Le Hussard bleu : la synthèse de la vertu et de l’horreur au fondement de la civilisation

Nous sommes en 1962, la France traverse une journée banale, quelques semaines après le voyage du président De Gaulle en Allemagne marquant la réconciliation franco-allemande. Une frange littéraire des cercles de droite radicale est en deuil : Roger Nimier, tête de file du mouvement littéraire des hussards vient de périr.

Fidèle à son rythme de vie effréné teinté de dandysme, ce dernier imitera Camus en rencontrant un arbre, au détour d’un virage, à la conduite d’une Aston Martin DB4, accompagné par l’auteur Suzy Durupt.

L’écrivain décède à 36 ans alors que sa carrière artistique venait de prendre un nouveau tournant, et qu’on l’imaginait bien perpétuer l’œuvre de la nouvelle vague cinématographique, déjà pressenti par Louis Malle pour s’occuper de l’adaptation cinématographique du feu follet, ouvrage phare de Pierre Drieu la Rochelle. Si cette disparition précipitée laissera Louis Malle s’occuper seul de cette adaptation, elle eut comme effet notable de couper l’ascension, que l’on imaginait inarrêtable, des hussards.

Mais qui étaient les hussards ?

Les hussards constituaient un groupe hétérogène d’auteurs et de philosophes de droite radicale, se distinguant de la lignée de Brasillach par une adhésion sans failles à la Résistance Gaullienne, mais également au rejet ultérieur du Général suite à la crise d’Algérie, évènement suite auquel ils s’aligneront sur l’OAS en raison de la volonté de conserver les colonies. Les hussards défendaient le triomphe de la force, de la virilité, le rejet d’un humanisme béat, le respect de la civilisation, la raison d’État mais également l’individu libertaire maître de son destin, tout en s’opposant à l’idée d’art pour l’art, perçue comme un appel stérile à la liberté.

Roger Nimier (1925-1962)

Ils seront constitués de quelques plumes célèbres telles que celles d’Antoine Blondin ou de Paul Morand, mais c’est définitivement Roger Nimier qui leur donnera naissance, se trouvant involontairement à l’origine même de leur titre, attribué par une critique littéraire acerbe. Le triomphe du Hussard bleu le portera aux gémonies.

Ce roman publié en 1950 aux éditions Gallimard tire sa force des traits caractéristiques du mouvement. Vantant les mérites de la force, du panache, de l’esprit aiguisé comme de la séduction, respectant autant le baroque que la vie austère, il s’agissait d’un refus incorruptible de se soumettre aux idées égalitaristes et décadentistes de l’époque. Ces Anarchistes de Droite autoproclamés refusaient tout conformisme entravant la route vers Esthétique et Puissance. Imitant Junger, ils refusaient l’autorité d’un État mécanique pour choisir organiquement leurs maîtres.

Pour autant, il convient de préciser que loin de faire dans la gloriole facile du conflit et du masculinisme vulgaire, le Hussard bleu dépeint en finesse les nuances de l’individu. Cet anti-roman d’apprentissage (le protagoniste étant de plus en plus incertain au fil de ses expériences) dépeint la guerre comme l’espace libre de toutes les expressions, vertueuses comme cruelles. Malgré des situations propices à une binarité caricaturale, le roman refuse tout manichéisme en préférant l’intersubjectivité d’un panel développés de personnages, ne sombrant jamais dans la facilité. L’œuvre se veut ainsi défenderesse d’une éthique au-delà du bien et du mal, et tributaire d’une certaine vision de la civilisation dans laquelle le sang et la beauté ont un rôle primordial à jouer, s’opposant ouvertement à existentialisme Sartrien en annonçant les dérives du constructivisme social. Si le rapport au conflit, à l’amour, à la religion, à la famille et à la civilisation sont autant de terrains abordés, l’œuvre dépeint en premier lieu l’amoralité inhérente aux nécessités de la guerre, susceptibles de forger la volonté du militaire, comme de l’aliéner en dissolvant son sens moral. À l’instar du philosophe conséquentialiste Nicolas Machiavel, Nimier dépeint au sein du récit sa perception du réalisme politique dans le conflit

Il faut au Prince avoir l’entendement prêt à tourner selon les vents de fortune…et ne pas s’éloigner du bien, s’il le peut, mais savoir entrer au mal s’il y a nécessité.

