Au-delà de la physique quantique, un autre phénomène est venu bousculer la vision matérialiste. La conscience. Pourquoi y a-t-il de la conscience dans l’univers ? Comment les processus physiques donnent-ils naissance à la conscience ? Comment peut-il y avoir une expérience subjective dans un monde objectif ? À l’heure actuelle, personne ne connaît les réponses à ces questions pourtant cruciales. Et si j’ai défini le « sens de la vie » comme la création d’entropie, on peut toujours se demander pourquoi nous créons de l’entropie en premier lieu, ou encore pourquoi cette dernière est liée à l’information détenue par un observateur doué de conscience.
Il s’agit d’un questionnement récurrent parmi les spécialistes des sciences cognitives, qui ne savent pas encore l’expliquer. C’est ce que David Chalmers appelle le « problème difficile » de la conscience (the hard problem of consciousness).
Pour le résumer simplement, il y a les problèmes faciles, qui relèvent directement de fonctions nécessaires à la vie dont on arrive pleinement à concevoir l’intérêt et à observer l’activité cérébrale associée. Mais il y a ce phénomène qu’on n’arrive pas à expliquer, qui relève de l’expérience subjective. Cela dépasse donc la psychologie qui va étudier scientifiquement l’esprit, pour toucher à la phénoménologie, la manière dont les humains interprètent leurs expériences subjectives.
Lorsque vous observez mon cerveau au scanner, vous pouvez voir l’activité cérébrale d’un état mental, mais vous ne pouvez pas ressentir l’expérience de cet état mental que je vis subjectivement, appelé qualia. Quel est ce phénomène si spécial et subjectif, ce fait de ressentir une expérience et d’être conscient que nous sommes en train de ressentir une expérience ? C’est cela que David Chalmers nomme le problème difficile de la conscience. Est-ce que nous serons capables de l’expliquer pleinement par des phénomènes physiques ? Est-ce une simple illusion ? Est-ce une propriété fondamentale de l’Univers qui serait d’abord esprit et non matière ? Et, dans ce cas, est-il utopiste de penser qu’on pourrait un jour insuffler la conscience à une machine ?
Les différents points de vue sur la conscience
Il est possible de considérer deux points de vue sur la nature de la conscience, eux-mêmes subdivisibles : les monistes et les dualistes.
1) Les monistes, les matérialistes, ou plutôt les physicalistes, car ils ont fait évoluer leur vision du monde pour dépasser la simple matière et inclure tous les phénomènes physiques, pensent que la conscience est le résultat des lois de la physique.
1.a) les fonctionnalistes sont largement majoritaires et pensent que ces phénomènes sont purement physiques, que la conscience est une propriété émergente et qu’on saura, dans un futur plus ou moins proche, expliquer ce qui est encore inexplicable aujourd’hui. On trouvera parmi ceux-là des gens comme Stanislas Dehaene.
1.b) Les illusionnistes, des matérialistes un peu particuliers, qui pensent que la conscience n’existe pas et qu’il ne demeure qu’une illusion de conscience. Par exemple, le psychologue britannique Max Velmans soutient que presque tout vient de l’inconscient et que la plupart de nos fonctions cognitives, sinon toutes, continueraient de fonctionner de la même façon si nous étions des zombies. Le meilleur moyen de sauver le matérialisme serait alors de ne même pas tenter d’expliquer le problème difficile de la conscience et de simplement le nier. On ne peut pas l’expliquer, alors c’est que ça ne doit pas exister. Voilà le point de vue des illusionnistes dont on tient pour le père Daniel Dennett. David Chalmers confie également que s’il était matérialiste il serait aussi un illusionniste. Cette illusion serait un trait favorable sélectionné par l’évolution. Mais cette dernière favorisant seulement notre capacité à interagir avec notre environnement, ne nous aurait pas doté des capacités nécessaires à comprendre ce qu’est ce phénomène de conscience qu’on pense ressentir.
