La Passion du Christ et le Seppuku de Mishima : mort pour la vie et vie pour la mort

Il a été dit beaucoup de choses sur le geste fou de Mishima, il fut analysé en long, en large et en travers, mais je crois que j’ai sur ce dernier un regard qui n’a encore jamais été porté qui mérite de lui accorder quelques lignes.

Qui est Mishima ?

Petit rappel des faits. Mishima est un artiste japonais, principalement un écrivain, qui s’est illustré par cette création finale savamment orchestrée qui l’a vu prendre en otage le général commandant en chef des forces d’autodéfense au quartier général du ministère de la Défense avant de faire convoquer les troupes à qui il livrera un discours passionné sur la nécessité de rétablir un Japon traditionnel sous la coupe de l’empereur. Faisant face à une indifférence, voire une hostilité, il décide de se faire seppuku avant que ses disciples ne l’achèvent, non sans mal. Était-ce un acte prémédité ? Très certainement, si on prend en compte le fait qu’un acte similaire fut décrit dans son roman Chevaux échappés (1969) et dans sa nouvelle Patriotisme (1960), avec une fin tout aussi tragique. Tout porte à croire que cette tentative de coup d’État n’était alors qu’un prétexte afin de poser le décorum de son œuvre finale dont Margueritte Yourcenar dira qu’elle fut “la plus soigneusement préparée”.

Auteur pessimiste s’il en est, sa fascination pour la souffrance et les dénouements tragiques sont un thème récurrent chez lui. Il fut très tôt marqué par la figure de Saint Sébastien dont il verra quelque chose très païen dans son martyr pourtant chrétien. Il était fasciné par la beauté de ce corps nu percé de flèches qu’il interprétera lui-même. C’est ainsi qu’il passera les dernières années de sa vie à se sculpter un corps parfait, travail long, difficile qui demande beaucoup de volonté et de discipline pour finalement le détruire en une fraction de seconde, un peu plus en réalité, ses disciples éprouvant beaucoup de mal à finir la tâche.

La portée politique de l’acte de Mishima m’importe peu. On peut attribuer le sobriquet de “fasciste” à Mishima, cela n’a aucune importance. Je crois surtout que nous avons à faire ici à un des plus grand geste artistique du XXème siècle et c’est cela qu’il convient de discuter. Homme de lettres, Mishima fut dans un premier temps obsédé par les mots. Mais il en vint petit à petit à douter de leur capacité d’avoir un impact sur le monde. Lors de son dernier débat avec ses opposants d’extrême gauche de Tôdai zenkyôtô, Mishima conclut en affirmant non pas qu’il espère avoir raison, mais que “ses mots aient du pouvoir”, non sans l’avoir introduit en disant qu’il était venu vérifier si “les mots étaient encore un moyen efficace de communication”. Il est connu que Mishima a représenté sa fin dans son œuvre via des mots, mais est-ce que l’action serait le seul moyen d’avoir un impact sur le monde ? Si son suicide reste une œuvre d’art, son moyen d’expression change pour faire la part belle à l’action et l’inscrire dans le réel, plutôt que la fiction. Parce que c’est une œuvre d’art singulière, elle n’appelle pas à une reproduction qui ne saurait porter la même valeur symbolique. Apprécions à sa juste valeur qu’un homme fut assez fou pour le réaliser. Mais d’où vient cet attirance pour le tragique, cette pulsion morbide que l’on retrouve chez tant de poètes ? Je crois qu’elle nous vient directement de l’univers.

Allégorie de l’univers : la vie pour la mort

Comme je l’ai expliqué dans un article précédent, nous observons au sein de l’univers une double pulsion cosmique, l’une poussant à l’entropie, au chaos et l’autre à la néguentropie, à l’ordre. De manière générale, il semble bien que le but de notre univers, sa destination, est de finir en une soupe d’atomes, pourtant, il favorise également l’apparition de systèmes ordonnés, comme la vie qui a cela d’original qu’il se réplique contrairement aux autres. Cependant, ces systèmes néguentropiques, augmentent l’entropie générale de l’univers et il y a fort à parier que ce soit ici leur rôle premier. La vie est donc un système cherchant à générer de l’ordre localement afin d’augmenter le chaos général.

Comment ne pas voir un parallèle entre l’acte de Mishima et cette double pulsion existant au sein de notre univers qui cherche l’ordre via un long processus d’essais-erreurs dont la finalité serait de trouver le système qui lui permettra enfin de trouver le repos dans la mort thermique ?