Nicolas Machiavel, Le Prince.

RÉCIT DE GUERRE RÉALISTE ENTRE HÉROÏSME ET ATROCITÉ

L’intrigue se situe en France, en 1945. Alors que l’Occupation fait progressivement place à l’épuration, le XVIeme régiment de Hussards des armées de la France Libre avance en territoire germanique, cherchant à écraser toute possibilité de contre-attaque, visant l’accession de Berlin. Le roman traverse le conflit à travers les yeux de multiples personnages, cherchant à établir une perception nuancée du conflit et de la figure du militaire. Inspiré de la courte aventure de Nimier au sein de l’armée de libération, le roman se veut une transcription réaliste de ce corps de métiers.

« La violence me plaisait, elle simplifiait les choses. »

Portrait du Général Lasalle par Antoine Jean-Gros (1808) à l’origine de la célèbre réplique « Tout hussard qui n’est pas mort à trente ans est un jean-foutre ».

Si le XVIeme régiment de Hussards est un régiment fictif, il s’inspire de la contre-culture réelle que l’on peut identifier dans ces soldats de cavalerie. Ces éclaireurs ont pour rôle d’aller traverser les lignes ennemies et d’obtenir des informations. Ainsi, le hussard fait parti du corps de l’armée où la mortalité est le plus élevée, étant le premier au contact des adversaires, en étant faiblement blindé, privilégiant la vitesse. De là, on assiste à la progression d’une population composant avec la présence de la faucheuse dans leurs rangs. La mort étant omniprésente, leur rythme les incite à un nihilisme hédoniste conduisant à la pratique de la boisson, à un libertinage sexuel des plus absolus ainsi qu’à une fascination pour la violence. Étant condamné à une mort précoce, ces militaires refusent toute notion de construction et de paix. La vie longue n’étant qu’un succédané quantitatif pour l’absence de but qualitatif, c’est dans la glorification et l’exaltation des sens qu’ils trouvent une raison d’être.

« Je buvais parce que c’était mieux ainsi et qu’un bon militaire déteste la lucidité. De même, je barrais les jours sans savoir pourquoi, sinon que les Hommes sont les ennemis du Temps. »

Sur ce terrain fertile pour les affrontements et l’amoralisme, naîtra une conception particulièrement Machiavelienne du conflit. La guerre ici doit avoir pour objectif de sauver le plus grand nombre, en pacifiant le conflit par sa propre fin. Mais pour s’éteindre, ce conflit se doit d’abord d’être exemplaire, brutal, et de nettoyer toute velléité de résistance. L’ennemi doit être soit tué, soit suffisamment affaibli et traumatisé par diverses exactions pour ne plus jamais lui laisser la possibilité de la résurgence.

Quand il s’agit d’offenser un homme, il faut le faire de telle manière qu’on ne puisse redouter sa vengeance.

Nicolas Machiavel, Le Prince.

Dans cette logique, le Hussard bleu défend la mise en pratique délibérée et volontaire (et pour certains personnages, avec un contentement certain) de crimes de guerres. Si les meurtres arbitraires, la torture et les multiples pugilats font parti du quotidien de cette troupe, c’est principalement le viol de guerre qui sera particulièrement mis en scène. Par cette conquête charnelle des femmes des ennemis, les hussards prévoient un remplacement de la population germanique par le sang français, la substitution inconsciente dans les esprits des pères allemands, métaphoriquement castrés, ainsi que l’assise totale de leur domination. Ici, les femmes se jouent aux dés, et les voitures aux coups de poignards. La seule règle subsistant au-delà de l’honneur militaire et de la soif d’esthétisme est la volonté de puissance. Être plus fort ou se soumettre, il n’y a pas d’autres issues.

« Ils ne cherchent pas à savoir comment ils gagneront alors que cette seule question m’occupe. Quand je tords un bras, ce n’est pas pour étaler ma force, c’est pour faire mal. Plus déloyal que ces policiers et ces boxeurs, je l’emporte assez souvent. »

Les viols répétés (dont se montre particulièrement friand le protagoniste du roman, Sanders) ne seront rendus possible que par l’apparition d’une zone blanche, lavée de toute juridiction, laissant la loi du plus fort régler les rapports interpersonnels.

