« Et si tout ce que nous voyons ou semblons, n’était qu’un rêve, dans un rêve ? »
E. A. Poe
Si l’information est l’être de l’étant1, quel est l’étant de l’être ? Au sens commun des deux termes suivants aujourd’hui, « être » est synonyme d’ « exister », malgré la contradiction étymologique : ex-istere signifie « être en dehors [de soi] », par opposition à « être » qui se rapporte à une essence/substance auto-contenue ou auto-suffisante (sui generis) : être, c’est le fait d’être, c’est exister ; la Réalité est antérieurement à toute caractérisation.
Le primum mobile d’Aristote se comprend en français comme étant un « moteur immobile » ou « moteur immuable », autrement dit comme une stabilité primant ontologiquement sur le mouvant et le changeant. Mais à quoi cela correspond-il dans la réalité concrète de notre expérience quotidienne ? Il s’agit de la conscience, ou de l’Âme comme l’appelaient les anciens2, qui est le moteur du corps selon le De Anima.
Précisons immédiatement : par conscience, on entend ici avant tout la conscience pure ou phénoménologique, objectif de l’épochè –la suspension du jugement, qui constitue le socle et le point de départ de la discipline phénoménologique–, ce que les anglais appellent « awareness », par contraste avec la conscience réflexive ou conscience de soi ordinaire (l’ego) et ses contenus, « consciousness ».
Pour éclairer un peu cette perspective, on peut puiser dans quelques références orientalistes. Au sein de l’immémoriale école du Vedānta (nom générique pour désigner l’ensemble des doctrines Hindoues ou Védiques), le Śivaïsme du Cachemire se concentre sur une discipline et des exercices visant par différentes manières à faire l’expérience de la conscience pure ou Âtman/Brahman. Plus tardivement, le Bouddha Siddharta fait table rase dans la confusion des multiples conceptions de la spiritualité parmi les ascètes et brahmanes (la caste sacerdotale), en revalorisant la réalité première dans des sermons apophatiques3 qui comme souvent ont relativement échoué en ce que de nouvelles écoles et de nouveaux débats sans fin ont très rapidement fait leur apparition.

Un intérêt notable du second selon moi, néanmoins, réside dans ce qu’il court-circuite le machinisme de la confusion mentale (les ruminations ou ratiocinations) en considérant l’activité mentale (les pensées) comme un élément de plus de la perception au même titre que l’activité sensorielle. On parle ainsi de six sens, ou cinq sens et un mental/esprit, au sein du Bouddhisme.
Mais cette vision pêche encore par ce qu’elle a d’apophatique : l’influence bouddhiste peut être utile pour disperser les illusions, mais il lui manque l’affirmation d’un principe stable et sain, socle de l’individualité. C’est le conflit entre l’anātman4 (ou anatā, absence de moi, formé du préfixe privatif a- et du substantif ātman [moi]) et l’Âtman/Brahman des doctrines Hindoues réfutées par le premier. L’intérêt fondamental des doctrines bouddhistes repose en fait dans leur conception de la non-dualité5, là où l’esprit rationnel est en proie à l’antagonisme des hémisphères cérébraux qui le fait accoucher de visions, théories, et conceptions trop souvent entachées d’un dualisme irrévérencieux, variant au gré des idiosyncrasies respectives de leurs auteurs divers. On pensera par exemple au Monde comme Volonté et comme Représentation de Schopenhauer, pourtant éminent maître à penser de ce célèbre allemand moustachu6.
Le non-dualisme est une qualification essentielle du type de connaissance que possèdent les êtres éveillés ou Bouddhas. Il s’agit d’un point de départ, que l’on peut compléter par l’observation suivante : selon les conceptions mathématiques, l’ensemble des nombres naturels ou nombres entiers (l’ensemble ℕ) recoupe par points singuliers l’ensemble des nombres rationnels (l’ensemble ℚ). Symboliquement, les premiers ne sont qu’un cas d’homéostasie particulière des seconds, variant en degré mais non en nature. Plus particulièrement, l’intégrité de l’Ego (celui-ci étant défini comme la vision que j’ai de moi-même et du monde) dépend de l’agrégation d’une certaine quantité d’énergie sur laquelle repose la capacité à concevoir l’unité, le nombre 1, symbole de l’Ego dans un certain référentiel Hermétique ou Pythagoricien. On peut remarquer d’ailleurs que le 0 (le Vide originel) et le 1 (l’individu qui en émerge) sont les deux premiers nombres à partir desquelles est engendrée la suite de Fibonacci7.
Autrement dit, le principe, certes superficiel, mais néanmoins essentiel, de la conscience, ce produit tardif de l’évolution procurant une boucle de rétroaction négative à l’organisme, est nécessaire à la stabilité individuelle, sans quoi je ne suis qu’une collection éparse de fragments sans lien les uns avec les autres (la coproduction conditionnée du Bouddhisme de Nāgārjuna) que celui de l’existence propre.
Étant donné la célébrité dont jouit ce qui suit, ce dossier ne serait pas complet sans aborder au moins brièvement le Cartésianisme. C’est dans les Méditations Métaphysiques (1641), avant tout destinées à fonder la raison en prouvant l’existence de Dieu, que Descartes rompt avec la tradition en affirmant que l’âme et l’esprit sont deux termes interchangeables et qu’il emploiera l’un ou l’autre indifféremment. Mais en fait, comme le suggère sa correspondance avec Elisabeth de Bohème, le “lien” entre l’esprit et le corps dont il s’enquiert, est précisément le troisième terme que la tradition a établi entre la “pure” conscience et le corps, pure conscience qu’elle nomme Âme et troisième terme qu’elle nomme Esprit. Le Cartésianisme se fourvoie donc lorsqu’il s’imagine amener des réponses nouvelles, en revanche on pourrait arguer qu’il voit juste en s’affranchissant de la distinction entre l’âme et l’esprit, étant donné la déchéance de la théologie au profit des Lumières.
C’est à ce sujet que j’évoque les doctrines orientales : par leurs exercices méditatifs et introspectifs, les ascètes à l’origine de ces traditions en sont venus à donner une toute autre place à la conscience, que celle admise dans la Science et les doctrines occidentales. Celle-ci constitue non pas un phénomène secondaire ou émergent mais, en tant qu’elle est le socle condition de possibilité de l’expérience individuelle — c’est le fameux koan8 : « Un arbre qui tombe fait-il du bruit s’il n’y a personne pour l’entendre ? » —, la conscience constitue la racine même, ou la matrice, de la réalité.
Ainsi, si l’on constate que la conscience réflexive n’apparaît que tardivement dans le développement individuel – qui se souvient encore de ses premiers instants ?–, il est juste que celle-ci est le produit de l’interaction entre un principe plus simple et son environnement : c’est la conscience pure à partir de laquelle se développe la forme humaine (celle-ci est in-formée, formée « de l’intérieur ») à la conjonction entre les ressources génétiques et le tumulte de l’environnement et des perceptions.
Tout ceci nous mène à une question fondamentale. Qu’est-ce que l’information ? Du point de vue de l’intériorité il s’agit de ce que le système nerveux expérimente, ou, pour le dire de manière plus imagée, ce qui nous traverse. C’est la néguentropie du corps qui, par l’intelligence9, cristallise tout ceci en mémoire ou le dissipe dans l’oubli. Et Nietzsche ainsi que C. G. Jung remarquent que l’individu d’une telle espèce contient non pas seulement son être propre, mais toute l’information (génétique) remontant jusqu’aux origines de la vye et de l’évolution. Le tumulte de l’environnement et des perceptions est précisément ce qui constitue la « gnose » (ce que connaît l’individu à travers son système nerveux) à proprement parler.