On dit souvent qu’Hitler est devenu dictateur car il a raté sa carrière d’artiste, je crois plutôt que ce sont les artistes qui sont des dictateurs ratés, entravés dans leur volonté de puissance. Ce que j’ai dit du lien entre le philosophe et le tyran est valable pour l’artiste. Comme le philosophe, l’artiste est celui qui s’attele à la production des nouveaux mèmes. Tout ce qu’il peut produire de valeur doit alors nécessairement mettre au défi le nomos, les conventions. Comme le tyran, par la philosophie et l’art, nous cherchons à nous approprier le monde et le réagencer selon nos critères. Le geste de Mishima trahit un désir tyrannique ardent d’ordonner son environnement et les humains qui le composent sans pouvoir toutefois le réaliser pleinement. Sa seule échappatoire devient alors de sublimer cette pulsion en une œuvre d’art impliquant sa propre personne, de faire de son corps le système le plus ordonné possible avant de le détruire dans une pulsion destructrice entropique. En choisissant de se détruire lui-même après avoir pris soin de pousser l’ordre à l’extrême, il transforme ainsi son acte en allégorie de l’univers, lui conférant sa portée tragique et son unicité. Mais pourquoi a-t-il fait cela ?

C’est évidemment en premier lieu un geste d’esthète, pour lui qui célébrera la mort jeune de James Dean disant que “Les beaux doivent mourir jeunes, et tous les autres doivent vivre le plus longtemps possible” rappelant comment Achille choisi une vie courte pleine de gloire plutôt que vie longue insignifiante ou qu’Alexandre Le Grand en mourant avant ses 30 ans eut la chance de n’être jamais représenté vieux et vivra ainsi éternellement jeune dans l’imaginaire à travers les générations.

On peut aussi y voir un événement parfaitement antithétique à celui du Christ mourant sur la croix de la main des autres, acceptant son funeste destin. Jésus incarne la pulsion de l’entropie par excellence. Il choisit de se délester de toute possession, de se laisser aller vers le chaos plutôt que de jouer le jeu de la vie, de l’univers, qui nous pousse à augmenter l’entropie autour de nous à notre profit. Mishima au contraire incarne la pulsion de l’ordre. Via Mishima, c’est l’univers qui s’exprime dans ce qu’il a de plus brutal, de plus tragique mais aussi de plus beau. Jésus incarne le nivellement volontaire jusqu’au meurtre de la victime innocente, triste réalité de la cité, Mishima incarne l’ordre qui préfère le figer pour l’éternité dans la mort plutôt que subir la lente entropie inéluctable du temps, triste réalité de notre condition humaine.

Jésus réunissait ainsi, les deux conditions nécessaires pour ce type de mort tel que l’imaginait Mishima. La sérendipité a voulu que les autorités le condamnent à mort et lui fasse vivre un calvaire, face auquel il n’a pas tremblé et assumé son rôle jusqu’au bout. Il nous laisse ainsi une des plus belles pièces d’art de l’Histoire, celle du martyr.

Les conditions nécessaires à une mort prématurée sont assez dures. Premièrement, vous devez être parfait pour le rôle ; et deuxièmement, la sérendipité doit jouer son rôle pour lui donner vie.

Yukio Mishima

Napoléon disait de Jésus qu’il n’était pas un homme, je crois que Mishima non plus. Nous avons ici deux individus hors du commun qui nous forcent à reconnaître l’expression la plus pure d’un archétype, un acte artistique indépassable. Deux entités dont on peut se dire, “Ils n’étaient pas tout à fait humains”.

Je connais les hommes, et je vous dis que Jésus n’est pas un homme. Les esprits superficiels voient de la ressemblance entre le Christ et les fondateurs d’empire, les conquérants et les dieux des autres religions. Cette ressemblance n’existe pas. Il y a entre le christianisme et quelque religion que ce soit, la distance de l’infini.

Napoléon Bonaparte, Testament religieux de Napoléon Ier, sa profession de foi sur Dieu, sur Jésus-Christ et sur les principaux dogmes du christianisme

Hagakure : La mort pour la vie

Mishima était évidemment un lecteur de Nietzsche, et par son geste il incarne l’enseignement de Zarathoustra qui appelle à “mourir à temps” dans un chapitre intitulé “De la mort volontaire”. Nietzsche explique comment il faut savoir mourir « à temps » : ni trop tard, ni trop tôt. La mort à temps est, pour Nietzsche, une consécration pour celui qui a su vivre à temps. Elle est le parachèvement de celui qui a bien vécu, elle doit être une fête. La plus belle mort est alors pour lui celle que l’on souhaite.