La guerre peut permettre l’émergence d’une volonté héroïque et d’un sens aiguë du devoir, mais pour la plupart des hussards, c’est avant tout un espace libre de toute législation permettant d’assouvir tous leurs penchants, héroïques comme atroces. Reprenant à son compte la description de l’Amérique sous Cortez par le juriste Carl Schmitt, Nimier décrit le champ de bataille et les zones civiles en occupation comme des emplacements où la seule justice s’appliquant est le faible règlement militaire, peu rigoureux, ce qui correspond à une mise en pratique réelle de la loi du plus fort, la loi Hobbesienne du « Homo homini lupus est ».1

Ainsi, ces hussards ayant triomphé de grands ennemis se transforment durant l’occupation en brutes insensibles, et renvoient au lecteur le miroir de l’occupant nazi. Le message est clair : tout combattant frôle de près la déshumanisation, et le triomphe de la volonté de puissance rapprochera toujours l’homme de l’abîme. Tuer un chien pour manger quelques fruits ne devient qu’un prérequis nécessaire à l’accomplissement d’un caprice personnel. L’homme fort sans entraves agit comme il le souhaite, et il ne dépend que de lui de restreindre ses ambitions.

3ème Régiment de Hussards, époque contemporaine.

« -J’ai connu un assassin qui parlait comme toi. Il prétendait beaucoup aimer ses victimes. Mais il avait également envie de leur serrer le cou. Un petit travers en somme. -Pourquoi me comparer à un assassin ? Ce sont des idées dignes de Sanders. Ce garçon ne rêve que de sang et de flammes. »

Nul fantasme de chevalier sauveur, le portrait des militaires paillards, alcooliques, brutaux, et traumatisés est des plus cyniques. La description nuancée vient également décrire les bons traits des soldats, dotés d’une volonté à toute épreuve, forts, et porteurs de conceptions nobles telles que l’héroïsme, ou l’esprit de sacrifice. Parmi les éléments amoraux, on peut noter un appétit sexuel débordant, détaché de tout sentimentalisme. Ici, la conquête amoureuse correspond à une nouvelle incarnation de la volonté de puissance. Si la tendance à l’expansion s’illustre par la prise de nouveaux territoires, et par le fait de triompher d’autrui, par les armes ou par le poing, la séduction et le sexe deviennent des vecteurs de conquêtes du champ social. C’est également une garantie de perpétuer sa lignée en privant l’ennemi de le faire, sans considération aucune pour la femme victime de ces comportements déviants.

« Voilà l’ennui des filles qui font trop bien l’amour : elles nous rendent en larmes, tout le sperme que nous leur donnons. »

LA RELIGION COMME ANCRAGE ÉTHIQUE ET MYTHE VIVANT

« Je suis religieux, mais pas pieux, c’est ainsi. »

Le protagoniste apparaît comme un véritable surhomme. Triomphant seul contre tous, exalté par le combat, sauvant ses camarades sous le feu ennemi au péril de son visage, il est la figure du frère d’armes prêt à tous les sacrifices pour sauver les siens. Ce personnage reprend à son compte la pensée Jungerienne selon laquelle « Mieux vaut s’abîmer comme un météore, dans une gerbe d’étincelles, que s’éteindre à petit feu vacillant »2. Ainsi, le héros qui s’exalte dans le conflit traverse à travers le péril de son existence une réalité métaphysique, l’amenant à toucher dans le sensible des valeurs profondes, devenues tangibles. À l’image de ce que disait Julius Evola dans sa métaphysique de la guerre, c’est dans le risque de mourir que l’homme peut découvrir ses forces vives et réveiller sa réelle volonté. Par la suite, cette volonté peut être utilisée pour bâtir dans la paix, tout repos du guerrier nécessitait avant sa concrétisation d’avoir traversé la guerre. Cependant, le conflit apparaît pour les protagonistes comme un espace de silence religieux où la divinité observe et approuve les longues coulées de sang, sans jamais s’exprimer, consentant discrètement aux exactions commises, ou n’y voyant nulle importance.

