En 2018, alors qu’il montait un documentaire d’Iryna Tsilyk portant sur les femmes ukrainiennes engagées dans la guerre du Donbass, l’un des portraits touche le jeune Maksym Nakonechnyi à tel point qu’il en conçoit alors l’idée d’un film centré sur le vécu d’une soldate ukrainienne : Butterfly Vision.
Il écrit alors son film avec Tsilyk en 2019, le nourrissant de témoignages de combattantes. Le tournage se déroule en 2020 et 2021 et c’est en plein travail de montage qu’il apprend comme des millions de ses compatriotes que l’Ukraine est attaquée. Il est sorti dans nos salles le 12 octobre, après avoir été de la sélection officielle Un certain regard du Festival de Cannes 2022.
Le film s’ouvre par des images aériennes d’un paysage enneigé et nu, celles d’un no man’s land provenant d’un drone militaire, lequel subit bientôt des tirs antiaériens qui s’avèrent fatals.
Vient ensuite en scène notre héroïne, Lilia (Rita Burkovska), alias « Papillon », introduite par une scène d’échanges de prisonniers entre les deux parties. En effet, quelques mois auparavant, elle fut capturée par les séparatistes à l’occasion de son activité d’opératrice de drone.
Par un vol qui est ironiquement son baptême aérien, “Papillon” – surnom qui lui vient de l’insecte stylisé qui lui couvre tout un bras – regagne avec ses compagnons d’infortune et leurs encadrants le cœur de sa patrie. Elle est sortie d’un long séjour en chrysalide, et peine à trouver ses repères. L’avion atterrit, résonne l’hymne Ukrainien tandis que la réalisation s’incarne à travers le « live » d’une journaliste où les interactions du chat sont visibles à l’écran. Tel spectateur insulte les rescapés d’un «Banderistes !», une autre se demande si Lilia a eu les cheveux coupés lors de sa captivité, une troisième dit ne pas pouvoir retenir ses larmes devant ce retour. Et l’on comprend alors, comme si le réalisateur brisait le quatrième mur, que cette guerre qui s’éternise est un spectacle aux yeux des ukrainiens, une télénovela, un show, une série HBO qui suscite commentaires agressifs, empathie ou identification vis à vis de ses acteurs. Le spectateur qui suit le conflit s’identifie facilement avec ces internautes en se remémorant son éventuel intérêt pour la série Serviteur du peuple, les officiels russes dissertant en direct des capacités atomiques de leur arsenal et les memes et vidéos du conflit disponibles sur Internet.
Lilia retrouve donc sous les yeux des caméras sa mère et son mari Tokha (Lyubomyr Valivots), lequel la défend de manière véhémente face aux questions intrusives de la journaliste. Tokha, lui aussi sous les drapeaux, cherche en effet en son for intérieur à se pardonner son incapacité à avoir empêcher la capture de son aimée.
Véhément envers l’ennemi, il a rejoint une milice ultranationaliste qui organise des rondes, et espère voir son groupe donner son congé au gouvernement ukrainien. Détail qui a son importance, Tokha est russophone. Il y aurait là aussi matière à broder sur son engagement hyperactif et son union avec une femme parlant la langue de Taras Chevtchenko.
Ainsi Maksym Nakonechyni témoigne de la concorde entre les communautés linguistiques ukrainiennes, trop souvent jetée aux orties par les contempteurs de son pays.
A ce propos, n’attendez pas d’exposé géopolitique complexe, ni de chauvinisme exacerbé dans le bijoux de Nakonechyni. Si des vétérans des deux sexes sont membres du casting, l’exposition du conflit se limite à des bribes radiophoniques, tatouages patriotiques visibles, discussions entre soldats et une soirée diapositives. De même, les échos de la captivité de Lilia sont rares et pour ainsi dire subliminaux, avec un effet de « bug visuel », c’est là encore un renvoi à la discrétion que manifestent pour elles et pour leurs proches des rescapées authentiques.
Le film d’ailleurs est aussi pudique sur la manière de mettre en scène le fruit de la captivité de Lilia, car oui, notre héroïne est revenue enceinte de captivité. Les plans des examens gynécologiques et de la césarienne permettant la naissance d’une petite fille y sont des modèles de pudeur, sans aucun voyeurisme. Lilia ne semble pas prête à redonner son corps meurtri par une brûlure masquant un tatouage qui se trouvait au-dessus de son pectoral et quelques lacérations dorsales à un homme, fusse t-il son mari ou le spectateur. A dire vrai, les relations du couple, désormais chastes car Lilia demeurera rétive à l’intimité avec un homme, sont davantage offertes que la nudité de l’actrice principale.
Le réalisateur n’a de fait pas cherché à dissimuler le caractère irréel que semblait avoir ce qui était alors encore un conflit aux marges du pays. Un conducteur de bus refusera une réduction pour ancien combattant à Lilia, arguant qu’il a déjà son quota de concernés, c’est à peine si la moitié de ses clients lui donnera tort. Voilà le genre d’ingratitude et de décalage avec ses contemporains qui parlera à plus d’un de nos lecteurs, lesquels ne se mobilisent certes pas que pour l’Ukraine, mais pour un Occident aux relents suicidaires.
Un Occident riche de promesses libérales que pourtant les Ukrainiens adorent, en témoignent de légers indices dans le film – le chien du couple répond au nom de Tarantino – ainsi que les audaces des thèmes abordés.
Car bien que pudique, le film n’est pas exempt d’audaces. Outre le fait d’avoir fait un film qui s’adosse sur les conséquences d’un viol de guerre, nous ne pouvons que saluer le choix d’avoir conservé au montage une scène où le groupe ultranationaliste dans lequel Tokha a été admis saccage un camp Rom perdu dans une foret, un cadavre y ayant été abandonné par les deux dernières femmes qui y vivaient encore.
A l’heure où Poutine et ses idiots utiles ne cessent de psittaciser sur le nazisme supposé de l’État Ukrainien et de ses administrés, conserver cet élément du scénario est un acte courageux, dans lequel le réalisateur se montre lucide sur l’imperfection morale de certains de ses compatriotes et de la perfectibilité de sa patrie. En ce sens encore une fois, Butterfly Vision nous démontre toute l’Occidentophilie de son réalisateur et des Ukrainiens, car admettre la perfectibilité de sa communauté, donner à réfléchir sur des sujets de sociétés aussi divers et clivants est le grand honneur des occidentaux. Ajoutons qu’avant que l’invasion de février ne se fasse, Nakonechyni avait pour projet de réaliser une comédie, genre dont on sait qu’il peut être ô combien cathartique.
La fin du film est une véritable ode à l’espoir en ces temps troublés, à l’heure où l’intensité du conflit s’est considérablement accrue.
A l’image de notre civilisation, Lilia parviendra à avoir suffisamment de volonté pour gagner son combat contre l’abîme, disposant du recul nécessaire par rapport au conflit et à ses horreurs de par son habitude à voir ce dernier depuis la hauteur de son drone.
La voilà de retour sur le front, en uniforme, à lancer un drone de surveillance, sourire aux lèvres, certaine de sa chance d’être résiliente et en vie telle que l’est sa grande nation.
Ni la gloire ni la liberté de l’Ukraine ne sont mortes,
La chance nous sourira encore, frères-Ukrainiens,
Nos ennemis périront, comme la rosée au soleil,
Et nous aussi, frères, allons gouverner, dans notre pays.
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