Il faudrait en effet, pour que les hommes académiques soient contents, que l’univers prenne forme. [Leur] philosophie entière n’a pas d’autre but : il s’agit de donner une redingote à ce qui est, une redingote mathématique.
– George Bataille, Art informel
Justin Murphy est un hipster de l’intellect, un entrepreneur de la philosophie. Il était dans les premiers à inviter Curtis Yarvin, Nick Land [ndlr : vous pouvez trouver nos traduction de ces auteurs ici], et faire la revue des livres Bronze Age Mindset et Selective Breeding and the Birth of Philosophy. Mais la philosophie, pour lui, n’est pas seulement une liste d’idées à capturer pour les mettre aussi rapidement possible dans une newsletter. Elle est une pratique, pour ne pas dire une Praxis, dans laquelle les idées se mêlent aux moyens technologiques. Au-delà d’un podcast et d’une newsletter, il possède sa propre communauté privée, sa propre monnaie (Life token), une entreprise de mariage arrangés, et vient de lancer, il y a quelques mois, son service d’aide à l’écriture via IA.
Voici notre conversation.
Marquis2Baillon : Tu possèdes une spécialisation en Science Sociale et Data-science. Comment en es-tu venu à cela ?
Justin Murphy : J’ai toujours été intéressé par la philosophie politique et j’étais vraiment attiré par la poursuite d’une vie intellectuelle. J’étais particulièrement intéressé par la philosophie française du 20e siècle, avec des gens comme Sartres, Bourdieu et Lacan. J’ai même passé un mois à Montréal pour apprendre le français, et ce jusqu’à atteindre un niveau très honorable. Malheureusement, j’ai rapidement compris que je ne trouverais pas de travail dans ce domaine, et venant d’une famille pauvre, j’avais absolument besoin d’un emploi à la fin de mon doctorat. Je me suis donc réorienté vers les sciences sociales qui offraient plus d’opportunités.
J’ai ensuite décroché un poste d’enseignant d’université en Angleterre et j’ai ainsi pu publier des articles dans des revues de premier plan. J’aurais pu garder ce poste à vie, et j’ai d’abord pensé qu’il me suffirait de faire dix ans et qu’au bout de ces dix ans que je pourrais enfin dire ce que je voudrais. Mais je me suis vite rendu compte que pour travailler dans le milieu universitaire, il fallait suivre certaines règles qui vous entraînent inévitablement vers un mode de vie à la fois factice et contraignant, ce qui était en totale opposition avec ma vision de la vie intellectuelle.
Pour moi, la vie intellectuelle implique la parrhésie, un terme utilisé par Michel Foucault pour parler du philosophe Diogène, pratique où l’intellectuel prend un risque en parlant honnêtement. En tant que professeur, j’espérais pouvoir avoir à la fois un travail et une plateforme, pour finalement exercer ce style de vie parrèsiastique radical. Mais rapidement compris que l’université ne proposait rien d’autre que vide et bureaucratie.
M2B : En effet, quelque chose qui m’avait beaucoup marqué pendant les études, c’était la dissonance entre ce qui était possible de faire avec les technologies émergentes et ce que permettait le cadre institutionnel.
JM : Oui ! Les institutions deviennent de plus en plus fausses, alors que la Tech devient de plus en plus intéressante, avec des choses comme le Bitcoin, mais aussi la creator economy. La Tech devient de plus en plus rentable et libératrice quand l’Académie devient de plus en plus fauchée et ennuyeuse. S’en est même triste : on le voit avec la présidente d’Harvard qui a été forcée de démissionner pour une affaire de plagiat [1].
M2B : Quand tu étais professeur, une vidéo qui m’avait beaucoup intéressée était ton cours sur la théorie de l’information, où tu abordais l’opposition entre l’information et le bruit. Je trouve que c’est un sujet qui tend à devenir de plus en plus pertinent avec l’intensification de l’hystérie dont nous sommes témoins sur les médias et autres réseaux sociaux.
JM : Oui, la différence entre le bruit et un message est qu’un message a un coût. Les philosophes de l’Antiquité le savaient, mais ce concept n’a été théorisé qu’au début du 20e siècle dans le domaine des mathématiques. Ça en revient à ce que je disais à propos de la parrhésie : pour faire entrer un message dans l’esprit des gens, il faut payer un prix pour prouver qu’il ne s’agit pas de paroles en l’air, de cheap talk.