« À chacun son Dieu. Mon Dieu regarde en silence. Mon Dieu est le vrai Dieu. »

Horreur
Augmentée

Sélection de textes de
Zero HP Lovecraft

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Le roman est traversé d’épisodes comico-religieux où les protagonistes reconnaissent le dogme sans l’appliquer à eux-mêmes. Il est vrai qu’un message de paix et d’amour rend difficile la mise en pratique d’actes de tortures et de barbarie. Pour les hussards du roman, le fait de participer à autant d’atrocités est une condition sine qua non de la bonne exécution de leur mission. Se sachant déjà condamnés à l’enfer de par leurs exactions, ils agissent face au fait spirituel avec stoïcisme, reconnaissant l’autorité d’un Dieu qui les condamnera pour le refus de la loi divine, nécessaire à la bonne exécution de la loi terrestre. Ainsi, les criminels de guerre se voient des experts en catéchisme, et des agents dévoués à la divinité, malgré le refus volontaire d’en exécuter les commandements.

« Vous savez, le viol, c’est comme la confiture d’oranges, ca parle à l’imagination. À travers vous, ma petite fille, je pensais atteindre un général, un héros, le paradis terrestre en somme…Un monde beaucoup trop difficile pour que nous y mettions jamais les pieds…Mais nous pouvions le faire basculer dans notre saleté. Comme ca, il n’y a plus de paradis pour personne. »

De ce fait, jaillissent deux axes. Les hussards sont des Nietzschéens profonds qui refusent l’esclavage moral pour ne tirer de la religion que l’esthétique et le mythe. D’un autre coté, on peut traduire ces éléments comme une manière de sublimer un profond ressentiment : se sachant damnés à une existence hideuse, ils transmettent la laideur autour d’eux, pour que personne ne soit épargné par la punition existentielle qui leur a été faite. Ainsi, ils bâtissent leurs propres mythologies bâtardes pour justifier leurs exactions utiles pour la grandeur de la civilisation européenne qu’ils perçoivent déjà en train de s’éteindre. Par la suite, ils refusent d’agir pour le Bien, ou le Mal, mais ne vivent que pour le triomphe, la réussite, la force et la beauté, venant même jusqu’à justifier leurs exactions par une excuse esthétique.

« J’essaie d’expliquer à ces imbéciles la beauté spirituelle du viol. »

Malgré l’immoralisme de ces rustres, on peut juger que la religion fait l’effet d’un Katechon, terme catholique désignant l’élément qui retient le déferlement du mal, qui agirait sans entraves s’il n’était pas tempéré. Les partisans de Pilate deviendraient des monstres inhumains s’ils méconnaissaient le Christ, seul garde-fou moral n’étant pas totalement tourné au ridicule.

Cependant, un léger approfondissement permet d’appuyer l’aspect implicitement religieux du roman. Les protagonistes reconnaissent que les corps se corrompront en azote, mais n’y trouvent pas une solution satisfaisante. L’idée n’est pas tant de rejeter la science que d’y reconnaître une utilité pratique limitée au présent, dans une logique positiviste. Le protagoniste apparaît d’ailleurs comme lecteur de Saint-Simon, auquel il soustrait le socialisme primitif pour ne conserver que l’aspect optimiste devant la Technique triomphante. Les hussards vont reprendre du Catholicisme l’importance de la lignée, de la filiation, et de la tradition, soit de ce que l’on transmet.

« L’autre jour, un hussard bien informé m’a glissé dans l’oreille que nous retournerions à la terre sous forme d’azote après notre mort. Cette solution ne me convient nullement. Je n’ai jamais rien compris à la chimie. Par contre, j’étais premier en catéchisme. »

Ici, le Divin devient le garant d’une vie tendant vers l’éternité, équilibrant le nihilisme de l’existence par la transcendance de l’imperceptible. De plus, tout comme les catholiques honorent les ancêtres glorieux par les saints, et les combattants célestes par l’archange Michel, les hussards se rêvent en autant de petits Samson. Ne pas craindre l’ennemi, l’affronter à seul contre cent, triompher pour la survie d’une civilisation chrétienne sur le monde païen contribue pour les croyants à se transfigurer en personnages mythologiques, et à survivre au conflit, par la chair, ou par la légende. Ils reprennent à leur compte l’idéal du culte des ancêtres, trouvant dans la foi un sens moral supérieur qui leur ferait défaut dans un rationalisme absolu, qui rendrait difficile à supporter le remord originaire des exactions commises. Le Christianisme leur permet l’espoir du pardon et de la rédemption, là où le rationalisme absolu les plongerait dans un nihilisme total teinté de malveillance.

