À mes yeux, l’une des plus belles choses dans la vie est de voir comment des œuvres, des artistes, des idées, des concepts peuvent se rejoindre, discuter et faire des ponts entre elles, alors qu’ils peuvent à première vue paraître éloignés.
J’ai observé ce phénomène à plusieurs reprises au cours de ma vie. En découvrant, malgré moi et sans que je le sache, que les références cinématographiques de mes artistes musicaux préférés étaient exactement les mêmes que les miennes, ou en constatant des obsessions similaires entre moi et mes artistes favoris. Ce qui fait penser que, comme le disait Pierre Teilhard de Chardin, « Tout ce qui monte converge ». Même si tout cela, je le sais bien, n’est que la trahison d’un indicible soubassement psychologique, socioculturel et artistique commun. Malgré la diversité des expressions artistiques et culturelles, des thèmes communs et des résonances émergent, créant un magnifique sentiment d’unité et de partage dans l’expérience humaine.
J’ai récemment vécu cela avec György Ligeti. Je connaissais ce compositeur depuis des années car nombre de ses compositions furent parmi les moments sonores les plus marquants de l’œuvre de Stanley Kubrick, mon réalisateur préféré (je reconnais que cela n’a rien d’original), en particulier Atmosphères, Requiem, et Lux Æterna dans 2001, l’Odyssée de l’espace (le thème angoissant du monolithe noir), Lontano dans Shining, ainsi que Musica Ricercata dans Eyes Wide Shut le fameux thème au piano du film dont Ligeti disait lui-même : « J’ai écrit cela comme un coup de poignard dans le cœur de Staline » (comment ne pas l’aimer ?).
J’avais conservé le nom de ce compositeur dans un coin de mon esprit, sans y prêter davantage attention pendant des années. Puis récemment, il est revenu à moi à travers une de ses œuvres les plus radicales : « Poème Symphonique (pour 100 métronomes) ». Cette œuvre/performance explore des thèmes et des concepts qui m’occupent l’esprit depuis longtemps, notamment le hasard et l’entropie, découverts via des documentaires d’Arte il y a une quinzaine d’années, ainsi que mes lectures de NIMH et la découverte de François Roddier. Permettez-moi de vous introduire à cette œuvre qui fut une des premières tentatives d’entropiled les masses, en espérant qu’elle vous aide à ressentir et à comprendre plus fondamentalement ces concepts essentiels.
Qui est György Ligeti ?
Né en Transylvanie, le 28 mai 1923, dans une famille de juifs issue de la minorité hongroise vivant en Roumanie, Ligeti a survécu à l’Holocauste, une expérience qui a profondément influencé sa vision du monde et son art. Après la Seconde Guerre mondiale, il a étudié et enseigné au conservatoire de Budapest, mais la répression politique suite à l’insurrection anticommuniste de Budapest en 1956 le pousse à fuir la Hongrie pour l’Autriche en 1956, puis à s’établir en Allemagne de l’Ouest. Sa musique est dure, radicale, caractérisée par une exploration audacieuse des textures sonores, des rythmes complexes d’inspiration mécanique. Elle a révolutionné la musique classique contemporaine, le plaçant aux côtés de figures telles que John Cage et Pierre Boulez dans le panthéon des grands innovateurs du 20ème siècle. C’était également une musique physique, rude pour les instruments, particulièrement difficile à jouer pour les interprètes, et parfois difficilement accessible pour les auditeurs, comme si elle était faite pour des robots ou des automates.
Poème Symphonique (pour 100 métronomes)
Il s’agit d’une des ses œuvres les plus fameuses. Elle fut jouée pour la première fois le 13 septembre 1963 à l’hôtel de ville d’Hilversum, aux Pays-Bas.
Sur la scène, une centaine de métronomes sont activés simultanément, chacun réglé sur un tempo différent et divergent. On les laisse battre jusqu’à épuisement, commençant par les plus rapides et finissant par les plus lents, jusqu’à ce que le silence marque la fin de la performance. Si l’on respecte strictement les indications de réglage, l’œuvre qui en résulte est presque toujours identique. Au début, l’auditeur perçoit une masse sonore continue qui, peu à peu, se décompose en une variété de motifs rythmiques complexes et éphémères, nés de la répétition d’un élément sonore basique. Cette transformation se poursuit jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’un seul battement, puis le silence.
Pour jouer le Poème symphonique, il faut disposer de cent métronomes et de deux « exécutants » ou plus. On utilisera de préférence des métronomes mécaniques pyramidaux. On ne doit pas mettre en œuvre des métronomes électriques ou électroniques.
Avant la représentation, les exécutants répartiront les cent métronomes en groupes égaux. Chacun des exécutants sera responsable de son propre groupe de métronomes.
L’exécution sera préparée en l’absence du public. On conseille donc de programmer la pièce au début d’un concert ou juste après l’entracte.