M2B : Quand tu étais encore professeur, tu as eu une série de tweets polémiques qui ont été jusqu’à faire les gros titres des journaux, des polémiques qui entraîneront ton renvoi de l’Université. Peux-tu nous en dire plus ?
JM : Je n’ai pas été renvoyé, je suis parti de ma propre volonté. Peut-être y avait-il déjà une procédure contre moi, mais je ne voulais pas perdre mon temps et je ne voulais plus être ici. Je voulais faire une démonstration de force et travailler à plein temps sur Internet. J’aurais pu jouer le jeu du professeur injustement banni du monde universitaire, comme Bret Weinstein [2], mais j’avais des choses bien plus intéressantes à faire.
C’est fou, mais aujourd’hui, on peut travailler comme professeur sur Internet et en vivre, sans même avoir un million d’auditeurs. Il suffit juste d’avoir une audience significative. Ce qui compte vraiment à long terme, c’est d’avoir une niche et un public d’élites. Si vous vous concentrez sur ce but, et ce à long terme, vous pouvez créer votre entreprise, et finalement changer le monde, et ce simplement en modifiant la manière de penser de quelques personnes élites fortunées.
M2B : Tu es fasciné par le travail de Nick Land, et cela, bien avant que ça ne soit cool. Et même aujourd’hui, malgré sa notoriété, il reste pour toi « l’un des penseurs les plus sous-cotés du moment ».
JM : J’ai découvert Nick Land pendant mes études, il y a dix ans. Ce qui m’a vraiment frappé chez lui, c’est son parcours : il est passé d’un professeur Marxiste idiosyncrasique à celui d’un écrivain réactionnaire exilé en Chine. C’est ce genre de démarche que l’on ne peut entreprendre que si l’on est véritablement en quête de quelque chose. Un très petit nombre de personnes décident de quitter le monde universitaire. On en revient toujours à la parrhésie, la volonté de payer un prix. C’est une démarche qui nous invite à tant à diriger notre attention, à se dire : « Nous devrions examiner ce message avec plus d’attention ».
M2B : Cette gestuelle, de tout sacrifier ce qui est utilitaire (le monde de l’Académie) pour l’idée pure rappelle beaucoup ce que définit George Bataille comme l’érotisme.
JM : Oui, les philosophes français en savent quelque chose. La nécessité de se sacrifier pour échapper à la mégamachine algorithmique. Le concept de la mégamachine est que chacun optimise pour ce qui lui semble rationnel, rationalité qui finit par former cette IA qui forme maintenant le système capitaliste mondial. Et la seule façon d’échapper à ce système est d’en payer le prix, et cela sans aucune compensation.
Et quand vous payez ce prix, vous avez l’impression de mourir socialement. Mais avec Internet, vous pouvez construire votre propre système. Nous entrons donc dans une nouvelle ère, une ère où nous pouvons mettre la philosophie en pratique, où chacun peut construire son propre et étrange life style.
M2B : En parlant de Nick Land, l’accélérationnisme a le vent en poupe.
JM : Oui ! L’accélérationnisme est de retour, et tout le monde, de Garry Tan à Marc Andreessen, arbore désormais l’e/acc. Cependant, peu de gens savent que l’e/acc est une résurgence d’un obscur cercle théorique auquel j’ai participé, sur Twitter, il y a environ 6 ans.
La convention de nommage « X/acc » fait référence à un moment étrange et oublié de l’histoire de l’Internet. Plus de 6 ans avant e/acc, il y avait l/acc, r/acc, u/acc, et g/acc.
L/acc est l’acronyme de Left Accelerationists (Accélération de Gauche), qui souhaite une accélération du techno capitalisme, mais avec un contrôle étatique/démocratique (soit par le gouvernement, soit par la distribution). Le principal représentant est Inventing the Future de Srnicek et Williams.
R/acc est l’acronyme de Right Accelerationists (Accélération de Droite), qui veut l’accélération mais cela en minimisant le contrôle humain ; comme de l’anarcho-capitalisme : commercialisez tout au maximum et ne laissez que les plus forts survivre. Son principal représentant était le blog Xenosystems de Nick Land.
U/ACC est l’acronyme de Unconditional Accelerationists (Accélération Inconditionnelle). Ces derniers pensent que l’accélérationnisme est tout simplement une réalité empirique ; l’action humaine est éclipsée et préférer une version de Gauche ou de Droite n’a pas de réel intérêt. C’était dans à l’époque mon camp.