2) Les dualistes pensent que les lois de la physique sont les résultats de la conscience et donnent donc le primat à l’esprit. Au sein de cette famille on trouvera deux autres hypothèses :
2.a) Les panpsychistes, lesquels confèrent une conscience à tout élément et dont certains se défendent d’être dualistes. Ils établissent néanmoins une différence entre corps et esprit. Ses représentants seront, entre autres, Galen Strawson et David Chalmers. Le terme fut introduit par le philosophe Thomas Nagel, et désigne une vision de la conscience dans laquelle cette dernière est présente partout, même dans la moindre particule comme les protons et les électrons, mais pas nécessairement dans un caillou comme je l’entends dire parfois. Pour eux, il serait nécessaire de penser le monde en y intégrant de nouveau l’esprit. Sans cela, comment pourrions-nous expliquer certaines choses comme l’intentionnalité ou encore le sens que l’on attribue aux choses ? Et cette intentionnalité, signe de conscience se retrouverait dans les plus petites cellules comme dans la vidéo ci-dessous montrant un globule blanc chassant une bactérie.
Les grandes avancées des sciences physiques et biologiques ont été rendues possibles en excluant l’esprit du monde physique. Cela a permis une compréhension quantitative de ce monde, exprimée par des lois physiques intemporelles et formulées mathématiquement. Mais à un moment donné, il sera nécessaire de repartir sur une compréhension plus globale qui inclut l’esprit. […] D’un côté, il y a l’espoir que tout peut être expliqué au niveau le plus élémentaire par les sciences physiques, étendues à la biologie. De l’autre côté, il y a des doutes quant à la possibilité d’accommoder la réalité de caractéristiques de notre monde tels que la conscience, l’intentionnalité, le sens, le but, la pensée et la valeur dans un univers constitué au niveau le plus élémentaire uniquement de faits physiques – des faits, aussi sophistiqués soient-ils, du type révélé par les sciences physiques.
Thomas Nagel, Mind and Cosmos
2.b) les idéalistes, lesquels tendent à penser que ce qu’on nomme « réalité » ne serait en fait qu’une représentation de la réalité générée par notre conscience et que la réalité nous est imperceptible. On trouve dans ce groupe Bernardo Kastrup et son idéalisme naturaliste qui se veut étayé et en accord avec les connaissances actuelles. Il demeure assez stimulant pour l’esprit, même s’il peine à me convaincre. Pour lui, les panpsychistes ne vont pas assez loin, la conscience n’est pas seulement dans une myriade d’éléments, elle est réellement partout. Il s’inscrit dans les pas de Schopenhauer et Schrödinger en présentant une vision du monde dans laquelle le cosmos est une conscience unitaire ayant une expérience, et nous sommes chacun des « alters » de cette conscience. De la même façon qu’on peut observer les interactions matérielles qui s’établissent au sein du cerveau humain grâce à des capteurs sans qu’on ne puisse ressentir ce qu’une autre personne ressent, le cosmos serait semblable à une énorme conscience ayant une expérience dont on ferait partie. Autrement dit, comme Schopenhauer le pense, il y aurait deux mondes, le monde « réel » et le monde tel qu’on le perçoit qui ne serait qu’une représentation émanant de notre cerveau. Nos sens, nos connaissances, l’appétit qui nous vient à la vue d’une pomme rouge, le goût qu’on ressent quand on la déguste… tout cela ne serait qu’une production de notre conscience de façon à nous duper pour qu’on accomplisse notre tâche au mieux. Nous n’aurions pas accès au monde réel et serions seulement capables de l’appréhender au travers d’un dashboard qu’on tient pour le monde réel. Ce n’est pas la matière qui ferait naître la conscience. Au contraire, la matière ne serait qu’un phénomène généré par la conscience. Une autre forme d’étant aura lui une expérience complètement différente du réel, une autre représentation du monde produite par son propre cerveau. De cette façon, des organismes disposant de différents gènes auront deux dashboards différents. Ça parait farfelu au premier abord – et le reste encore un peu au deuxième abord – mais cela respecte nos connaissances sur la thermodynamique et l’évolution, en plus de pouvoir expliquer en partie l’importance capitale de l’information.
Toutes ces interprétations souffrent de lacunes. Cela demande une croyance assez forte de penser qu’on serait des « alters » d’une conscience unitaire, ou que la conscience relèverait de l’illusion. Ce pourrait être une question inextricable d’un point de vue humain. Le neurochirurgien Henry Marsh émet d’ailleurs l’hypothèse que « le cerveau pourrait ne jamais pouvoir se comprendre lui-même », de la même façon qu’on ne peut pas « couper du beurre avec un couteau fait de beurre ». Le choix de se porter vers l’une ou l’autre, pour moi, ne se fait pas sans questionnement. Et si j’ai une préférence pour le fonctionnalisme, je crois que Thomas Nagel pose quand même des questions intéressantes.
