Conscience et cybernétique [TNT 29]

Je vous ai laissé, de façon un peu abrupte, sur l’idée que l’univers serait peut-être doué d’une forme de conscience. Dans son livre The jazz music of the universe, Stephon Alexander dressera un parallèle entre l’univers et le cerveau humain en s’appuyant sur les joueurs de jazz. Dans un chapitre intitulé Le cerveau quantique, il relèvera que les choix de notes dans le jazz, qui est une musique d’improvisation, reprennent un schéma observé dans l’univers.

En mécanique quantique, l’acte d’observation perturbe en fait le système : si un électron n’est pas observé, il va parcourir plusieurs chemins en même temps. À l’état d’improvisation pure, d’après des discussions avec Sonny Rollins et Donald Harrison, et d’après mon expérience personnelle, il y a des moments où le joueur n’est pas en train d’« observer » les notes jouées, et comme cet électron quantique, les notes semblent faire une danse quantique.

Stephon Alexander, The jazz music of the universe

Alors je ne peux m’empêcher de lancer une pure spéculation et rapprocher cela, certainement à tort et à coup sûr de façon maladroite, aux théories de Louis de Broglie de l’onde pilote et de l’hypothèse du it from bit de David Wheeler qu’on a vu dans les articles précédents.

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Notre inconscient et notre conscience semblent diablement similaires à l’onde pilote dans leur fonctionnement. L’inconscient serait l’onde qui explore les différentes possibilités, et la conscience nous mettant en mouvement la particule qui prend une certaine trajectoire selon les probabilités. Il s’ensuivrait un effondrement, ou une avalanche, et la réponse serait enregistrée de façon binaire : 1 pour la trajectoire suivie et 0 pour les trajectoires écartées. On pourrait parler en réalité d’un système reposant plutôt sur le qubit (quantum + bit) que sur le bit, car il existerait pour chaque question bien plus de deux possibilités.

La vision d’Héraclite telle que présentée par Heidegger aurait alors tout son sens lorsqu’il dit que « la totalité de l’étant est, dans son être, jetée sans cesse d’un contraire à l’autre, et que « l’être est la recollection de cette agitation antagoniste ». D’autres, comme Roger Penrose, effectuent un rapprochement direct entre la mécanique quantique et la conscience, mais cela reste à l’état de théorie car difficilement vérifiable, et ils peinent à convaincre leurs collègues spécialistes de la conscience.

Si vous voulez découvrir les secrets de l’univers, pensez en termes d’énergie, de fréquence et de vibration.

Nicolas Tesla

La conscience comme pilote ? Cela nous amène directement à la cybernétique dont l’étymologie n’est autre que kubernêtikê, qui signifie gouverner, et que Platon utilisait pour désigner le pilotage d’un navire. Le mot cybernétique fut alors choisi par Norbert Wiener pour désigner la Science des communications et de la régulation dans l’être vivant et la machine par l’étude des mécanismes d’information des systèmes complexes.

Ce domaine d’étude repose sur l’ensemble des thèmes que je vous ai présentés jusqu’ici ; la thermodynamique qui nous amène la notion d’entropie, le lien entre l’entropie et l’information effectuée par Boltzmann qui remarquera que l’entropie est liée à de l’information à laquelle on n’a pas accès, la théorie de l’information de Shannon visant à quantifier et qualifier la notion de contenu en information présent dans un ensemble de données, et la perte d’information sur un système qui est rigoureusement la même chose que l’entropie, et enfin le principe d’homéostasie mis en évidence par Claude Bernard qui repose sur un système de rétroactions capitales pour maintenir un organisme en vie.

Cela n’aura pas échappé aux plus malins d’entre vous, tout ce dont nous avons parlé ici ne concerne que les problèmes faciles de la conscience. Comment naviguons-nous ? Comment communiquons-nous ? Comment distinguons-nous les objets dans notre environnement ? Comment contrôlons-nous notre comportement pour atteindre nos objectifs ?

Les méthodes standards des neurosciences et des sciences cognitives visent à expliquer les comportements, et ne nous donnent donc pas beaucoup de prises sur le problème difficile de la conscience. Au mieux, elles nous donnent des corrélations entre les processus cérébraux et la conscience. Les neuroscientifiques avancent progressivement vers ce qu’ils appellent les « corrélats neuronaux de la conscience ». Mais corrélation n’est pas explication. Jusqu’à présent, nous n’avons aucune explication sur le pourquoi et le comment de ces processus qui donnent naissance à la conscience elle-même. Mais est-ce qu’il y a plus que cela à savoir ? Autrement dit, est-ce qu’une machine pourrait être consciente ?

