien souvent récompensé.
Finalement, Wiener exerce une lourde diatribe envers les avocats, ces derniers ayant tendance à manipuler par la rhétorique le tribunal par leurs plaidoiries, amenant au sein du procès la subjectivité, là où le droit, de par son universalisme au sein d’un territoire donné, devrait viser l’objectivité la plus absolue. L’avocat est ici le bruit, l’agent perturbateur du bon fonctionnement de la justice. Nul doute que Wiener se serait félicité de voir l’apparition de juristes robots, codés pour être pragmatique et ne pas pratiquer de discours larmoyants à des fins utilitaires, mais se contentant d’appliquer le droit. Cependant, il faut faire remarquer que ce qui rend le brouillage de l’avocat si efficace, c’est l’utilisation de jurés.
Le Conseil Constitutionnel défavorable à l’intelligibilité de la Loi
En janvier 2007, le Conseil Constitutionnel rendait un rapport pour aborder la nécessité d’accentuer l’intelligibilité de la loi.[2] Partant du constat que l’opacité des textes juridiques constituait un désordre normatif, cette menace pour l’Etat de Droit (selon le Conseil d’Etat) est devenue la cible prioritaire de l’autorité judiciaire. Entre inflation législative (tendance à voir apparaître une surabondance de lois dans de trop divers secteurs) concurrence des actes non-obligatoires, inefficacité de l’action législative ou obscurité des normes, le Droit Français paraît en crise depuis quelques années.
Pour l’expliquer, plusieurs éléments sont soulevés par le Conseil Constitutionnel:
« La première tient au fait que la critique a pu être considérée dans une perspective politique comme étant liée à la doctrine libérale. Le rôle de la loi, en tant qu’instrument de gestion des politiques publiques, a en effet été remis en cause au profit de diverses tentatives de déréglementation et de privatisation. La seconde réserve tient à l’évolution de la société, devenue plus technique, plus complexe, plus atomisée tout en étant de plus en plus mondialisée. Une telle société ne se laisse plus diriger de manière hiérarchique, autoritaire et unitaire par des lois dont le caractère obligatoire, général et abstrait s’accorde difficilement avec ce nouvel ordre plus réticulaire que pyramidal. La complexité de la loi ne fait que refléter la complexité du monde. Dans un tel contexte, une loi absolument claire n’aurait jamais la plasticité nécessaire pour s’adapter à son environnement et agir efficacement sur la société ; la clarté a aussi ses vices. » (Cahiers du Conseil constitutionnel n° 21 Dossier : La normativité) – janvier 2007)
La Posture de la plus haute juridiction est la suivante : l’objectif de clarté est un idéal ambigu pouvant être compris de deux façons différentes. La première est un objectif linguistique de lisibilité et de concision, le second est l’aspect juridique de la concrétisabilité, soit la précision de l’énoncé. Le choix ici est donc entre une vulgarisation rendant accessibles les verdicts, au détriment d’une clarté de l’exécution des lois, ou la complexification de cette dernière, lui permettant d’englober un maximum de questions, au détriment de la compréhension des usagers. La première solution tend vers une loi toujours plus vaste et précise, bien qu’étendue là où la seconde tendrait plutôt vers des capacités d’interprétation de la loi par les magistrats de plus en plus approfondies. Cependant, le Conseil rappelle qu’un texte illisible donnera toujours plus de pouvoirs au juge tandis qu’un texte trop précis laissera le quidam dans l’ignorance de la norme.
Sachant que le Droit est avant tout une langue particulière, la simplifier reviendrait à l’amputer drastiquement de ses composants, et entamerait la création d’un nouveau Droit posé sur les scories de l’ancien. Par exemple, nul doute que le terme « synallagmatique » (que l’on peut caricaturer comme étant « réciproque ») ne soit pas connu de tous nos lecteurs. Pour autant, ce terme est présent dans tellement d’articles du Code Civil que le gommer totalement demanderait une réécriture partielle, probablement moins efficiente au profit de la compréhension générale. Perdre l’efficacité au profit de la lisibilité, c’est ce que la proposition de Wiener semble amener selon le Conseil Constitutionnel.