Le fait inéluctable qui doit être pris en compte dans toute conception complète de l’univers est que l’apparition d’organismes vivants a finalement donné lieu à la conscience, à la perception, au désir, à l’action et à la formation de croyances et d’intentions sur la base de raisons. Si tout cela a une explication naturelle, ces possibilités étaient inhérentes à l’univers bien avant que la vie n’existe, et inhérentes à la vie primitive bien avant l’apparition des animaux. Une explication satisfaisante montrerait que la réalisation de ces possibilités n’était pas désespérément improbable, mais qu’elle était très probable compte tenu des lois de la nature et de la composition de l’univers. Elle révélerait l’esprit et la raison comme des aspects fondamentaux d’un ordre naturel non matérialiste. […] En résumé, les insuffisances respectives du matérialisme et du théisme en tant que conceptions transcendantes, et l’impossibilité d’abandonner la recherche d’une vision transcendante de notre place dans l’univers, conduisent à l’espoir d’une compréhension élargie mais toujours naturaliste qui évite le réductionnisme psychophysique. Le caractère essentiel d’une telle compréhension serait d’expliquer l’apparition de la vie, de la conscience, de la raison et de la connaissance non pas comme des effets secondaires accidentels des lois physiques de la nature ni comme le résultat d’une intervention intentionnelle de l’extérieur dans la nature, mais comme une conséquence non surprenante, sinon inévitable, de l’ordre qui gouverne le monde naturel de l’intérieur. Cet ordre devrait inclure les lois physiques, mais si la vie n’est pas seulement un phénomène physique, l’origine et l’évolution de la vie et de l’esprit ne pourront pas être expliquées par la physique et la chimie seules. Une forme d’explication élargie, mais toujours unifiée, sera nécessaire, et je soupçonne qu’elle devra inclure des éléments téléologiques.
Thomas Nagel, Mind and cosmos
« Expliquer l’apparition de la vie, de la conscience, de la raison et de la connaissance non pas comme des effets secondaires accidentels des lois physiques de la nature ni comme le résultat d’une intervention intentionnelle de l’extérieur dans la nature, mais comme une conséquence non surprenante, sinon inévitable, de l’ordre qui gouverne le monde naturel de l’intérieur. »… Il me semble que c’est ce que nous avons fait dans les articles précédents ; et ce que Thomas Nagel n’a pas perçu puisqu’il définit la vie comme « des systèmes auto-réplicatifs capables de soutenir l’évolution par sélection naturelle ». C’est une erreur qu’on retrouve chez David Chalmers qui le conduit aux mêmes impasses.
Les phénomènes biologiques en fournissent une illustration claire. La reproduction peut être expliquée en rendant compte des mécanismes génétiques et cellulaires qui permettent aux organismes de produire d’autres organismes. L’adaptation peut être expliquée en rendant compte des mécanismes qui conduisent à des changements appropriés des fonctions externes en réponse à une stimulation environnementale. La vie elle-même s’explique par les différents mécanismes qui permettent la reproduction, l’adaptation et autres.
David Chalmers, L’esprit conscient
Or, comme nous l’avons vu, la vie serait plutôt une structure dissipative, capable d’auto-catalyse, d’homéostasie et d’apprentissage, ce qui lui confère une approche comprise par son tout et non seulement dans ses parties, mais aussi un but donc nécessairement une intentionnalité. Sachant que le rôle de la vie est de dissiper de l’énergie et qu’à cet effet elle a besoin de mémoriser et traiter des informations, je crois que le cerveau, la raison, la connaissance ont avant tout pour but d’augmenter la capacité à mémoriser et traiter des informations sur notre environnement dans le but de mieux dissiper l’énergie. Quid de la conscience ?
Apparition et rôle de la conscience
Reprenons le schéma illustrant l’apparition des différentes structures dissipatives et tentons de comprendre à quel moment apparaît la conscience d’un point de vue fonctionnaliste, c’est à dire dans le but de remplir des tâches et guider le comportement.