« Je vous fais l’éloge de ma mort, de la mort volontaire, qui me vient puisque je veux. […] C’est ainsi que je veux mourir moi-même, afin que vous aimiez davantage la terre à cause de moi, ô mes amis ; et je veux revenir à la terre pour que je retrouve mon repos en celle qui m’a engendré. »

– Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra

Ce geste serait alors une façon de s’approprier sa mort afin de s’assurer de mourir à temps, contrairement au Christ qui selon Nietzsche est mort trop tôt, sans quoi il aurait fini par renier ses préceptes.

Il y en a beaucoup qui meurent trop tard et quelques-uns qui meurent trop tôt. La doctrine qui dit : « Meurs à temps ! » semble encore étrange.
Meurs à temps : voilà ce qu’enseigne Zarathoustra. […]
Je vous fais l’éloge de ma mort, de la mort volontaire, qui me vient puisque je veux.

Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra

Est-ce que le Christ est mort trop tôt ? C’est on ne peut plus discutable. Il semble au contraire choisir de mourir à ce moment-là. Il sait qu’il va mourir. Il sait qui va le trahir et qui va le renier. Il connaît le dénouement des événements et il choisit sa mort. Cet acte de volonté est justement pleinement perceptible dans la passion du Christ le voyant porter sa croix. Sans cette mort qui vient sceller ses enseignements, il n’aurait peut-être pas eu le lègue qu’il a connu par la suite. S’il ne meurt pas de sa propre main, il n’en choisit pas moins sa mort que Mishima. Il n’en reste pas moins que ces deux exemples sont… étranges. Pourquoi sommes-nous aussi fascinés par cela ? La réponse est sûrement à chercher dans le fondement de la vie.

« Au contraire, dès l’instant que le Dasein « existe » de telle manière qu’en lui absolument plus rien n’est en excédent, alors, et du même coup, il est ainsi devenu un ne-plus-être-Là. La levée de l’excédent d’être signifie l’anéantissement de son être. Aussi longtemps que le Dasein est en tant qu’étant, il n’a pas atteint sa « totalité ». Mais qu’il obtienne celle-ci, et alors ce gain devient la perte pure et simple de l’être-au-monde. Il n’est alors plus jamais expérimental en tant qu’étant. »

– Heidegger, Être et Temps

Comme le fera remarquer Heidegger dans Être et Temps, on peut comprendre le mot “fin” de deux façons. D’une part la cessation d’une chose, d’autre part sa réalisation. Il en va de même quand on parle de sens de la vie. Cette dernière peut avoir une direction, mais cela ne nous dit rien sur le but. Est-ce que la mort d’un individu, ou celle d’une culture, est leur finalité ? Elle représente la fin de leur existence, mais leur finalité se trouve-t-elle plutôt dans leur réalisation ?

Pour Henri Atlan, les deux se confondent. Dans son ouvrage L’organisation biologique et la théorie de l’information, il suggère que toute structure organisée, qu’elle soit un organisme ou une civilisation, va non seulement tendre naturellement vers un état de repos ou de « mort » thermodynamique, où elle ne doit plus maintenir son organisation complexe, mais elle va encore le rechercher. Elle veut se « reposer » dans un état d’énergie libre minimum ou, pour le dire plus simplement, mourir. Tout le reste qui relèverait de ce qu’on tient pour sa finalité telle que l’organisation, la croissance, l’apprentissage et la reproduction ne serait pas de l’ordre du projet, mais de simples perturbations aléatoires qui viennent contrarier ce projet initial du « repos ». Toutes nos actions ne seraient jamais effectuées que dans le but inconscient de trouver le repos final.