« Nul n’est censé ignorer la loi » ne constitue qu’un mythe juridique servant à justifier la soumission universelle d’un peuple envers sa juridiction, mais aucunement un devoir pour les juristes de simplifier tout le discours. À l’image du gouvernement ou des parlementaires, le Droit finit par se spécialiser, se complexifier pour résoudre ses problématiques, d’où la nécessité d’une professionnalisation de ce secteur, et l’apparition d’une caste de spécialistes.
De plus, la simplification ne rend pas forcément plus intelligible comme l’énonce Francis Bacon à propos des règles des architectes de Lesbos. Vouloir traduire des énoncés simples comme des adages généraux sera compréhensible, mais n’aiguillera qu’assez peu sur la marche réelle à suivre. De même que « les Hommes naissent libres et égaux en droit » ne dit rien de précis sur les modalités d’interprétation et d’exécution de cette dite égalité. (D’où un long conflit juridique entre les partisans de l’égalité de moyens et de l’égalité de fait.)
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Ainsi, le Droit semble dépendre très fortement de la rétroaction pour son effectivité, mais tient son efficacité de son obscurité partielle, étant une information que l’on ne peut totalement dévoiler sous peine d’en corrompre l’essence. Cette pensée avait déjà conduit Joseph de Maistre à défendre des Constitutions très générales et imprécises pour permettre aux magistrats de grandes capacités d’interprétation, s’appuyant sur une obscurité de fond, mais une clarté de forme.
Le Conseil Constitutionnel Français décidera finalement d’opter pour un entre-deux. Refusant la loi lourde et compliquée qui serait parfaitement précise, sans pour autant opter pour celle qui, légère et simple, serait inapte à affronter la polymorphie des litiges. En bref, la texture ouverte du droit soumise à l’interprétation du juge se doit d’être imprécise pour être interprétée sous divers angles, là où une texture close voit son intérpretation limitée à un cas unique et simple. Par contre, les textes les plus précis doivent incorporer la totalité des composants en jeux et s’obscurcir aux yeux des quidams pour devenir juridiquement précise et sans équivoque. Que cela soit pour l’exactitude ou pour la latitude, le Droit nécessite l’obscurité. Il semblerait que l’efficacité de la Loi soit intrinsèquement liée à sa monopolisation par une caste limitée destinée à l’élaborer, la traduire et l’appliquer. Plus que nulle part ailleurs, la Loi ne peut conjuguer son efficacité avec sa démocratisation. L’autorité judiciaire se doit de conserver une part d’ésotérisme pour conserver sa portée. Pour le Conseil Constitutionnel, la meilleure option semble de permettre aux citoyens de prendre connaissance des normes en les rendant publiques, et de leur donner la possibilité de s’éduquer en autonomie pour traduire ce langage et le comprendre, sans le simplifier. Plutôt que d’abaisser la Loi, c’est aux citoyens qui se sentent concernés de s’élever.
Le législateur n’a d’autre moyen que d’opter pour une voie médiane et de pondérer ces deux objectifs. La clarté naît donc de l’équilibre entre ses deux facettes, et non pas de la poursuite naïve et aveuglante d’une lisibilité ou d’une précision qui seraient chacune poussée à l’extrême. Francis Bacon était déjà parvenu à cette conclusion il y a plus de trois siècles, concisément et précisément :
« L’obscurité dans l’expression des lois vient ou de ce qu’elles sont trop verbeuses, trop bavardes, ou au contraire de leur excessive brièveté. »
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Notes
[1] Traduction de la maxime latine Nemo censetur ignorare legem, premier article du code civil Napoléonien de 1804
[2] Cahiers du Conseil constitutionnel n° 21 Dossier : La normativité) – janvier 2007)