Ensuite, pendant une courte période, il y a eu une prolifération d’autres /acc, comme g/acc qui était pour l’accélérationnisme du genre. The Other Life Podcast avait invité Nyx Land [3] pour parler de de dernier et nous avons également fait un exposé sur l’accélérationnisme catholique [cath/acc, maintenant arboré par Justin Murphy sur son profil Twitter]. En 2017, il était encore dangereux de dire publiquement que les politiques « woke » étouffaient la culture. Vous pouviez vraiment être expulsé de groupes respectables pour avoir dit cela, ce qui a d’ailleurs été mon cas ! Nous avions un Slack privé alias « CaveTwitter ». « X/acc » était l’underground. Je suis heureux de le voir refaire surface.
M2B : Comme Nick Land tu as été l’un des premiers à inviter Curtis Yarvin.
JM : C’est aussi un penseur très intéressant. Il pousse ce que l’on peut appeler une mentalité d’informaticien, et il a été capable de le faire d’une manière très peu commune pour quelqu’un de la Silicon Valley. Quand on y pense, la Silicon Valley n’a pas beaucoup d’intellectuels polémiques. On peut parler de Peter Thiel ou de Marc Andressen, mais ils sont loin d’être des parrhèsiens radicaux. Lorsque j’ai fait ma keynote avec Curtis, il était encore considéré comme un personnage extrêmement radioactif. Il était très discuté en privé, mais personne ne voulait se risquer à faire un podcast avec lui.
M2B : A propos du potentiel de la France…
JM : Je pense que de grandes opportunités s’offrent à vous, en France. Pour beaucoup de gens, la France, et en particulier Paris, a encore beaucoup de charme : il y a des choses comme la Paris Review [4] et tant de symboles romantiques du passé. Je pense qu’il faut construire quelque chose en France et distribuer cela à une audience mondiale. Il ne fait aucun doute qu’il y a en France des jeunes hommes de 18 ans qui lisent Nick Land et tous les auteurs contemporains intéressants. Ce qu’il faut faire, c’est trouver ces jeunes auteurs, les faire écrire en français et faire traduire tout cela en anglais. Si personne ne fait ce travail, c’est qu’il y a un alpha [retour sur investissement potentiel, terme boursier] de dingue à le faire.
Le Penseur Souverain
En somme, si je devais résumer, c’est à nous qu’il appartient d’inventer une nouvelle manière de penser, de philosopher. Au-delà des souverainetés Nationale et Numérique (rire), il en existe une autre, imperceptible : celle de l’individu. Une souveraineté bien étrangère et pourtant très française, que Justin Murphy extrapole, update, à grands renforts de technologies considérées comme hérétiques aux yeux de notre intelligentsia : cryptomonnaies, communautés privées et virtuelles, AI. Justin Murphy est le Penseur Souverain.
M2B : Un mot pour la fin ?
JM : Je voudrais que vous sachiez que la France occupe une place très spéciale dans mon cœur.
Notes diverses
[1] Nous parlons là de Claudine Gay a démissionné de son poste de présidente d’Havard suite a des accusations de plagiat.
[2] Brett Weinstein était professeur au lycée libertaire d’Evergreen et avait été licencié suite à son opposition aux politiques « Woke » poussées par la nouvelle Direction. S’il est connu pour faire parti de ce qu’on appellera l’Intellectual Darkweb, il est souvent pris comme archétype d’une Gauche Caliméro (« à Gauche mais pas trop » pour reprendre les mots de Curtis Yarvin), montrant les problèmes sans jamais poser de solution viable. Plus d’informations sur les événements d’Evergreen : https://youtu.be/u54cAvqLRpA?si=qWEPY6ukYtCTcLTj
[3] Nyx land est l’auteur de Gender Acceleration : a black paper. Son travail est dérivé de celui de Sadie Plant du CCRU.
[4] The Paris Review est une revue littéraire trimestrielle anglophone fondée en 1953 à Paris par Harold L. Humes, Peter Matthiessen et George Plimpton. Installée à New York depuis 1973, elle est depuis devenue l’une des plus influentes publications dans le monde des écrivains émergents ou reconnus. (Wikipedia)
Une inspiration, merci pour cet entretien.