La chèvre de M.Seguin avait raison

Avant-propos

Le texte suivant est une réponse de la chèvre de M. Seguin, histoire très connue à la morale pourtant douteuse. En effet, cette histoire moque le désir de liberté et d’aventure pour flatter les comportements serviles. Il nous apprend à préférer la corde au cou aux dangers qu’implique la liberté. J’ai décidé de prendre le pendant de la petite chèvre intrépide de Seguin en vous racontant l’histoire d’un lâche cochon. Ma réponse se base sur le texte du recueil “Lettres de mon moulin” – Charpentier (et Fasquelle), 1887 (réimp. 1895) (p.37-50), qui contient le but de l’histoire de la chèvre de M. Seguin. M. Daudet écrit à un de ses amis dont il raille la volonté de liberté :

« Tu seras bien toujours le même, mon pauvre Gringoire !

Comment ! on t’offre une place de chroniqueur dans un bon journal de Paris, et tu as l’aplomb de refuser… Mais regarde-toi, malheureux garçon ! Regarde ce pourpoint troué, ces chausses en déroute, cette face maigre qui crie la faim. Voilà pourtant où t’a conduit la passion des belles rimes ! Voilà ce que t’ont valu dix ans de loyaux services dans les pages du sire Apollo… Est-ce que tu n’as pas honte, à la fin ?

Fais-toi donc chroniqueur, imbécile ! fais-toi chroniqueur ! Tu gagneras de beaux écus à la rose, tu auras ton couvert chez Brébant, et tu pourras te montrer les jours de première avec une plume neuve à ta barrette…

Non ? Tu ne veux pas …? Tu prétends rester libre à ta guise jusqu’au bout… Eh bien, écoute un peu l’histoire de la chèvre de M. Seguin. Tu verras ce que l’on gagne à vouloir vivre libre. »

Le Cochon de Karl

Mon cher Daudet, tu restes fidèle également à toi-même. Ton histoire, loin de m’effrayer, me fait respecter cette chèvre. Quel panache ! Je te propose une petite histoire également, celle que je crains pour ma part, celle qui me fait peur. Voici l’histoire du cochon de Karl.

C’est l’histoire d’un cochon élevé dans une ferme gigantesque, que dis-je, une usine porcine ! Il n’avait connu que ça, le sol avec un peu de paille, l’absence de lumière naturelle, les cages. Il ne connaissait pas le sens de sa vie, il était né ici, n’avait jamais connu sa mère ni son père.

Sa cage étant son seul repère, il avait appris à l’aimer. En tout cas, elle lui faisait moins peur que les autres, ou que les couloirs où passent les hommes. Il avait appris à aimer la certitude. Il savait à quelle heure la nourriture tombait des tuyaux, le calendrier du coup de jet qui faisait office de nettoyage.

Un beau jour, ce fût la panique. Les portes des cages s’ouvrirent toutes. Des lumières s’allumèrent et des bruits électroniques retentirent. Notre ami était tétanisé, mais il vit les autres sortir. Il pensa qu’il était plus prudent de les suivre, malgré la peur de l’inconnu. Il les suivit, n’écartant jamais son regard de ses congénères, si bien qu’il ne sut même pas où il était arrivé quand le camion démarra.

Cette boîte métallique n’était pas agréable. Sans lumière, entassé avec ses semblables dont seul le contact de la peau le rassurait un peu, notre cochon était collé à la porte arrière de ce véhicule diabolique. Quand il commençait à être rassuré, par le rythme finalement régulier des secousses du camion et la présence de ses confères, la porte qui était mal fermée s’ouvrit. Il tomba lourdement sur la route, en voyant le camion s’éloigner.

Notre infortuné héros fût terrifié. Le contact du bitume glacé par la nuit le plongea dans l’inconnu, tout comme le vent froid (car bien loin de la température régulée de sa cage). Les écorchures de sa chute ne furent pas le pire, non. La vision du camion s’éloignant, la prise de conscience d’être le seul à être tombé et la vue de l’inconnu, voilà ce qui le terrifia. Sur sa gauche, une forêt noire. A la lumière de la lune, elle paraissait hantée. De toute façon, notre ami n’avait jamais vu un arbre de sa vie, il se tourna donc vers sa droite. Au loin il vit des bâtiments avec de la lumière, cette lumière électrique qu’il connaissait si bien. Le choix était vite fait.