Il est assez simple de placer ici l’apparition de la vie à partir des cycles autocatalytiques et des gènes. De la même façon, la raison apparaît avec le cerveau et l’Homme. Pour ce qui est de la connaissance cela devient déjà plus délicat. La connaissance est la clef de la néguentropie. Les données existent indépendamment de l’observateur et tant qu’elles ne sont qu’à l’état de données, elles restent largement entropiques. Reprenons la métaphore de Kastrup du dashboard. Si vous aviez un dashboard vous fournissant toutes les données brutes de l’univers, cela ne vous permettrait pas d’agir efficacement et vous vous dirigeriez rapidement vers la mort. Un dashboard efficace doit vous offrir uniquement les informations qui vous sont capitales et vous permettent d’agir efficacement. C’est ce que fait l’évolution via les gènes et c’est ce que vous faites vous même avec votre cerveau.
Le cerveau lui-même se comporte comme une vaste institution dont l’effectif approche la centaine de milliards de neurones. Il lui faut donc, lui aussi, des notes de synthèse. Le rôle de la conscience semble être de simplifier la perception de l’environnement en n’en proposant qu’un résumé pertinent, qui est transmis à toutes les autres aires impliquées dans la mémoire, la décision et l’action. Pour être utile, cette synthèse consciente doit être stable et unifiée. Au beau milieu d’une crise nationale, il serait absurde que le FBI transmette au président des milliers de notes, chacune portant un brin de vérité, en lui laissant le soin de les réunir. De même, le cerveau ne peut se contenter d’un flux continu de données brutes et disparates. Il doit assembler ces bribes en un tout cohérent.
Stanislas Dehaene, Le code de la conscience
L’observateur va capturer ces données et les classer, donc les mettre en forme, leur conférant ainsi le statut d’information. Mais ce n’est que lorsque ce même observateur sera capable d’établir des liens entre ces informations qu’on pourra parler de connaissances. Un lien entre une information stockée dans un gène et un aspect de l’environnement est donc bien une connaissance et cette connaissance va favoriser la néguentropie de son porteur. Mais toute connaissance n’est pas égale, certaines sont plus perspicaces que d’autres, et donc la capacité à les identifier, à les sélectionner va être capitale pour maintenir un état néguentropique.
Ainsi, de la même façon que l’évolution va constituer un moyen d’apprentissage de l’environnement, je crois que ce que l’on appelle la conscience n’est ni plus ni moins que cette capacité de notre système nerveux et de notre cerveau à capturer, identifier et sélectionner les informations afin de nous fournir les connaissances capitales sur notre environnement que l’on va traiter et relier entre elles grâce à l’intelligence.
L’hypothèse de départ est simple : la conscience n’est rien d’autre que le partage global d’une information. Le cerveau humain possède des réseaux de connexions à longue distance, particulièrement au sein du cortex préfrontal, dont le rôle est de sélectionner les informations les plus pertinentes et de les diffuser à l’ensemble du cerveau. La conscience est un dispositif évolué qui nous permet de maintenir l’information en ligne. Une fois qu’une information est devenue consciente, elle peut être redirigée vers n’importe quelle autre région du cerveau, en fonction de nos objectifs, et donc être nommée, évaluée, mémorisée ou incorporée à nos plans d’action.
Stanislas Dehaene, Le code de la conscience
On pourra alors distinguer une conscience assez « élémentaire », qui va s’en tenir aux perceptions sensorielles, et une conscience de soi, ou « métacognition », qui introduit nécessairement la capacité de réfléchir à ses propres états mentaux, et nécessite donc une subjectivité ou une illusion de subjectivité.
Ce qui est tout de même fascinant à propos de la conscience de soi, c’est qu’elle paraît impliquer une « boucle étrange », une circularité, voire une contradiction. Quand je me penche sur moi-même, le « je » apparait deux fois : celui qui perçoit se confond avec celui qui est perçu. Comment opère cette forme récursive d’une conscience qui s’examine elle-même ? Nous touchons ici à une nouvelle acception de la conscience, que les spécialistes de sciences cognitives appellent la métacognition : la capacité de réfléchir à ses propres états mentaux.
