L’adoration de la partie dextrosouverainiste du spectre politique pour le président russe est injustifiée sur plusieurs points, que nous continuerons à développer au cours de cette série d’articles. Après avoir abordé la vision impérialiste Poutinienne de la Russie dans le monde, il paraît pertinent de visualiser ce qui va souvent de pair avec le dit impérialisme : un étatisme poussé.
Vladimir Poutine entend réconcilier histoire tsariste et soviétique de la Russie sous le signe de cette volonté impériale.
Michel Eltchaninoff
Du socialisme au capitalisme
En 1992, le président Eltsine et le gouvernement d’Egor Gaïdar décident de rompre définitivement avec l’économie socialiste. Une transition abrupte vers le capitalisme entraîne la Russie dans une sévère récession économique. Les tranches de la population les plus mal préparées à la transition s’appauvrissent considérablement.
Les privatisations se font elles aussi au bénéfice de quelques-uns : les oligarques – une élite restreinte, issue du monde bancaire et surtout politique – qui constituent à peu de frais de grands groupes privés.
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Au début des années 1990, les réformateurs ont annoncé l’avènement d’un capitalisme concurrentiel. Dans ce système, l’État est chargé de “construire et d’améliorer les institutions qui stimulent la concurrence”. Déjà, dit comme ça, ceux qui s’y connaissent en économie savent que ça part mal (ce n’est pas la concurrence qui est importante, mais l’absence de monopole ; pour cela il suffit de ne pas compliquer l’entrée sur un marché donné).
Le rôle des fonctionnaires dans les processus de prise de décision et de répartition des ressources est minimisé ; sauf en ce qui concerne la sphère “sociale”. Il est difficile d’évaluer la sincérité des premiers réformateurs, tels que Egor Gaïdar et leur foi dans la réalisation de ce modèle théorique sur le sol russe. En réalité, il en a été tout autrement, au lieu d’un capitalisme concurrentiel, c’est un capitalisme oligarchique qui s’est constitué.
Eltsine en souhaitant se dresser comme le seul rempart face à la menace du retour du communisme voulait satisfaire tout le monde, avec d’un côté les privatisations qui ressemblent davantage à un cadeau d’ami (privatisation sans libéralisation, le capitalisme de connivence dans toute sa splendeur), une baisse d’impôt, des dépenses publiques et de l’inflation ; et de l’autre l’insistance sur le maintien de nombre de services « gratuits » comme l’éducation, la santé, les formations professionnelles, les transports en commun.
Cette politique du beurre et de l’argent du beurre est vraiment représentative des fantasmes sociaux-démocrates : séduire les élites en garantissant que l’Etat continuera d’être une bonne base d’emprise et de copinage politico-économique, et de fournir des services « gratuits », idée elle aussi tout à fait attirante pour les moins aisés, encore nombreux après 75 ans de communisme.
Dans ce contexte, l’Etat a été amené à jouer à nouveau un rôle important dans l’économie. Le successeur de Boris Eltsine à la présidence de la Russie, Vladimir Poutine, a entrepris dès son arrivée au pouvoir en 1999 de reconstruire l’Etat russe autour d’une administration centrale qui avait vu son rôle diminuer au profit des administrations régionales et des oligarques.
Mais depuis, quelle direction prend le Grand Ours ? Est-elle vraiment différente de celle que prenait L’URSS ?
Capitalisme d’Etat et chaises musicales
Entre 2001 et 2003, l’Etat russe s’est renforcé, notamment financièrement, et s’est lancé dans de nombreuses réformes : réforme fiscale, du code du travail, de la gouvernance d’entreprise, etc. Néanmoins, il s’est bien gardé de détricoter ce qui avait été entrepris sous la période Eltsine. Bien que le régime de Poutine passe son temps à le critiquer. Une nouvelle élite a aussi pris le pouvoir politique et économique, remplaçant les oligarques affairistes des années Eltsine.
Au début du second mandat de Vladimir Poutine, l’arrestation de Mikhaïl Khodorkovski, patron du géant pétrolier Ioukos, et le démantèlement de son groupe au profit d’entreprises contrôlées par des proches du président ont marqué cette volonté de la nouvelle élite d’asseoir son pouvoir. Comme avec SGM (Stroïgazmontaj), la compagnie des frères Rotenberg. Amis de jeunesse de Poutine, ils se voient souvent accorder de grands chantiers très onéreux, comme la construction du pont de Crimée. Long de 19 km, il relie la Russie au territoire Ukrainien annexé en 2014. Arkady Rotenberg partage l’amour de son maître pour les arts martiaux, il gère notamment, les deux plus grosses entreprises de construction russe, SGM Group et Mostotrest qui trustent bien évidemment tous les plus gros contrats. Sa fortune est estimée à 2,6 milliards de dollars par Forbes et il possède notamment quelques belles villas sur la Côte d’Azur.