Il fonça donc vers les bâtiments. L’horrible contact avec l’herbe perlée de rosée, ayant quitté la route, ne le découragea pas. Tout serait mieux que cet air gelé, cette immensité terrifiante, cet inconnu mortifère. Le sol se déroba sous ses pieds. En effet, obnubilé par sa destination, il n’avait pas fait attention au ruisseau qui le séparait de son objectif. Cette eau toujours plus froide, incompréhensiblement “coulante”, tellement différente de l’eau des jets réguliers, quelle horreur ! Décidément, la situation de notre porcin allait de mal en pis. Heureusement il retrouva rapidement l’herbe, toujours aussi désagréable, mais déjà connue, au moins.

Il parvint jusqu’à la limite de propriété et entra dans la cour. Que la vue de cette lumière électrique était rassurante. Déjà la présence les enclos des lapinières, les portes fermées de l’écurie, tout ce métal et ces barreaux le ravirent.  Il racla à la porte. Ce fut le vieux Karl qui lui ouvrit. Celui-ci était fermier !

“Ben, que fais-tu là mon gros ? Tu t’es perdu ?”

Il le conduisit immédiatement à la porcherie, trop heureux de sa trouvaille. Quel ne fut pas le bonheur de notre ami découvrant des semblables, ici, perdu au milieu de nulle part ! Exténué, il s’effondra au sol et dormit.

Le lendemain, il se réveilla étrangement : la lumière progressive du soleil fut bien plus agréable que les projecteurs lumineux de sa ferme industrielle. Encore un peu méfiant, il sortit doucement, pour découvrir un enclos ouvert, avec certes un petit air frais, mais la lumière du soleil pour le réchauffer. Une mangeoire se trouvait au bout de l’enclos, où il se reput avec joie. La nourriture était encore meilleure que dans sa ferme précédente. Il avait de l’eau à profusion, de la nourriture, un enclos d’une taille tout à fait convenable, le paradis ! Ses congénères bien portant étaient également aux anges. On lui soutint que c’était probablement la meilleure ferme de la région. Personne n’aurait voulu en changer. Personne ne songeait à s’en échapper. S’échapper du paradis ? Quelle idée. On lui raconta le destin des chèvres de la ferme d’à côté, celle de M. Seguin. Toutes s’étaient enfuis alors que c’était une très bonne ferme. Toutes furent mangées par le loup, car c’était un extérieur très dangereux.

Quelle idée ! Il l’avait vu, le monde extérieur, froid, inhospitalier. Il faut être fou, pour fuir le confort, se dit-il en enfonçant son groin dans la mangeoire.


Ainsi s’écoula une bonne semaine de bonheur, où notre héros coula des jours heureux, dans un coin de paradis, ne manquant de rien, vivant au rythme des petits soins que lui accordait son maître. Sa situation lui convenait mieux qu’à sa première ferme, ici il jouissait de la liberté de mouvement (dans la limite de l’enclos), mangeait et buvait comme il le voulait, tout en étant protégé par l’enclos et la tutelle du fermier.

Un jour, celui-ci vint avec une belle pomme. Le cochon n’en avait jamais vu une aussi belle ! M. Karl lui dit de le suivre, qu’il allait la lui offrir. Aux anges, l’animal le suivit jusqu’à la remise. Il avait en effet un gentil cochon pensa-t-il, toujours obéissant et reconnaissant. La pomme trônait là, au milieu de la pièce, baignée par la lumière du soleil qui entrait par la porte entrouverte. Il tendit son cou pour la croquer, quand soudain en même temps que se fermait la porte il sentit l’acier froid de la lame d’un couteau de boucher sur sa gorge. Le sang coula à flot, le cochon sentit sa force le quitter. Où était M. Karl ? Comment cela avait-il pu lui arriver ? Il tendait encore la bouche vers la pomme quand ses yeux se closent. Il aurait tant aimé prendre au moins une bouchée.

Et oui mon ami, sache que la vie est faite ainsi, que la mort nous attend au bout du chemin, voilà la seule certitude. Alors le choix nous revient, entre la route de la liberté, ou de la servitude !

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