Notons que la perception sinistre et cynique du monde provient également d’une perception Maistrienne de l’existence.

Joseph de Maistre, père de la Réaction et premier philosophe associé à la Droite, le terme étant postérieur à 1789.

La terre entière, continuellement imbibée de sang, n’est qu’un autel immense où tout ce qui vit doit être immolé sans fin, sans mesure, sans relâche, jusqu’à la consommation des choses, jusqu’à l’extinction du mal, jusqu’à la mort de la mort.

Joseph de Maistre, les Soirées de Saint-Petersbourg.

Ainsi, l’observation des injustices terrestres et du décès massif d’innocents trouve son sens par la loi de l’équivalence. Pour Maistre, Jésus est venu révéler la portée du sacrifice, c’est à dire la mort d’un innocent pour sauver un coupable. Et si le sacrifice volontaire est le plus pur, reprenant à son compte la perception d’Origène, le sacrifice involontaire conserve une part de cet élément. L’existence et les âmes étant métaphysiques, soit ni soumise au temps, ni aux lois de la matière, un innocent peut périr à toute époque pour sauver un coupable de toute époque. Ainsi, toute la souffrance de l’Humanité trouve un sens dans cette perception. Le Dieu Maistrien instrumentalise le mal physique au profit d’un bien métaphysique (afin de racheter les pêchés du monde) d’autant plus cruel qu’il est imperceptible aux vivants. Le protagoniste se fera tristement Maistrien, mais en se considérant non plus du statut du sacrifié, mais de celui du sacrifieur, le bourreau, soit la « pierre angulaire des sociétés » selon Maistre. La connaissance de cette loi doit amener à une prise de conscience stoïque et à l’acceptation de l’adversité. Tout mal qui arrive trouve sa source dans un élément métaphysique contre lequel il est inutile de lutter ou de se blâmer, si notre action directe ne peut en empêcher l’action. Cette perception stoïque d’acceptation de la loi du monde s’identifie dans cette sinistre réplique : « C’était le besoin de trahir les héros, de me trahir à mon tour. Je violais cette Allemande, mais à la même seconde, un SS violait la femme que j’aimais le plus au monde. Ainsi, tout était-il consommé. »

Si ce rapport à la cruauté de l’existence est indubitablement d’essence Maistrienne, on peut noter un autre héritage au travers de la perception de l’Homme comme produit de sa cité.

L’HOMME COMME PRODUIT COHÉRENT DE SA LIGNÉE

Il n’y a point d’homme dans le monde. J’ai vu dans ma vie des Français, des Italiens, des Russes ; je sais même, grâce à Montesquieu, qu’on peut être Persan ; mais quant à l’homme je déclare ne l’avoir jamais rencontré de ma vie ; s’il existe, c’est bien à mon insu.

Joseph de Maistre, Considérations sur la France.

Le Hussard bleu rejette la notion d’Humanité au profit de la multiplicité des civilisations. Les éléments de langage ethniques comme civilisationnels fleurissent le récit. Les protagonistes s’identifient comme Français, les opposants sont germains, certains conscrits des slaves ou des polonais, auxquels les comportements inhérents sont associés. L’Humanité prise comme un tout abstrait est perçue comme une abstraction sans fondement servant à légitimer l’inhumanité de quelques intellectuels, renvoyant le miroir des humanistes actuels.

« Les libéraux aiment passionnément les peuples opprimés – sauf celui qu’ils oppriment. Secourir les grecs, pleurer sur les Bulgares, on n’a pas inventé de meilleur moyen pour oublier l’ouvrier lyonnais et concilier une âme tendre avec le soucis de ses intérêts. Toujours ils mettent une petite condition à leur pitié : c’est qu’elle soit inutile. »

L’Humanité est un concept visant le déracinement et empêchant de comprendre les réelles motivations des différents acteurs du récit. Si Schmitt considérait que « Celui qui dit Humanité veut tromper », Nimier rajoute que l’action concrète se détache de tout humanisme abstrait en dévoilant que chaque personnage est motivé par des éléments découlant de sa construction sociale, politique, civilisationnelle et par simple patrimoine génétique. L’être est un îlot identitaire absolu découlant d’un héritage protéiforme (biologique, culturel, social…) catalysé par l’expérience, qui l’altère.