Avant l’exécution, il faut que tous les métronomes soient arrivés jusqu’à l’arrêt complet et on les installera sur scène, non remontés. Il faut s’assurer que personne n’ait l’occasion de remonter par inadvertance l’un des métronomes, car cela détruirait la forme musicale. Il est judicieux d’installer les métronomes sur des résonateurs adaptés. Une estrade de bois creux constitue la meilleure solution. On peut aussi utiliser des tables ou des chaises en bois, éventuellement deux pianos à queue, mais sans housse.
Les métronomes doivent être réglés à différentes vitesses – de MM 144 à MM 50 par exemple – avec toutes sortes de subdivisions intermédiaires. Les métronomes seront placés de telle manière que, vus du public, les plus rapides soient à l’arrière et les plus lents, à l’avant.
Remonter les métronomes de quatre demi-tours (cent quatre-vingts degrés) assure une durée d’exécution adéquate de quinze à vingt minutes. Il faut bien faire attention qu’aucun métronome ne soit remonté deux fois.
Dans la mesure du possible, on déclenchera tous les métronomes au même moment. Dès que tous les métronomes sont en marche, les exécutants s’éloignent de la scène. Ils prennent place dans la salle en se dispersant, pendant que le public, qui avait attendu dehors, derrière les portes fermées, est introduit et se rend à sa place aussi vite et doucement que possible. Un calme absolu doit régner dans le public jusqu’à ce que le tic-tac du dernier métronome se soit éteint.
Extrait de L’Atelier du compositeur, par György Ligeti
C’est une œuvre tout à fait singulière, une performance/concert à mi chemin entre l’art contemporain, un concert et une expérience scientifique, hors des canons habituels de la musique. C’est un paysage sonore en constante évolution, où ni la durée ni les sons produits par le dispositif – qui n’est même pas un ensemble d’instruments dans le sens classique du terme – ne sont préétablis. Des structures semblent émerger de ce chaos fruit de l’entropie et du hasard. Est-ce réellement le cas, et que signifient-elles ? Ou bien est-ce le fruit de l’esprit humain câblé pour voir des structures, même là où il n’en n’existe pas ?
Cette exploration audacieuse est une invitation à repenser la création artistique et montre comment le hasard apparaît suite aux sensibilités aux conditions initiales. C’est un phénomène bien connu dans les mathématiques des systèmes. C’est ce qui fait passer un système dynamique qui évolue de manière extrêmement linéaire et prévisible à un système chaotique. Ici, chaque métronome, étant différent de manière infime à cause de leurs rythmes programmés, de leurs micro différences de positions, de poids, d’énergie, de mécanique, va dans un premier temps être sur des rythmes proches et puis dériver avec le temps, les petits écarts s’accentuent dramatiquement pour se retrouver dans une désynchronisation totale.
La beauté des systèmes chaotiques, tels que celui orchestré par Ligeti dans cette œuvre, réside dans leur structure sous-jacente complexe. Contrairement à ce que l’on pourrait imaginer de prime abord, leur évolution ne se fait pas de manière aléatoire, mais suit des régularités qui semblent converger vers d’un attracteur de Lorenz, dont les structures sonores émergentes en seraient une extension métaphorique.
Les attracteurs de Lorenz sont des structures qui apparaissent dans un système chaotique, où, malgré le chaos et l’imprévisibilité globale du système, on peut observer des sortes de motifs répétitifs ou de comportement ordonné à grande échelle. Bien que pressentis depuis des décennies, ils furent mis en évidence en 1963 (la même année que la première représentation de Poème Symphonique pour 100 métronomes) par le météorologue Edward Lorenz. Ils furent modélisés mathématiquement les décennies suivantes.
Tout cela souligne la nature multiple du chaos qui émerge de la multitude alors qu’individuellement chaque métronome est lui précis comme un métronome justement. Si vous prenez chaque métronome individuellement, un rythme profond et régulier, un ordre est présent. Mais quand vous prenez les 100 métronomes à la fois, c’est un chaos sonore qui apparaît. L’ensemble passe par un maximum entropique apparent (un maximum de chaos) jusqu’à ce que leur entropie atteigne un équilibre thermodynamique avec une entropie maximale une fois que toute l’énergie des métronomes soit dissipée, c’est-à-dire l’immobilité, l’absence de mouvement et de son. Ainsi, le « Poème Symphonique » devient une métaphore vivante de la complexité, de l’ordre émergeant et de l’imprévisibilité, non seulement dans l’art mais dans l’univers lui-même.
Dès que certains métronomes s’arrêtent, des schémas rythmiques liés à la densité du tic-tac se mettent en place, jusqu’à ce qu’il ne reste enfin qu’un unique métronome, au tic-tac lent, dont le rythme est alors parfaitement régulier. Le désordre régulier du début s’appelle, dans le jargon des théoriciens de la communication (et en thermodynamique), une « entropie maximale ». Les structures de grille irrégulières qui se mettent progressivement en place réduisent l’entropie, car l’uniformité initiale donne naissance à des organisations imprévues. Lorsqu’il ne reste plus qu’un métronome, qui continue à émettre un tic-tac absolument prévisible, l’entropie est de nouveau maximale – selon la théorie.