Le « rêve » d’une cellule n’est donc ni de se reproduire, ni de « jouir » de son métabolisme, ni d’assimiler, mais, « comme tout le monde », c’est-à-dire comme tout système physique dans le temps irréversible qui est encore celui de notre représentation, de se « reposer » dans un état d’énergie libre minimum, c’est-à-dire de mourir. Seulement, par suite du dépassement d’une valeur critique dans le niveau de complexité des systèmes naturellement constitués qui lui ont donné naissance, elle est ainsi faite que pour le réaliser, elle ne peut faire autrement qu’assimiler et se reproduire.
Le seul véritable projet reste encore, ici comme dans tous les systèmes physiques, celui du retour à l’équilibre, c’est-à-dire de la mort. Tout le reste, c’est-à-dire l’organisation, la croissance, le développement, l’apprentissage et la reproduction invariante elle-même, ne sont pas de l’ordre du projet, mais au contraire des perturbations aléatoires qui heureusement le contrarient. Les organismes vivants apparaissent ainsi comme des systèmes suffisamment compliqués, redondants et fiables, pour réagir aux agressions aléatoires de l’environnement de telle sorte que l’atteinte de l’état d’équilibre, c’est-à-dire de la mort, ne soit possible qu’à travers les détours de ce qu’il est convenu d’appeler la vie.

Henri Atlan, L’organisation biologique et la théorie de l’information

Être prêt à mourir pour commencer à vivre réellement, c’est là tout l’enseignement du Hagakure, une des trois œuvres que Mishima cite comme les références qui l’ont accompagné toute sa vie avec Le bal du comte d’Orgel de Raymond Radiguet et Les contes de la pluie et de la Lune d’Akinari Ueda. Le Hakagure est le livre de référence de la voie du Samouraï. Il pourrait être résumer par cette phrase ; “La voie du Samouraï réside dans la mort”. Les samouraïs n’étaient cependant pas des ascètes, cette acceptation de la mort devait être un moyen de se tourner vers l’action. Le but de la voie du samouraï est d’être capable de se considérer comme déjà mort afin de pouvoir agir pleinement lorsque nous devons faire face à cette dernière. C’est ainsi que d’une certaine façon, cela rejoint le propos d’Henri Atlan. Dans la vision du Hagakure, les actions sont illusoires et ne sont que le fait d’un individu qui recherche en fait la mort activement. “ Comme tout dans le monde n’est qu’imposture, La mort est la seule chose sincère.”

Ce qu’Achille recherche dans la gloire est l’éternité qu’il acquière au prix de la mort. La seule façon de préserver la beauté d’une entité physique intacte est de la sortir de la matérialité pour l’inscrire dans le seul souvenir. La transformer en pure information. Mishima fut bien mal inspiré de se référer à Achille et sa volonté de mourir jeune, car Achille ne respecte pas exactement les enseignements du Hagakure. Achille agit pour la gloire et, effectivement, il parviendra de la sorte à écrire son nom dans l’éternité. Toutefois, le Hakagure met en garde contre cet affect ; “Entreprendre quelque chose pour sa propre gloire est médiocre et malsain, et n’engendre que le mal.” L’acte de Mishima, bien qu’inspiré par le Hagakure semble alors ne pas le respecter tant il parait évident qu’il est censé représenter le point d’orgue artistique d’un esthète à la recherche de la gloire, via cette mise en scène. Le Samouraï ne doit choisir la mort que pour échapper à la honte lorsqu’il a des choses à se reprocher. Autrement dit, la mise en scène de Mishima fut autant un moyen théâtral de créer les conditions de sa mort, que de s’offrir une raison d’échapper à la honte, rendant ainsi sa mort licite selon le Hagakure. Ce n’est pas la honte qui manque chez Mishima. Sa façon de s’être dérobé lorsqu’il fut en mesure de participer à la Seconde Guerre mondiale restera comme une plaie à vif tout au long de sa vie. Mishima sait que le choix de la mort s’est présenté à lui et il a échoué à respecter le code du Hagakure en choisissant la vie. Il aurait dû mourir en soldat ou, à défaut, se faire sepukku à ce moment-là. Mishima va alors créer une honte dont il peut être fier via ce coup d’État raté. Il meurt pour avoir trahi son pays, au nom de valeurs supérieures qu’il voyait comme la voie à retrouver. Il voulait une mort glorieuse, pas honteuse, il voulait figer sa beauté dans l’éternité.