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Le prussien Frédéric défend le culte familial et celui du Reich jusqu’à la mort, tandis que le hussard communiste ne vit que dans l’attente de la révolution prolétarienne. L’étudiant physiquement amoindri ne peut que concevoir une morale mettant en exergue la beauté de la faiblesse, tandis que l’athlète rusé et esthète ne peut que défendre l’aristocratie la plus inégalitaire, face au commerçant vantant le libre-échange sur l’obsolescence des vertus antiques. Le Hussard bleu se construit par l’intersubjectivité, le récit change de protagoniste à chaque chapitre, en conservant la première personne. L’intérêt est de proposer un panel de personnes, aux motivations, styles et conceptions différents, disposant chacun d’une psyché particulière influencée particulièrement par le rôle au sein de la cité.

Ainsi, les bourgeois et les aristocrates ont tendance à rester à proximité des officiers alors que les communistes se complaisent entre soldats du rang à côtoyer les prostituées. Ceux aux ambitions bellicistes cultivent les rencontres héroïques et un entourage particulièrement exalté par le conflit. Chacun se voit attribuer une éthique découlant naturellement du patrimoine d’une part, et de l’expérience d’autre part.

« Certes, je n’aimais pas mon père, mais je devais le venger. Ces choses là sont dans le sang. »

Edition Américaine de 1952.

L’honneur familial devient la raison d’une violence antique, inspirée de la Mos Majorum3, le fait d’Aimer son pays ou de se battre pour la civilisation vient légitimer les comportements sains comme malsains, tandis que le politique détermine l’action en illustrant l’anthropologie de son partisan. L’Homme se conçoit comme un animal politique qui ne peut exister qu’au sein d’un système civilisationnel, au risque de se corrompre.

« Quand les habitants de la planète seront un peu plus difficiles, je me ferai naturaliser humain. En attendant, je préfère rester fasciste, bien que ce soit baroque et fatiguant. »

Cette intersubjectivité permet une nuance exempte de tout manichéisme, en cela qu’elle permet de dépeindre des fascistes résistants (certains partisans de la cagoule), des vichystes bienveillants, ou à l’inverse des résistants rouges ayant rejoint la lutte afin d’assouvir une soif de sang grandissante. Le bien comme le mal absolu n’existent pas, il n’y a que des nuances. Cependant, on peut noter que le récit fait du roman national une des rares possibilités d’unification de ces personnalités disparates en servant de creuset pour ces différents individus, bâtissant d’autant plus facilement un collectif qu’ils souffrent ensembles sur le front, loin du nombrilisme paradoxalement ultra-individualiste des humanistes orgueilleux, ne prétendant aimer toute l’Humanité que pour mieux se draper d’une vertu inutile.

« Je revenais en France. J’allais beaucoup lui demander. Une civilisation, une patrie, une religion, ces mots ont un sens. Imbécile celui qui attribuera ces aventures à l’humanité tout entière. Cette écœurante maladie des hommes, ce goût pâteux de soi-même. »

Le déterminisme biologique est également à l’origine de nombreux traits, tels que l’homosexualité pour lequel l’auteur dépeint une forme de tolérance, étant un fait que l’on ne peut influencer. Le Hussard bleu dépeint également l’importance du déterminisme familial et civilisationnel, ces cadres venant orienter et développer les potentialités de l’individu. Se faisant, il se fait ouvertement l’ennemi de la philosophie existentialiste.

LE REJET DE LA PHILOSOPHIE EXISTENtIALISTE

On peut résumer vulgairement l’existentialisme comme étant la philosophie faisant de l’expérience l’origine de la construction de l’être humain. Ainsi, l’être humain serait une tabula rasa dont l’expérience viendrait ancrer l’essence.

L’existence précède l’essence.

Jean-Paul Sartres, L’existentialisme est un humanisme.

La construction de l’homme ne dépendrait que de son expérience et de sa socialisation. Ainsi, cette théorie vient nier tout essentialisme d’aucune sorte en faisant de l’expérience le pinacle de toute construction humaine.