Avec l’éviction des derniers membres de la famille de son prédécesseur, fin 2003, Poutine a fini de restructurer son pouvoir autour d’un noyau dur d’intimes et d’anciens du FSB (services de renseignement issus du KGB) et des Silovikis dont Eltsine ne faisait pas partie. Pour consolider son pouvoir, ce premier cercle du président russe devait impérativement entrer dans le jeu du capitalisme russe. A l’instar de Dimitri Medvedev, premier vice-premier ministre de la Fédération de Russie et président du conseil d’administration de Gazprom, la plupart des hauts dirigeants politiques russes cumulent leurs fonctions avec la présidence de grands groupes. En mai 2007, huit hauts responsables de l’administration présidentielle occupaient des fonctions dirigeantes dans de grandes entreprises.
Pour faire simple, des véreux remplacent des véreux, sauf que les seconds sont plus redoutables.
Mais on ne peut pas déduire de ce jeu des chaises musicales un antagonisme entre Eltsine et Poutine. D’ailleurs, le mentor politique de Poutine sera Anatoli Sobtchak, le maire de Saint-Pétersbourg, une pièce centrale dans l’appareil d’Etat de Eltsine. La posture anti-eltsinienne du maître actuel du Kremlin n’a aucun sens.
Au moins nous savons clairement où va l’argent des Russes, et visiblement, ça n’est ni dans l’entretien des routes, ni celui des hôpitaux, qui sont dans un état lamentable (on ne trouve même pas de bêtes antihistaminiques dans les hôpitaux de la capitale…). Notons au passage que Poutine adopte des réformes que l’on qualifierais chez nous de “libérales”, ce même libéralisme honni par ceux qui le soutiennent ici même en Europe. Jugez-en plutôt : recul de l’âge de la retraite, flat-tax, obligation de mutuelle privée… La flat-tax n’est pas tant un choix de l’état russe qu’un constat : il est si faible en province qu’il serait bien incapable de lever le moindre impôt, raison pour laquelle Poutine a opté pour la solution de facilité un peu comme les potentats africains : l’exploitation des matières premières.
Connivence et corruption
Ce capitalisme d’Etat ou “capitalisme administré” doit servir les ambitions internationales de la Russie, qui n’hésite pas à utiliser l’arme économique dans ses relations – parfois tendues – avec ses voisins. Il se traduit aussi, en plus d’un service public se dégradant au profit des agents privés proches du pouvoir, par la reprise en main de nombreuses entreprises clés. Ce qui donne à l’Etat un rôle d’acteur de premier plan dans l’économie russe. Entre 2004 et 2006, sa part dans l’économie russe est passée de 20 à 30 % du PIB.
L’Etat est, par exemple, devenu l’actionnaire majoritaire de Gazprom, autrefois constitué du ministère du gaz soviétique, et est devenu le premier producteur de gaz (87 % de la production nationale). A travers Rosneft, l’Etat a aussi récupéré la principale unité de production de pétrole de Ioukos. Mais le pouvoir central assure aussi 85 % de la production d’électricité. Il a consolidé les secteurs aéronautique et nucléaire en constituant des consortiums publics géants. Il a aussi renforcé sa présence dans des secteurs variés (automobile, diamant, titane, etc.).
Cette proximité entre les marchés russe et l’Etat s’accompagne évidement d’une très forte corruption.
Au cours des décennies écoulées, le discours des élites russes sur l’impératif de lutter contre la corruption s’est amplifié, une situation qui fait figure de paradoxe puisque le phénomène n’a cessé de se développer. Le phénomène atteint un tel point que recourir à des pratiques de corruption est devenu une norme sociale dans la vie de tous les citoyens. Nombreux sont ceux qui considérèrent que la corruption n’est pas une déviance par rapport à une norme : seuls 13 % des citoyens russes expriment un rejet total de la corruption, alors que 53,2 % d’entre eux sont prêts à donner un pot-de-vin à un représentant de l’Etat. Dans ces conditions, difficile de faire évoluer le système politique.
En 2010, l’index de corruption publié par l’ONG Transparency International plaçait la Russie au même niveau que la Papouasie-Nouvelle-Guinée et du Tadjikistan… Onze ans après l’arrivée de Poutine au pouvoir.