Satnislas Dehaene, Le code la conscience
Le sujet de la connaissance, par son identité avec le corps, devient un individu ; dès lors, ce corps lui est donné de deux façons toutes différentes : d’une part comme représentation dans la connaissance phénoménale, comme objet parmi d’autres objets et comme soumis à leurs lois ; et d’autre part, en même temps, comme ce principe immédiatement connu de chacun, que désigne le mot Volonté.
Arthur Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation
Tous les êtres sentients disposeront donc d’une conscience. Les « problèmes faciles de la conscience » ne relèveraient donc que des fonctions, des actions pures, et le problème difficile de la conscience serait lié au sens que l’on donne à ses actions, de façon subjective. La conscience serait alors intimement liée à l’apparition de la compréhension que nous sommes capables d’agir. Alors est-ce que la conscience naîtrait de notre sociabilité comme le laisse penser Nietzsche, ou est-ce que la société humaine acquiert une nouvelle forme de conscience collective à partir de la cité ? Celle-là même qui va naître du « cerveau global » généré par les consciences individuelles mesurant leur capacité d’action, et donc d’action collective se matérialisant dans des projets, comme le suggère Pierre Manent ?
La conscience n’est qu’un réseau de communications entre hommes ; c’est en cette seule qualité qu’elle a été forcée de se développer : l’homme qui vivait solitaire, en bête de proie, aurait pu s’en passer.
Nietzsche, Le gai savoir
Un projet suppose que nous sommes capables d’agir et que notre action est capable de transformer notre situation ou les conditions de notre vie. […] Nous sommes capables d’agir. Capables d’agir : cela contient tout un monde ! Les hommes ont toujours agi en quelque façon, mais ils n’ont pas toujours su qu’ils étaient capables d’agir. […] Au commencement, les hommes cueillent, pêchent, chassent, ils font même la guerre, qui est une sorte de chasse, mais ils agissent le moins possible. Ils laissent le plus d’espace possible aux dieux, et quant à eux, les hommes, ils s’entravent le plus possible par toutes sortes d’interdits, de rites, de contraintes sacrées. C’est pourquoi l’action humaine, l’action proprement humaine, apparaît d’abord comme crime, transgression. C’est précisément, selon Hegel, ce que donne à voir la tragédie grecque : l’action innocemment criminelle. La tragédie raconte ce qui ne peut pas être raconté, le passage de ce qui précède l’action à l’action proprement humaine. Elle raconte le passage à la cité, l’advenue de la cité. Car la cité rend capable d’agir ; la cité est cette mise en ordre du monde humain qui rend possible et significative l’action.
Pierre Manent, la métamorphose de la cité
Est-ce que le Soleil a une conscience ? Est-ce que la Terre a une conscience ? Est-ce qu’un procaryote a une conscience ? Est-ce qu’une société humaine a une conscience ? Est-ce un phénomène réservé aux humains ? Si oui, à quel moment apparaît-elle ? Est-ce qu’aucun de ces éléments n’a de conscience et que les humains n’ont qu’une illusion de conscience ? J’aurais beaucoup de peine à y répondre clairement, mais je ne crois pas que la conscience, en tant que capacité à éprouver des choses subjectivement, soit en chaque chose.
Je n’imagine pas que le soleil ait une conscience, mais je commets peut-être là un excès d’anthropomorphisme ; et il existe peut-être différents types de conscience. À tout le moins, on observe certaines similarités entre des processus touchant la conscience humaine, l’écosystème et les sociétés humaines qu’on pourrait rapprocher de l’intelligence. À un niveau d’abstraction suffisante, il est possible de définir l’intelligence comme le processus sous-tendant l’homéostasie et l’apprentissage d’un système qui conduit à la construction de l’information, donc l’augmentation de l’ordre et la réduction d’entropie locale. Toutes les structures dissipatives font donc preuve d’intelligence puisque, au sein d’un Univers tendant vers l’entropie, elles représentent une singularité, une improbabilité qui se maintient dans le temps.
C’est ce qui poussa James Lovelock, qui fête ses 102 ans cette année (il est en fait décédé depuis la rédaction de l’article), à émettre dès 1970 ce qu’il appelle l’hypothèse Gaïa, postulant que la Terre fonctionne comme un organisme vivant doué d’un système de rétroactions. Hypothèse qu’il a affinée pendant 50 ans et qui s’en tient, à l’heure actuelle, seulement à une intuition soutenue par un faisceau d’indices. Mais alors est-ce que la conscience ne serait pas tout simplement ces systèmes de rétroactions ?