La réponse à cette question pourrait mettre en évidence que la conscience ne serait rien de plus que ce qu’en dit le fonctionnalisme.

Les machines conscientes

Alors serait-il possible d’engendrer des machines conscientes ? Pour Bernardo Kastrup, la réponse est non. La conscience est une, elle appartient à l’Univers et on ne peut faire naître la conscience dans un objet fait de matière inanimée.

Mais rien n’est moins sûr ; et David Chalmers, Stanislas Dehaene et Yann LeCun ont une vision tout autre sur cette question. Dans le livre La plus belle histoire de l’intelligence, qui est le compte rendu d’une discussion entre Stanislas Dehaene et Yann LeCun, menée par Jacques Girardon, les deux tombent d’accord sur le fait que les émotions ne sont que des calculs spécifiques qui ont évolué pour nous tenir hors de danger et qu’il n’y a aucune raison de penser qu’ils seraient exclus des machines pensantes. Les machines s’individueront selon leurs expériences comme les humains le font. De la même façon, les machines pourraient être « curieuses » dès lors que la curiosité n’est jamais qu’un compromis entre exploration et exploitation. Et c’est déjà la façon qu’on utilise pour les entraîner.

L’IA développera sûrement des émotions. En fait, les algorithmes mêmes que nous utilisons pour leur enseigner sont des algorithmes de récompense et de punition – en d’autres termes, de peur et d’avidité. Ils essaient toujours de maximiser un certain résultat et de le minimiser pour un autre. Cela compte comme une émotion, n’est-ce pas ?
Pensez-vous que les machines ne développeront pas l’envie ? L’envie est prévisible : j’aimerais avoir ce que vous avez. Les machines vont-elles commencer à avoir des pensées telles que « J’aimerais avoir l’énergie que vous consommez – ou plutôt gaspillez – en regardant Netflix en boucle » ? C’est probable. Pensez-vous qu’elles ne développeront pas de panique ? Bien sûr qu’ils le feront, si nous menaçons leur existence de manière immédiate. La panique est algorithmique : un être ou un objet représente une menace immédiate pour ma sécurité, d’une manière qui exige une action immédiate

Mo Gawdat, Scary Smart

David Chalmers va, quant à lui, se poser exactement cette question dans son livre Reality +. Comment savoir si quelqu’un d’autre est conscient ? C’est un problème connu sous le nom de other minds problem. Mais comment savoir si une machine est consciente ? Chalmers propose alors une expérience de pensée. Que se passerait-il si on change le cerveau de quelqu’un cellule par cellule avec du silicium ?

Comment la simulation d’un cerveau fonctionnerait-elle ? Certains diront que c’est impossible, mais imaginons pour l’expérience. Nous pouvons supposer que chaque neurone est parfaitement simulé, de même que chaque cellule gliale et les autres cellules du cerveau. Les interactions entre les neurones sont également parfaitement simulées. Toute l’activité électrochimique est simulée, de même que d’autres activités, comme le flux sanguin. S’il y a un processus physique dans le cerveau qui fait une différence dans son fonctionnement, il sera simulé. La question sera alors de se demander, une fois que tout sera remplacé et simulé, est-ce que l’individu sera toujours conscient ? S’il répond oui quand vous lui demandez, alors il le sera.

Il y a alors trois possibilités : 1) La conscience a quitté l’individu à un moment spécifique, au retrait particulier d’un neurone. 2) La conscience s’est peu à peu évaporée ou 3) Finalement, l’hypothèse qui a les faveurs de Chalmers, la conscience, est toujours là. Si Chalmers a raison, alors nous serions capables de créer des machines conscientes.

Cela me semble un peu léger cependant. Une IA non consciente peut tout à fait dire qu’elle est consciente et sembler consciente. C’est ce que l’on appelle l’effet Eliza. Un expert en recherche éthique chez Google en a probablement fait les frais dernièrement en étant persuadé que le chatbot qu’il étudiait était conscient. Vous pouvez trouver leur conversation en ligne et vous faire votre propre avis.

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La conscience est partout ?

Alors, est-ce que nous aurions une mauvaise définition de la conscience en premier lieu ? Est-ce que les structures dissipatives mentionnées et les robots pourraient être d’une certaine façon conscients ? Est-ce que la conscience serait partout comme le pense le panpsychisme ?

