Ferghane Azihari est journaliste et analyste indépendant spécialisé dans les politiques publiques. Membre de divers think tanks libéraux, il voit aujourd’hui ses tribunes publiées dans de nombreux journaux prestigieux français. Il prend régulièrement des positions favorables à l’économie de marché – et la liberté individuelle – sur des sujets de sociétés au centre des débats contemporains comme l’écologie, les inégalités ou l’immigration.
Bonjour Ferghane, et merci d’avoir accepté de répondre à nos questions. En cette époque où la jeunesse est mitraillée d’idéologie écologiste, via les programmes scolaires ou la pop culture de manière générale, comment en êtes-vous venu à rejeter ces multiples formes d’étatisme pour embrasser pleinement des concepts comme la liberté et la responsabilité individuelle ?
La philosophie libérale est une doctrine qui se fonde sur une seule prescription d’une simplicité biblique : « Tu ne porteras pas atteinte à la personne ou aux biens d’autrui, sauf en cas de légitime défense ». Et par « tu », on entend tout le monde. Aussi bien les gouvernés que les gouvernants. Et surtout les gouvernants, puisque la violence légale dont ils disposent, à la tête des États, fait qu’ils sont, par définition, plus criminogènes que le commun des mortels. Ce que Montesquieu avait bien identifié quand il écrivait que « c’est une expérience éternelle que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser ».
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Une fois qu’on a intériorisé cette prescription, on est immunisé contre les idéologies politiques qui érigent la violence et le pillage au rang d’institution, quels que soient les motifs au nom desquels ces exactions sont justifiées. De plus, par un heureux hasard, il se trouve que la théorie économique et l’expérience nous enseignent que les sociétés qui épousent ces principes de justice tendent à être plus prospères, plus innovantes et plus résilientes face aux défis qui se présentent régulièrement à l’espèce humaine.
La question environnementale et climatique ne change rien à cette équation. Le nombre de victimes de catastrophes naturelles chute au rythme où les sociétés industrielles se développent. Toute l’histoire du développement économique a consisté à échanger des problèmes – notamment environnementaux – devenus insupportables contre des maux sensiblement plus doux. Évidemment, cela n’est possible que si la créativité entrepreneuriale des êtres humains est valorisée par la culture et les institutions collectives. Ce qui implique aussi de l’affranchir cette créativité des inhibitions administrées par la classe des législateurs et des bureaucrates.
Dans une émission filmée produite par le Figaro, Point de Vue, vous vous prononciez largement en faveur de la privatisation de l’aéroport de Paris, lorsqu’un autre intervenant (Barbara Lefebvre) commente votre prise de position : “Selon cette logique, on pourrait tout privatiser”. Votre réponse : “Tout à fait”. Seriez-vous anarcho-capitaliste?
Je fais en effet partie de ceux qui sont convaincus qu’il n’y a rien que le contrat, la propriété privée et la responsabilité entrepreneuriale ne puissent pas accomplir au moins aussi bien que la contrainte, la tragédie des biens communs et la négligence impersonnelle des bureaucrates. Au-delà des considérations utilitaristes et conséquentialistes, le contrat est la seule norme qui correspond aux exigences de justice et de civilisation. Tout le processus de civilisation depuis la nuit des temps consiste à étendre son champ d’application au détriment de la domination policière et militaire. Bien entendu, il ne sert à rien de vociférer des slogans radicaux dans un pays où le simple fait d’ôter la responsabilité d’un aéroport des mains d’une classe de hauts-fonctionnaires déchaîne autant de passions. Mais il est important de savoir où l’on va et de ne faire aucun compromis intellectuel.
Toujours dans Point de Vue du Figaro, vous avez exprimé l’idée que la droite française n’avait pas de ligne idéologique claire. Au-delà du fait que l’héritage gaulliste – vide idéologiquement – n’a, en cela, pas aidé, ne pensez-vous pas que la droite, en tant que bord politique, ne se constitue essentiellement qu’en opposition philosophique à la gauche ? Pensez-vous que la liberté aura un jour sa place dans le spectre politique français ? Sera-t-elle plutôt du centre ou de droite ? »
Historiquement, ce qui distingue fondamentalement la gauche de la droite est la manière de décrire l’origine de l’ordre social. La gauche appartient à l’univers du conventionnalisme. C’est-à-dire qu’elle conçoit l’ordre social comme le fruit de conventions et de constructions historiques que la raison humaine est libre de façonner à sa guise. La droite a une conception plus métaphysique et organiciste de l’ordre social. Ces discussions idéologiques et théologiques sont intéressantes. Mais elles ne disent absolument rien du degré de libéralisme qui prévaut dans les sociétés qui épousent l’une ou l’autre de ces deux visions. Il existe des conventionnalismes et des organicismes despotiques, tout comme il existe des libéraux qui adhèrent à l’un ou l’autre de ces deux paradigmes. C’est pourquoi le clivage gauche-droite ne m’intéresse là encore pas beaucoup. Pas plus que je ne m’intéresse au « spectre politique ». Ce serait surestimer le rôle des convictions dans la vie de la plupart des politiciens.
En réalité, le spectre politique est tributaire du climat intellectuel et idéologique. Or en France, ce climat est dominé par ce que Jean-François Revel appelait la pensée unique illibérale. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que la politique française se soit caractérisée par une alternance entre un dirigisme de gauche et un dirigisme de droite ces dernières décennies. Il me semble donc que les libéraux engagés dans le débat d’idées doivent ignorer les considérations partisanes et s’adresser à toute la population et en particulier aux élites intellectuelles qui façonnent la culture collective. Le libéralisme n’est pas une idéologie qui s’adresse à des intérêts catégoriels. C’est une philosophie individualiste et donc un universalisme.