Achille incarne une des trois voies possibles offertes par Homère avec la mort anonyme des soldats, sort réservé à la majeure partie d’entre nous, qui ne trouvent qu’une consolation dans le fait de faire des enfants, et celle incarné par Ulysse qui, après un chemin périlleux et chaotique, trouvera sa place dans le cosmos, l’harmonie, auprès de sa femme au sein de son foyer et de son royaume. Lorsque ce dernier verra Achille au royaume d’Hadès, celui-là lui fera part de combien il préfèrerait être le plus petit esclave du plus petit berger de béotie plutôt que d’être au royaume avant de s’enquérir de l’état de son fils Pyrrhus. La seule vraie voie de la vie bonne est celle d’Ulysse, pas celle d’Achille. Le Hagakure nous dit d’ailleurs lui aussi que “lorsque se pose le choix de vivre ou de mourir, il vaut mieux vivre si l’on ne laisse derrière soi rien qui puisse ternir sa réputation”. La mort est un moyen d’échapper à la honte, le but est la vie selon de hauts principes.

Ce n’est nullement notre sujet, mais il était impossible ici de ne pas relever qu’à la différence de la philosophie grecque, les Évangiles comme l’Iliade culminent dans un jeune mort. Je me bornerai à une seule remarque. Jésus est à la fois Patrocle et Hector. Plus précisément, dans la représentation chrétienne, Jésus est pour chaque homme ce que Hector et Patrocle sont pour Achille : l’ennemi qu’il a percé de coups et l’ami, le frère, qui a été percé de coups pour lui. C’est là que je verrais la paradoxale proximité entre Homère et les Évangiles.

Pierre Manent, Les métamorphoses de la cité

Pierre Manent ne va peut-être même pas assez loin. On pourrait dresser un parallèle entre Jésus et Achille lui-même. De la même façon qu’Achille va consulter Thétis afin de trouver des conseils sur le choix qu’il devrait opérer, il n’est pas difficile d’imaginer que Jésus pourrait avoir une conversation sensiblement similaire avec Marie pour savoir s’il devrait fuir ou porter sa croix. D’un côté, s’il choisit de rester, ses amis le trahiront, le pouvoir en place le tuera, Dieu l’abandonnera à son sort, mais il trouvera l’éternité, de l’autre il peut fuir et trouver une vie paisible, loin des controverses. Comme Achille, le Christ est pleinement conscient de ce qui va arriver, et il fait le choix de le subir.

Pourquoi Ces deux actes sont la quintessence de l’œuvre tragique ?

Le Japon allait épouser, non pas Hitler, mais la forêt germanique ; non pas Mussolini, mais le Panthéon romain. Ce pacte alliait les mythologies d’Allemagne, de Rome et du Japon : amitié entre les dieux païens d’Orient et d’Occident, à la beauté virile.

Yukio Mishima, Le temple de l’aube

Par son geste, Mishima fait entrer les japonais dans le Panthéon de l’Histoire humaine dans le registre tragique, car il réalise ce que Pierre Manent décrit comme les deux gestes suprêmes du héros, qui sont de tuer et se faire tuer, en occupant les deux positions à la fois mais en plus il met en place un contrôle des conditions post-mortem.

Tout être humain peut tuer ; il peut aussi s’exposer à la mort, se sacrifier. Ce sont, si l’on veut, les deux actions humaines suprêmes. Mais aucun être humain ne peut s’ensevelir lui-même ou prendre soin de lui-même une fois mort.

Pierre Manent, Les métamorphoses de la cité

Quid de Jésus ? Pierre Manent, décidément jamais à court de ressources, nous glisse un aparté des plus pertinents dans lequel il met en avant comment Jésus occupe lui aussi deux positions clefs d’une œuvre tragique. Il incarne à la fois les rôles que jouent Patrocle et Hector pour Achille dans l’Iliade, à savoir l’ennemi percé de coups et l’ami percé de coups par notre faute, Patrocle mourant avec l’armure d’Achille à cause d’un malentendu.

Ce n’est nullement notre sujet, mais il était impossible ici de ne pas relever qu’à la différence de la philosophie grecque, les Évangiles comme l’Iliade culminent dans un jeune mort. Je me bornerai à une seule remarque. Jésus est à la fois Patrocle et Hector. Plus précisément, dans la représentation chrétienne, Jésus est pour chaque homme ce que Hector et Patrocle sont pour Achille : l’ennemi qu’il a percé de coups et l’ami, le frère, qui a été percé de coups pour lui. C’est là que je verrais la paradoxale proximité entre Homère et les Évangiles.