Il est intéressant de rappeler que Nimier a débuté en faisant des études de philosophie et en s’opposant ouvertement à existentialisme Sartrien, ayant une conception essentialiste de l’existence humaine. Nimier se moquera ouvertement de l’idée monolithique de construction sociale tournant au ridicule. En cela, il se fait prophète de l’époque actuelle dans laquelle on détourne aisément sa responsabilité personnelle au profit d’une culpabilité collective. La faute se rattache non plus à l’acteur, mais à la société l’encadrant, ou à une prétendue culture malveillante, déterminant l’action d’un individu perçu comme simple organisme passif victime d’un système le conditionnant.

Ainsi, un hussard violent envers une femme se cachera derrière la boisson pour justifier son action.

« Elle commençait à m’exaspérer, d’ailleurs, j’avais bu une trop longue gorgée de vodka, et c’est toujours une bonne excuse : on peut battre une femme, tuer un enfant, voler une pauvresse, après la vodka, c’est toujours la faute de la Russie. »

La présence estudiantine est d’ailleurs mise en valeur par le personnage intellectuel communiste surnommé Karl Marx, moqué en permanence par les hussards de par son idéalisme béat totalement détaché des faits régulant la réalité du conflit. Cela vient justifier les propos acerbes adressés autant au pastiche qu’à l’auteur originel.

« La bêtise de Karl Marx continue, mais je ne lui en veux pas. Ce n’est la faute de personne si on est étudiant. »

Le récit développe un mépris implicite des partisans du tout social qui qui cèdent à leurs instincts primaires dés que l’occasion leur en est donnée. Nimier développe l’idée que se prétendre irresponsable de ses actes peut mener à toutes les dérives, et dédouaner de toute responsabilité les pires criminels endurcis.

« J’ai enfilé mon treillis. C’est avec lui que je circulais dans les rues depuis un certain temps et, comme il ressemblait à un pyjama froissé, le monde entier n’était plus qu’un immense lit trop peuplé. On ne s’étonnera pas ensuite si j’avais de mauvaises pensées. »

Le crime devient excusable à cause d’un système venant dédouaner l’individu en le maintenant dans l’infantilisation, racine du mal. Cependant, une porte de sortie de tous ces comportements malveillants demeure : la possibilité de l’amour, conduisant à la pacification par le foyer, et le couple.

LA BEAUTÉ ET L’AMOUR COMME SOLUTIONS AUX MAUX DU MONDE

Ce que l’on n’a pas, ce que l’on n’est pas, ce dont on manque, voilà les objets du désir et de l’amour.

Platon, le Banquet.

Pour Socrate, l’amour Eros est une force mythique qui unifie le tout en le cimentant par l’attraction. Ainsi, la Terre Gaïa et le Ciel Ouranos sont unis par l’Eros, de même que l’âme et le corps, ou les femmes aux hommes. Cette force d’attraction métaphysique unit les êtres dans un tout : la relation amoureuse. L’amour est perçu tout au long du récit comme une force insaisissable qui échappe à tous les personnages de manière tragique. Les femmes, traitées avec violence et sévérité tout au long du récit par une cruelle misogynie se retrouvent dépositaires du salut de l’Homme par l’amour ouvrant les portes de la famille. La libération sexuelle exempte de tout sentiment se retrouve également critiquée, dépeinte comme source de malheur, par le discours d’une courtisane qui, pensant trouver la joie et l’indépendance dans la multiplication des relations, finira seule et sans horizon de maternité, ayant désacralisée l’importance du couple.

Eros.

« Pourtant il était là, et, si je le voulais, je pouvais voir ce corps auquel je pensais depuis une heure ou deux, le corps de celui que j’appelais malgré tout mon amant. Je caressai sa joue d’une main que j’aurais voulue très douce. Hélas ! Elle avait caressé trop de visages, sans amour, j’avais horreur de cette main qui n’était bonne que pour les officiers étoilés, la petite ride au coin des lèvres, les soirées « amusantes », les types « extraordinaires » qu’on rencontre. Ah ! Je savais maintenant que la folie est chose monotone et triste […] » 

L’homosexuel ne peut convertir à sa sexualité le jeune homme qui le séduit, une femme de joie ayant multiplié les conquêtes pour le faste brise son rapport à l’amour, impossible à assouvir. Un autre personnage vient priver de vie commune un couple par un meurtre vengeur n’apportant aucun effet positif, ni aucun réconfort. L’amour fraternel de ces frères d’armes est une des dernières survivances de l’expérience destructrice d’un homme cherchant à retrouver son humanité perdue, tandis qu’un criminel de guerre repenti sortira de sa spirale amorale en retournant aux cotés de sa sœur. Reprenant à son compte la désespérance des personnages damnés de Dostoievski, Nimier reprend à son compte sa pensée en défendant implicitement l’idée que « la Beauté sauvera le Monde ».