Partout, je ne crois pas. Pas dans un caillou. Mais je pense qu’il est possible que ce que l’on appelle conscience soit un phénomène commun à toutes les structures dissipatives des plus petites particules aux plus larges galaxies, voire à notre Univers qui ne serait potentiellement pas fermé. Or, un caillou n’est pas une structure dissipative et n’est pas doué de conscience. En revanche, il fait partie intégrante de la planète Terre, qui est une structure dissipative, et de notre galaxie, qui en est également une. Mais est-ce qu’un ouragan qui est aussi une structure dissipative a une conscience ?

Il ne me semble pas évident d’y répondre à l’affirmative, de surcroît lorsqu’on prend en compte les dernières avancées dans le domaine des sciences cognitives qui nous permettant de mieux comprendre les mécanismes intimement liés au système nerveux et au cerveau qui sont des spécificités d’organismes vivants. Mais est-ce que ces principes particuliers à l’homme et quelques animaux ne sont pas un sous-système particulier d’un système général plus grand ? Ne peut-on pas être fonctionnaliste en acceptant que l’univers soit lui-même fonctionnaliste, qu’il tente de maximiser la dissipation d’énergie et que cette propriété se retrouve à différentes échelles ? Cela conduirait à un mélange de fonctionnalisme et de panpsychisme proche de la vision de Galen Strawson.

En un mot, le mystère de l’expérience subjective est aujourd’hui éventé. Au cours de la perception consciente, les neurophysiologistes n’ont aucune difficulté à enregistrer des décharges neuronales spécifiques d’une image ou d’un concept, et ce dans plusieurs régions du cerveau.

Stanislas Dehaene, Le code de la conscience

Cependant, nous ne sommes pas encore capables de recréer des états mentaux désirés ex nihilo à des patients en activant les bonnes zones du cerveau. Et c’est un des arguments principaux de Kastrup qui aime à pointer du doigt qu’il est tout à fait logique qu’on observe cette corrélation mais que ça n’induit pas de causalité. On peine également à dire quand la conscience apparaît chez l’humain et si d’autres animaux disposent de cette métacognition qui confère la conscience de soi, même si on soupçonne que les dauphins et les rats la possèdent.

C’est pourquoi je n’ai pas d’idée complètement arrêtée, même si je pense que le monde réel existe indépendamment de son observateur, bien que ce dernier l’influence, et que la conscience puisse effectivement être un phénomène émergent lié à l’homéostasie d’un système qui va naître du tout formé par ses parties composées de particules qui disposent elles-mêmes d’une forme de conscience, somme toute différente de la nôtre. Il semblerait logique qu’un système faisant preuve d’homéostasie gagne à s’auto-identifier comme tel et soit donc conscient de son existence. Cela lui conférerait une forme d’expérience privée. Et je crois que l’on pourra pleinement appréhender la conscience par des processus réductionnistes. Mais en réalité, je suspends mon jugement car je n’ai pas de certitude sur cette question à l’heure actuelle.

Mais les probabilités ne sont là que par commodité, et les incertitudes n’expriment que notre ignorance. Nous restons persuadés que, derrière l’appréhension globale d’un gaz en termes de densité et température (des grandeurs moyennes), il existe une description précise correspondant à l’énumération des positions et mouvements de chaque atome. Et que, si nous avions accès à cette description, les lois nous permettraient de prédire l’avenir avec précision. Cette foi est fondée sur la croyance au réalisme, la croyance qu’il existe une réalité objective, et qu’il nous est possible (en principe) de la connaître.

Lee Smolin, La révolution inachevée d’Einstein

Quel que soit le choix que vous faites aujourd’hui sur le monde, tout rationnel qu’il paraisse, entre le réalisme et l’idéalisme objectif ainsi que sur la conscience entre fonctionnalisme, l’illusionnisme, le panpsychisme ou l’idéalisme subjectif, cela relève nécessairement d’une préférence personnelle reposant sur une croyance. Mais cela ne signifie pas pour autant que ça donne le droit de croire n’importe quoi.

Beaucoup de questions demeurent. Est-ce qu’on est sujet de l’apprentissage au même titre que l’univers et donc doué de conscience, ou est-ce qu’on a simplement l’illusion d’être conscient et qu’on est en réalité un simple objet ? Et est-ce l’univers qui apprend, ou est-il un outil pour une autre entité apprenante ? Et dans ce cas-là, qui apprend ? Tant de questions sans réponses.

Il en reste cependant une qu’il convient de traiter. Comme on l’a vu, la connaissance n’est pas limitée en elle-même mais est-ce qu’il serait possible que nous, en tant qu’humains, nous soyons nécessairement limités dans notre quête de connaissance par des contraintes physiques ? Autrement dit, pourrait-on potentiellement tout connaître mais être limité dans les faits à cause de contraintes physiques ?

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