Embrasement, bifurcations et avalanches
François Roddier nous apprend qu’on trouve une propriété commune aux molécules et aux individus d’une société qui est la capacité de s’auto-organiser. Par exemple, les molécules d’eau s’organisent pour former des cristaux de glace en passant de l’état liquide à l’état solide. Est-ce que le processus d’auto-organisation des sociétés humaines aurait-il quelque relation avec les changements d’état de la matière ?
Les physiciens nomment ces changements d’état transitions de phase. Ils distinguent les transitions de phase abruptes et les transitions de phase continues. Par exemple, l’apparition du brouillard due à la condensation de l’eau dans l’atmosphère est une transition de phase abrupte. Il semblerait au contraire que les structures dissipatives s’auto-organisent à la manière des transitions de phase continues. La transformation de l’eau liquide en vapeur est une transition de phase continue qui s’observe à une température et une pression bien précises.
Mais François Roddier nous fournit un autre exemple qui est le passage du ferromagnétisme au paramagnétisme. Le fer s’aimante au contact d’un aimant et se désaimante à une certaine température de 770 degrés Celsius appelée point critique et tout phénomène auto-organisé va tourner autour de ce point critique. Le fer passe de ferromagnétique à paramagnétique.
Fort de cette connaissance, un chercheur allemand, nommé Ernst Ising, a développé un modèle de cette transition. Il a mis plusieurs particules de fer, les unes à côté des autres, se comportant comme de petits aimants élémentaires, appelés spins, présentant deux orientations possibles, haut ou bas. Au-delà du point critique et sans champ magnétique, les spins vont être constamment désordonnés et changer d’orientation rapidement de façon anarchique. Mais si on réduit la température, ils vont changer de position moins souvent et vont avoir tendance à s’aligner sur leur voisin ce qui permet d’observer ce qu’on appelle une avalanche qui voit les spins adopter la même position de proche en proche.
On va trouver alors des zones homogènes dites « domaines d’Ising » où toutes les particules ont la même orientation. Sans champ magnétique, on va trouver à peu près autant de domaines d’Ising dans une orientation que dans l’autre dont les spins de deux domaines opposés seront en compétition. Le retournement d’un spin est alors généré par l’agitation thermique des atomes de fer qu’on appellera énergie d’activation. L’énergie libérée par le retournement d’un spin peut alors servir d’énergie d’activation pour retourner d’autres spins. On observe alors une cascade ou avalanche de retournements de spins. Lorsqu’un système métastable devient brusquement plus stable grâce à une légère énergie d’activation qui en libère encore plus, on parle de bifurcation.
Et on retrouvera ce modèle dans tous les processus d’auto-organisation déclenchés par des fluctuations aléatoires. Certains physiciens pensent que l’Univers a pour origine une fluctuation quantique. Les galaxies et les étoiles ont pour origine des fluctuations de densité de la matière. Les courants de convection, ou les courants atmosphériques, naissent de fluctuations thermiques. En biologie, les espèces végétales et animales naissent de fluctuations génétiques.
Mieux encore, ce modèle peut aussi s’appliquer en sciences humaines. Les animaux évolués tendent à s’imiter les uns les autres comme les spins « imitent » leurs voisins. On parle de retournement d’opinion comme on parle de retournement de spin. Comme les spins, les individus peuvent coopérer ou être en compétition. Les sociétés humaines s’auto-organiseraient elles-mêmes selon un processus tout à fait semblable à celui des transitions de phases continues qui auraient pour origine des fluctuations culturelles. Cela explique pourquoi il est difficile de prédire l’évolution d’une structure dissipative. On le constate pour les prévisions météorologiques. On le constate encore davantage pour le comportement d’un animal, d’une personne ou d’une société.
Mais quel rapport avec la conscience ? Nous avons vu que, en tant que structure dissipative, un organisme vivant importe de l’information de son environnement auquel il s’adapte en s’auto-organisant de façon à maximiser le flux d’énergie qui le traverse. On pourrait s’attendre donc à ce que le cerveau s’auto-organise pour maximiser la dissipation d’énergie à la manière d’une structure dissipative, c’est-à-dire comme une transition de phase au point critique. Il semble que ce soit effectivement le cas.