Le roman se distingue particulièrement par la relation entre le personnage de Sanders et celui de Saint-Anne, dont le manteau bleu donne son nom au roman. Le premier est un fasciste, anciennement vichyste, rongé par la soif de violence et la cruauté tandis que le second est une figure juvénile, puérile mais idéaliste et héroïque. De leurs échanges apparaîtront des profils nuancés qui évolueront au contact de leur interlocuteur, jusqu’à ce que leurs figures s’inversent, au dénouement tragique du récit. Si Sanders incarne l’anti-héros tragique rongé par les exactions passées voyant en l’amour une façon de traverser une rédemption par le retour de la morale, Saint-Anne incarne le cynisme brutal des idéalistes déçus. Malheureusement pour ces deux personnages, aucune de ces solutions n’aura de conclusion douce. Sanders incarne l’anti-héros romantique, cherchant à se racheter de ses comportements passés en retournant à la vertu. Éternellement, il demeure le héros damné, celui qui contemple la porte de la rédemption en se sachant incapable de l’emprunter.

« J’ai toujours pensé que tu étais un nouveau spécimen du héros romantique, une refonte 1945. Tu as tous les signes […] »

Il s’agit d’une œuvre forte, au message puissant : chaque être imparfait mène une guerre à visage humain pour se construire, mais in fine, le conflit en lui même n’apporte nulle jouissance, et aucune gloire. Il doit servir à apporter une grande volonté pour traverser son défi, puis être délaissé. Une idole de plus à abattre au crépuscule.

La lutte (au sens large) est un véhicule de l’apprentissage, autant sur le champ de bataille que dans nos vies, et le but du combattant n’est pas le conflit, mais le repos du guerrier. Ainsi, la porte de sortie envisagée à la fin du récit s’oriente sur l’image d’Épinal de la famille heureuse. La cellule nucléaire se voit investie par les forces découvertes par la lutte, permettant la création d’une famille et la quiétude du foyer, délaissant le guerrier au profit du bâtisseur. L’origine de toute civilisation, la base de la cité et du village, c’est le couple.

La guerre, l’aventure, la philosophie, la religion sont autant de tourments, d’épreuves à surmonter et de solutions pour se forger une volonté sensible à l’amor fati (l’amour de son destin, l’acceptation stoïque des évènements). La bonne exécution de son destin nécessite la mobilisation des acquis empiriques renforçant la puissance, soit la capacité à maîtriser son milieu.

Mais une fois cette volonté obtenue, elle ne doit pas retourner vers soi même mais tendre vers l’extérieur pour s’épanouir. L’objectif est de devenir le pilier d’une famille, d’un foyer, d’un couple, d’une communauté au risque de voir ses bons attraits se corrompre, comme l’exprime la dernière réplique de l’œuvre. Prononcée par un protagoniste brisé par le conflit, entre aveu d’échec pour l’obtention de son humanité, et manière de camoufler sa sensibilité acquise, niant son parcours en réaction à la souffrance reçue. Un homme faible est étranger à l’Humanité car incapable de servir de fondement à sa civilisation. L’Homme fort qui limite sa volonté à l’expression de la cruauté, de la haine et de la compétition, gâche son potentiel en refusant tout héritage biologique, et toute création de beauté.

L’idéalisme béat des héros romantique comme la cruauté exacerbée du nihiliste sanguinaire, ces deux profils détachent l’Homme de ce qui est vraiment important. Reconnaissant leur incapacité à construire, ces hommes choisissent pour devise : « Tout ce qui est humain m’est étranger ».

[1] Thomas Hobbes, Leviathan.

[2] Ernst Junger, La guerre comme expérience intérieure.

[3] « Coutume des ancêtres », soit le terme latin décrivant les systèmes de pensées traditionnelles des anciens, perçues comme vraies de toute eternité.

ADDENDUM : Les citations non sourcées proviennent toute du roman de Roger Nimier, le Hussard bleu.

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