L’enjeu pour la philosophie libérale est donc de gagner la bataille culturelle ainsi que celle des idées, pour que des politiciens opportunistes réalisent que leur élection et leur prestige dépendent de la promesse qu’ils réduiront voire détruiront le pouvoir qu’ils ont longtemps usurpé. Le succès du combat intellectuel sera évident aux yeux de tous lorsque même Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen seront contraints de glorifier la propriété privée, le libre-échange et la libre-circulation pour paraître crédible aux yeux des observateurs et des électeurs.
Bien que vous soyez libertarien, vous vous considérez comme “extrême” centriste. Mr. Libertarian lui-même, l’économiste Murray N. Rothbard, parlait de “Right Wing Libertarianism”. La droite, au sens européen ne vous inspire que trop d’étatisme pour que vous puissiez vous y identifier de près ou de loin ?
Le clivage gauche-droite ne m’intéresse pas plus que ça. Quand je me qualifie d’extrême centriste, c’est davantage une sorte de boutade médiatique. Mais il faut avouer qu’elle n’a pas beaucoup de pertinence au regard de la rigueur académique.
Toutefois, dans la vulgate médiatique contemporaine, la gauche est réputée être libérale sur les questions dites « sociétales » et étatiste sur les questions économiques. La droite, c’est l’inverse. Lorsque la paresse intellectuelle me gagne, j’adhère à ce schéma simpliste et j’utilise le qualificatif d’extrême centriste pour signaler aux profanes que la philosophie dont je me réclame prend le meilleur des deux mondes.
Mais encore une fois, il s’agit là d’un raccourci assez grossier qui ne résiste pas à la complexité du marché des idées. Il existe aussi une gauche puritaine tout comme il existe une droite anti-capitaliste. Ensuite, comme le rappelaient des intellectuels comme Milton Friedman ou Friedrich Hayek, saucissonner la vie des hommes en distinguant des questions économiques et sociétales relève d’une entreprise intellectuelle arbitraire qui ignore que ces questions sont interdépendantes et que la liberté individuelle – qui découle du droit de propriété qu’un individu dispose sur sa personne et sur ses biens – est une et indivisible.
Le droit de propriété et la libre entreprise se confondent avec la liberté religieuse pour celui qui veut construire une mosquée sur son terrain. La liberté du commerce se confond avec la libre circulation pour celui qui veut acheter un billet d’avion pour aller à New York. Le libre échange des services se confond même avec la liberté familiale lorsqu’un couple infertile recourt à des techniques médicales pour procréer. Il n’y a pas d’un côté les libertés civiles et de l’autre les libertés économiques. Anéantir les unes revient à annihiler les autres et réciproquement. La servitude est tout aussi indivisible que la liberté.
Par ailleurs, raisonner à l’aide du clivage droite-gauche enferme dans de stériles considérations partisanes qui ne disent rien sur le climat intellectuel que l’on décrit. Le clivage droite-gauche est né de la Révolution française. À l’époque, la gauche rassemblait les partisans de la révolution quand la droite était le parti de la réaction. Le libéralisme pouvait donc être considéré, en France, comme une force d’extrême-gauche qui a ensuite été poussée à droite de l’échiquier politique par l’apparition de l’idéologie socialiste et de sa déclinaison marxiste-léniniste. La guerre froide et les totalitarismes de gauche apparus avec les régimes socialo-communistes ont contribué à figer ce schéma. Mais ils ont aussi occulté le fait que la droite française n’a jamais été aussi libérale qu’on l’a prétendu, y compris dans ses fondements intellectuels.
On a coutume d’utiliser la typologie de René Rémond qui distinguait une droite orléaniste (libérale), de la droite légitimiste et bonapartiste. La droite française, aujourd’hui, ne cesse de se référer à la figure du Général de Gaulle, dont la pensée était inspirée de Charles Maurras. Or Maurras tenait contre l’économie de marché des propos que vous pouvez tout à fait entendre dans des meetings de Jean-Luc Mélenchon. Il faut ensuite mentionner ce que rappelait l’historien américain Robert Paxton. La tradition qui voue un culte à la planification centralisée en France est issue de la période vichyste qu’on pourrait qualifier « de droite » compte tenu de l’influence des idéologies antimodernes sur ce régime.
Donc le libéral français que je suis ne peut qu’être mal à l’aise avec ce clivage gauche-droite. On surestime l’importance de ce concept pour saisir les dynamiques culturelles, intellectuelles et idéologiques. Après tout, la gauche et la droite ne désignent que de vulgaires emplacements dans ces chambres obscures que sont les Parlements. Les idéologies assignées à ces emplacements varient dans l’espace et dans le temps. Je préfère pour ma part me référer directement à la dénomination des philosophies politiques. Celle-ci a le mérite d’être plus stable. Et d’ailleurs, dans la mesure où l’utopie libérale consiste à « limiter le pouvoir des Parlements », comme le suggérait Herbert Spencer, voire à les faire disparaître ; comme l’espéraient les plus radicaux des libéraux au XIXe siècle, cela règle la question d’un clivage qu’il faudrait idéalement faire dépérir avec la politique.
Vous pouvez retrouver Ferghane Azihari sur twitter : @FerghaneA.