Stanislas Dehaene nous indique, au sujet de la conscience, qu’elle semble fonctionner de façon assez similaire. Il indique qu’on observe une « explosion soudaine d’activité, dans laquelle tous les neurones, qui sont suffisamment interconnectés, s’autoactivent mutuellement pour former une « assemblée réverbérante ». Certains neurones en excitent d’autres et vont donner lieu à une transition de phase ou une bifurcation que Stanislas Dehaene nomme embrasement.
Dans le modèle, l’accès à la conscience correspondait à ce que la physique théorique appelle une « transition de phase » – le passage soudain d’un état à un autre. […] Soit les neurones restent à un niveau d’activité faible, soit leur excitation dépasse un seuil critique et ils s’emballent d’un seul coup. L’avalanche d’activité s’autoamplifie et certains groupes de neurones voient leur activité devenir frénétique. La frontière entre ces deux états est mince. Elle rend imprévisible le sort d’un stimulus d’intensité intermédiaire. En fonction des conditions initiales et du hasard propre à chaque simulation, la même stimulation sensorielle peut soit s’évanouir rapidement, soit déclencher une avalanche qui modifie l’ensemble du réseau.
Stanislas Dehaene, Le code de la conscience
Il conclura que ses propres observations et celles d’autres équipes soutiennent pleinement le concept d’avalanche suivie d’un embrasement du cortex. Mieux encore, il nous indique que le cerveau est constamment parcouru de fluctuations aléatoires qui constituent un « bruit » neuronal participant à faire varier les chances de passer le seuil déclenchant une avalanche.
Dès le tout début de nos réflexions sur la conscience, mes collègues et moi avions remarqué que le concept de transition de phase capturait bon nombre des propriétés de la perception consciente. Comme l’eau qui gèle, la conscience possède un seuil : un stimulus bref va rester subliminal, tandis qu’un autre à peine plus long sera pleinement visible. La plupart des systèmes physiques autoamplifiés possèdent un point de non-retour au-delà duquel le changement survient d’un seul coup, en fonction de la présence de petites impuretés ou de fluctuations aléatoires. Selon nous, il en va de même pour le cerveau.
Stanislas Dehaene, Le code de la conscience
Finalement Stanislas Dehaene mettra en avant 4 signatures d’accès à la conscience, c’est-à-dire des événements neuronaux qui se déroulent systématiquement dans le cerveau d’un observateur lorsqu’il dit percevoir consciemment un phénomène et qui constituent autant de marqueurs cérébraux d’une pensée consciente. En plus de l’embrasement qui constitue cette première signature, l’électroencéphalogramme montre une onde tardive appelée P3 ou P300 qui constitue une deuxième signature. Une troisième signature est une explosion tardive et soudaine d’ondes de haute fréquence et, quatrième et dernière signature, une synchronisation des signaux que s’échangent les aires corticales les plus éloignées les unes des autres.
Les enregistrements intracrâniens ouvrent une fenêtre exceptionnelle sur la dynamique de l’activité corticale. Les électrophysiologistes distinguent de nombreux rythmes au sein du cerveau. En état de veille, le cortex émet quantité de fluctuations électriques qui peuvent être grossièrement triées en fonction de leur fréquence dominante. […] Quand un stimulus pénètre dans le cerveau, il perturbe ces rythmes endogènes, les déplace ou impose des fréquences qui lui sont propres. [..] C’est donc l’amplification tardive de l’activité gamma, plutôt que sa présence pure et simple, qui constitue une signature solide de l’accès à la conscience.
Stanislas Dehaene, Le code de la conscience
La conscience pourrait alors bien relever du fonctionnalisme. Mais si on admet que les structures dissipatives disposent toutes d’une forme de conscience, bien que différente selon des niveaux, alors nous habiterions au sein d’une entité consciente formée par la biosphère. Et si l’Univers est la plus grande structure dissipative, alors nous habiterions effectivement dans une entité géante douée de conscience, pas au sein de sa conscience et il n’y aurait pas besoin de l’idéalisme pour l’imaginer. Comme je vous le dis, je n’ai pas le fin mot de l’histoire.