Le scandale qui éclate en 2012 autour de l’affaire concernant le détournement de fonds par l’entreprise Oboronservis 17, société supervisée exclusivement par le ministère de la Défense, est tout à fait exemplaire. Les collaborateurs d’Oboronservis, en lien avec les agents du ministère, avaient créé un réseau frauduleux de vente d’actifs immobiliers appartenant au ministère.
Les biens les plus prestigieux étaient sélectionnés, restaurés aux frais du ministère et revendus à des prix ridiculement bas à des sociétés affiliées à Oboronservis. Selon des données datant de 2013, le préjudice se monte à près de 6 milliards d’euros. L’ampleur des revenus générés par ce schéma peut être évaluée à l’aune de certains détails – l’un des participants s’apprêtait ainsi à inviter Jennifer Lopez à chanter à l’occasion de son anniversaire. L’affaire s’est soldée par la démission du ministre de la Défense A. Serdioukov. 2012, 13 ans après l’accession de Poutine au Kremlin.
Difficile, donc, de maintenir cette posture anti-corruption, quand, sur l’indice de la perception de la corruption, le pays occupe la 135ème place sur 180. Peu différente donc de celle qui suivit la fin du communisme, ce qui est tout de même significatif.
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Occident
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De plus, elle est bien institutionnalisée. En Russie, le moyen le plus sûr de s’enrichir rapidement, mis à part le négoce du gaz et du pétrole, est l’obtention de commandes d’État. Les hommes d’affaires qui reçoivent les plus grosses commandes publiques s’avèrent être des proches des fonctionnaires haut placés, qu’ils soient partenaires de loisirs ou simples amis (comme Arkady Rotenberg). L’affaire Ioukos a montré que le respect des règles formelles ne suffit pas à garantir la tranquillité des hommes d’affaires, il leur faut en permanence alimenter la corruption avec les fonctionnaires pour montrer leur loyauté au pouvoir. De fait la corruption est devenu le seul moyen de protection de la propriété. Il est, par exemple, fortement recommandé pour tout entrepreneur voulant s’attirer des grâces quelconques, de sponsoriser des événements de Russie Unie, le parti de Poutine.
C’est aussi à cause des nombreux intermédiaires et commissions que le prix de construction des autoroutes et des gazoducs, par exemple, est bien plus élevé en Russie que dans d’autres pays soumis aux mêmes conditions climatiques. Une inflation cachée qui, en freinant la modernisation des infrastructures, entrave clairement le développement économique
Malheureusement, une intervention lourde de l’Etat dans l’économie ne lui permet pas de se développer convenablement, avec tous les problèmes que génèrent les monopoles, la corruption, la centralisation (tout se joue pratiquement à Moscou et Saint-Pétersbourg qui représentent 80% de la richesse du pays). En conséquence, le pays subit une fuite de ses cerveaux, et la transhumance ne fait qu’accélérer.
Un optimisme malvenu
Les vues bienveillantes se multiplient à l’égard de la Russie et de son gouvernement. En effet depuis que le rapport Mueller est tombé, qui suggère un manque de preuve de la part des détracteurs de Trump concernant une potentielle ingérence Russe pendant les élections américaines de 2016, le président russe semble blanchi de toutes parts. Comme si c’était l’unique controverse qui pesait sur ses épaules.
C’était d’ailleurs sans doute la plus absurde et la moins importante. Cependant, je ne dis pas que les ingérences russes de manière générale n’existent pas. C’est d’ailleurs un problème sérieux au regard des alliances douteuses qui sont faites. En effet, elles constituent bien souvent en opposition à l’Occident, avec un soutien aux forces qui ont de similaires motivations : Iran, Turquie, Syrie…
Cette indulgence à l’égard du Kremlin ne s’arrête pas là. Son annonce au printemps dernier de la baisse du budget dédié à l’armée alimente cet optimisme. C’est en oubliant bien volontairement que le budget alloué à la défense n’a fait qu’augmenter de l’ordre de 10% par an depuis début des années 2000.
Seulement, cette baisse n’en est pas une. Au contraire même, il faut insister sur le fait que le budget militaire russe n’est pas derrière celui de l’Arabie Saoudite, car prendre en compte le budget nominal est ridicule pour un pays qui produit tout chez lui. En réalité le budget militaire russe reste le troisième mondial derrière les USA et la Chine, de l’ordre de 160 milliards de dollars, au regard de la parité du pouvoir d’achat. Bien que ce dernier outil économique ne soit pas absolu et objectif, il reste à certains égards un bon indicateur.