Pierre Manent, Les métamorphoses de la cité

Si comme Nietzsche le pense, la tragédie repose sur un chœur dionysien faisant apparaître une représentation individuée des personnages apollinienne, le tout finissant dans une mort inéluctable perçue comme un retour bienheureux au Tout, alors le geste de Mishima est l’œuvre tragique ultime et indépassable. Il est l’expression optimale de la représentation picturale apollinienne qui va exprimer de façon la plus crue possible une communion avec l’Être. Comment s’effectue cette communion ? Le langage est la maison de l’Être disait Heidegger. On ne peut séparer la question de l’Être de celui du langage, donc des mots. Mais les mots peuvent être utilisés pour évoquer ce qui relève du non-être. Alors la communion avec l’Être passe par l’harmonie des mots et de la réalité. Mishima sera poursuivit toute sa vie par un mensonge, celui dont il a usé en se faisant passer pour un tuberculeux pour échapper à la guerre. Il a usé du verbe pour travestir la réalité. Comme Carlyle avec les vêtements, Mishima compare les mots à un masque. Le masque permet de s’affranchir du poids des conventions, du nomos. Le masque désinhibe, il favorise l’action. De la même façon, loin de cacher la réalité, les mots doivent révéler son essence et conduire à l’action. Le verbe doit être incarné. Ceci est vrai pour Jésus Christ, mais ceci est aussi vrai pour Mishima, et c’est tout le sens de son acte final.

“Peut-être est-il au fond naturel que ce genre de peur panique, bien qu’elle résulte à l’évidence d’une conception fausse, postule une autre existence physique plus désirable, une plus désirable réalité. Ne pouvant imaginer que l’existence du corps sous une forme qui rejetât l’existence était universelle chez le mâle, je me mis à bâtir mon idéal d’existence corporelle hypothétique en lui prêtant toutes les caractéristiques contraires. Et puisque, échappant à la norme, ma propre existence corporelle était sans aucun doute le produit de la corrosion intellectuelle des mots, alors le corps idéal – l’existence idéale – doivent, me dis-je, demeurer absolument indemnes de toute interférence des mots. Ses caractéristiques pourraient se résumer ainsi : taciturnité et beauté formelle.

En même temps, je conclus que si le pouvoir corrosif des mots avait quelque fonction créatrice, c’est dans la beauté formelle de ce « corps idéal » qu’il devait trouver un modèle, et que l’idéal, dans les arts du verbe, devait reposer uniquement sur l’imitation de cette beauté physique, en d’autres termes, sur la poursuite d’une beauté exempte absolument de toute corrosion.

C’était là de toute évidence se contredire soi-même puisque cela revenait à tenter de priver les mots de leur fonction essentielle et de dépouiller la réalité de ses caractéristiques essentielles. Cependant, en un autre sens, c’était une méthode extrêmement habile et ingénieuse pour faire en sorte que les mots et la réalité qu’ils auraient dû appréhender ne se trouvent jamais face à face.

Ainsi mon esprit, sans se rendre compte de ce qu’il faisait, enfourcha ces deux éléments contradictoires et, tel un dieu, se mit en devoir de les manipuler. C’est de cette façon que je commençai à écrire des romans. Et je ne m’en sentis que davantage altéré de chair et de réalité.

[…]

A la vérité, en plaçant de niveau mon culte de la réalité et de l’existence physique et mon culte des mots, en les mettant exactement à égalité, j’avais déjà mis au jour la découverte que j’allais faire plus tard. Dès l’instant que j’avais situé le corps ineffable, rempli de beauté physique, en opposition à la beauté des mots qui imitaient la beauté physique, les mettant par là à parité comme deux choses jaillies d’une seule et même source conceptuelle, je m’étais déjà effectivement, sans m’en apercevoir, libéré de la magie des mots. Car cela signifiait que j’allais reconnaître l’origine identique de la beauté formelle dans le corps ineffable et de la beauté formelle dans les mots, que je me mettais en quête d’une idée platonique qui permettrait de mettre la chair et les mots sur le même pied. A ce stade, la tentation visant à bombarder le corps avec des mots se trouvait déjà à portée de la main. A coup sûr, la tentation n’avait absolument rien de platonique ; toutefois il ne me restait plus à traverser qu’une expérience avant d’être à même de parler des idées de la chair et de la loquacité du corps.”

Yukio Mishima, Le soleil et l’acier

Je meurs parce que je le veux, et je le veux parce que c’est ici, lorsque le verbe se fait chair, le sommet de la beauté qui confine au divin.

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