Extrait de L’Atelier du compositeur, par György Ligeti
Autre fait intéressant, Ligeti, inspiré par la science pour son poème symphonique, est peut-être devenu en retour une source d’inspiration pour elle. En effet, d’autres mathématiciens, tels que Yoshiki Kuramoto ayant travaillé sur d’autres systèmes non pas “chaotiques” mais “complexes”, ont vu le métronome être utilisé dans diverses expériences scientifiques illustrant le phénomène de synchronisation dans son modèle. C’est une expérience qui ressemble beaucoup à la performance musicale de Ligeti et où, une fois encore, avec des métronomes désynchronisés, nous voyons un ordre émerger. Mais cette fois, l’ordre est, à coup sûr, bien réel et non pas une illusion.
L’expérience de Kuramoto et la performance de Ligeti avec les métronomes illustrent deux phénomènes distincts qui, bien que superficiellement similaires, sont fondamentalement différents dans leur nature et dans ce qu’ils démontrent sur l’ordre et la synchronisation.
Dans le “Poème Symphonique” de Ligeti, l’ordre qui semble émerger de la cacophonie initiale des 100 métronomes battant à des rythmes différents peut être perçu comme illusoire ou subjectif. C’est parce que la convergence vers un silence ou un rythme unifié est temporaire et dépend entièrement de la durée de vie mécanique de chaque métronome. Les schémas rythmiques qui se manifestent au cours de la performance ne résultent pas d’une interaction ou d’une synchronisation entre les métronomes, mais plutôt de l’épuisement progressif de leur énergie à des moments différents. Ainsi, toute sensation d’ordre ou de synchronisation est plus une coïncidence qu’un phénomène régi par des principes d’interaction dynamique.
En revanche, l’expérience de synchronisation décrite par le modèle de Kuramoto repose sur un phénomène réel et mesurable de synchronisation spontanée dans des systèmes complexes. Dans ces expériences, des oscillateurs individuels (comme des métronomes) interagissent selon des règles précises et, sous certaines conditions, commencent à osciller en phase les uns avec les autres, malgré des conditions initiales différentes. Cet ordre émergeant est un résultat direct de l’interaction entre les composants du système et représente un principe fondamental observé dans de nombreux systèmes naturels et artificiels. Ainsi, contrairement à l’illusion d’ordre dans la pièce de Ligeti, l’ordre dans l’expérience de Kuramoto est un résultat tangible de processus dynamiques d’interaction.
En somme, la distinction clé ici est que l’ordre dans le “Poème Symphonique” de Ligeti est un artefact de la perception humaine face à un processus déterministe mais non interactif, tandis que l’ordre dans l’expérience de Kuramoto découle d’une synchronisation réelle entre éléments d’un système complexe.
Je n’ai pas trouvé de source directe venant de Kuramoto ou des praticiens de son modèle évoquant Ligeti comme inspiration pour leur expérience scientifique. Mais je constate que les performances à 100 métronomes de Ligeti existaient et étaient connues du grand public plusieurs années avant que Kuramoto n’établisse son modèle.
Au-delà de théoriser, d’expliquer les concepts de hasard et d’entropie, Ligeti va encore plus loin que n’importe quelle explication en faisant chanter l’entropie, le hasard, l’ordre et le chaos au travers de ces 100 métronomes. Il donne une esthétique de l’information, il fait vivre intimement ces concepts si abstraits auprès de son audience afin de mieux les saisir. Et ce ne sont pas des minces concepts que l’entropie et le hasard. D’ailleurs, est ce que le hasard radical existe il ou pas ? À ma connaissance, la réponse n’est pas encore tranchée.
Elle est pourtant fondamentale car elle déterminerait notre liberté et le libre arbitre. Si le hasard n’existe pas, la liberté ne peut, elle aussi, exister. Car si le hasard n’existe pas, tout est donc déterminé, et si tout est déterminé, aucun choix n’est réellement possible, la seule chose qui reste est une illusion de choix. Certains pensent que le hasard existe bien et qu’il est quantique, et que par cascade il s’étend du microcosme au macrocosme.
Ligeti ne répond pas à ces questions. Mais il les fait vivre en vous. D’ailleurs, cela n’est probablement pas étranger à la réception désastreuse de la première performance à l’Hôtel de ville aux Pays-Bas en 63. Bien évidemment, la radicalité et la forme de l’œuvre y sont pour l’essentiel. Mais je ne plais à penser que le fond a déboussolé l’audience.
Le dernier tic-tac de métronome laissa place à un silence pesant, bientôt suivi de hurlements de protestation menaçants. Le grand architecte néerlandais Willem Marinus Dudok, qui avait conçu l’Hôtel de ville, très âgé déjà à l’époque, se trouvait dans le public. Il était absolument horrifié.
Extrait de L’Atelier du compositeur, par György Ligeti
Cette œuvre de Ligeti, met en lumière la capacité de la musique à transcender les frontières traditionnelles de l’expression artistique et à engager des dialogues profonds avec des concepts philosophiques et scientifiques.
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