Et puis de toute façon, cette “fausse légère baisse” des dépenses militaires, ne reflète en aucun cas une baisse des dépenses publiques de l’Etat obèse russe. Justement, Poutine veut profiter de ce qui sera certainement son dernier mandat pour asseoir sa réputation de l’homme qui a presque reconstruit et restructuré le pays. Donc augmenter les dépenses du côté des aménagements publics, des routes, de l’éducation, de la santé et de la digitalisation.
Loin d’être plus mal en soi, nous sommes ici toujours dans une vision à tendance socialiste, collectiviste et constructiviste qui confond un peu trop Etat et Nation, avec la seconde qui est structurée par le premier. J’ai d’ailleurs évoqué la digitalisation plus haut, cela passe entre autres par les systèmes de blockchain. Seulement, il n’est pas ici question d’un laisser-faire quelconque en termes de crypto-monnaie. Non c’est plutôt l’Etat, en collaboration avec le secteur de la recherche et des anciens du F.S.B, qui s’y attelle. Il souhaite maîtriser cette technologie pour en être à la pointe afin de faire concurrence aux US., qui ont plutôt une certaine maîtrise de la technologie internet, entre autres.
Ce qui est encore plus terrifiant est sa posture vis-à-vis de l’URSS, bien que ça ne soit pas surprenant pour en ancien des services secrets soviétiques. En effet, dès son arrivée à la présidence, Vladimir Poutine rétablit l’hymne de l’Union soviétique – contre l’opinion d’une partie significative de son administration – en faisant changer les paroles.
En 2005, il déclarera que la « désintégration de l’URSS a été la plus grande catastrophe géopolitique du XXe siècle », mais également : « Celui qui ne regrette pas la dissolution de l’Union soviétique n’a pas de cœur ; celui qui veut ressusciter l’Union soviétique n’a pas de cerveau ». Lors de son discours du 18 mars 2014, prononcé à l’occasion de l’annexion de la Crimée, il persiste : « Ce qui semblait impensable, malheureusement, est devenu réel. L’URSS s’est désintégrée », soutenant ainsi la reconquête de l’ancien territoire soviétique.
Aussi, en janvier 2016, il accusera Lénine d’avoir fait « exploser la Russie » : « Il faut que les idées aboutissent à de bons résultats, et non pas comme cela a été le cas avec Vladimir Ilitch ». Partisan d’un État fort, il lui reproche d’avoir imposé le fédéralisme ayant conduit plus de 80 ans après à la dislocation de l’ensemble.
D’après Alexander Morozov, rédacteur en chef du quotidien en ligne Russki Journal, le « schéma cognitif du soviétisme tardif est manifeste dans sa manière d’envisager l’Occident, de mépriser les organisations internationales, d’avoir une attitude méprisante à l’endroit des « petits peuples » voisins de la Russie ».
La route de la Soviétude
Bien que l’ère de l’URSS soit révolue, nous pouvons allègrement affirmer que la rupture n’est pas nette, bien que la situation économique soit assez différente et meilleure qu’à l’époque du régime soviétique. En effet, l’Etat a toujours un rôle massif dans pratiquement tous les domaines de production, et il grossit même dans certains. De fait, la proximité entre le pouvoir et les géants du privé est considérable, et fait largement rougir nos alliés d’outre atlantique ainsi que la République Socialiste Française sur le plan de la connivence et des lobbies.
De plus, les tendances centralisatrices sont grandissantes, malgré le statut fédéral de la Russie. La constitution de la fédération implique pourtant un pouvoir de décision crucial de la part des 85 sujets – les différentes entités constituantes de la fédération – et Poutine n’a fait que renforcer le pouvoir vertical et réduire celui des sujets au profit du gouvernement central.
La centralisation a un rôle prépondérant dans la structure de l’économie. Elle restreint manifestement la capacité d’adaptation des entités politiques et économiques locales, privant les différentes entités d’une efficacité et d’une productivité certaine. On ne peut donc, dans le contexte de la “verticale du pouvoir”, exonérer en ne pointant du doigt que des fonctionnaires véreux, cela ne tient pas la route.
Les similitudes avec l’URSS ne s’arrêtent donc pas à la vision impérialiste de Poutine ; ce que notre ami et amoureux de la géopolitique Philippe Fabry aura développé dans l’Episode I. En effet, le chemin économique prit par le gouvernement russe est à certains égards bien totalitaire. L’Etat est ainsi bien gourmand, centralisé et fait une puissante démonstration de connivence.