Et donc, la conscience peut certes être vue comme une extension de la matière, de la même nature que celle-ci (la conception de la conscience comme électrique ou produit des « micro-tubules » selon Penrose), mais aussi (et surtout) comme son opposé complémentaire, son pendant sans lequel le monde matériel est dénué d’expérience ou d’expérimentateur. Autrement dit, comme le rapporte un métaphysicien anonyme : « N’être capable de concevoir la conscience que comme ce qui sent et opère, ne pas pouvoir la saisir en tant que conscience, en tant qu’elle est, dénote une pauvreté conceptuelle affligeante. » Ainsi il y a bien un envers du monde matériel invisible et complémentaire de ce dernier, n’étant pas réductible à la manière dont il est perçu par l’empirisme sensoriel.
Pour finir, on peut donner quelques repères sémantiques : il a dû apparaître aux familiers du problème de la conscience que le sujet traité par cet article en premier lieu est le problème difficile de la conscience, par opposition au problème simple de la conscience (the hard problem ou the difficult problem of consciousness v. the easy problem of consciousness). Cette distinction est approchée notamment en psychologie ou en philosophie de la cognition, mais elle trouve des applications jusque dans les domaines de l’ingénierie en intelligence artificielle ou de la robotique. Le problème simple peut se formuler ainsi : comment la conscience ou l’organisme intelligent perçoit-il diverses sensations ? On invoquera pour y répondre des notions comme les ondes lumineuses ou sonores, les nerfs optiques, auditifs ou tactiles, et les signaux qui les traversent, etc. En d’autres termes, il s’agit d’un problème d’ordre mécanique. Le problème difficile, en revanche, se formule par des questions telles que : qu’est-ce que la conscience ? Quelle place occupe-t-elle dans l’écosystème de la réalité, matérielle, spirituelle, ou autre ? Que sont les objets de perception, les qualiæ ? Il s’agit en d’autres termes d’un problème d’ordre ontologique10. Si le lecteur me demande de choisir entre le physicalisme, le spiritualisme, le dualisme ou un autre des différents courants entendant répondre à ces problèmes : je dirigerais vers la cognition incarnée (ou Embodiment, de l’anglais embodied cognition)11.
Le sujet de cet article s’achève ici ; mais l’on pourra fournir au lecteur interrogé des pistes de recherche en vue de la réintégration de ce principe de conscience unitaire : le système nerveux fut mis au jour grâce à l’observation et la dissection empirique (au nez et à la barbe de l’Église) par Léonard de Vinci. Mais il existe une cartographie alternative de ce phénomène physiologique : par la méditation introspective, les ascètes retranchés s’asseyant immobiles dans la position du lotus et restant ainsi des heures, voire des journées entières (c’est sous un figuier que le Prince Siddharta serait ainsi devenu Bouddha), observant ce qui s’élevait en leur for intérieur. On suppose que c’est ainsi que fut établi le système subtil des chakras, ces roues cénesthésiques et nerveuses auxquelles correspondent les glandes endocrines physiques12.

À droite: système nerveux des méridiens/chakras dans la doctrine taoïste/chinoise.
[1] RAGE CULTURE, Prométhéisme 4/8: Morale Aristo-Archiloquienne, la vie au service de l’information et de l’être
[2] Je fais ici un raccourci: le moteur immobile est dans l’Empyrée au-delà des sphères célestes; mais l’Âme de l’homme est bien le reflet terrestre de cette réalité divine.
[3] Apophatique est un adjectif qui s’appliquait notamment à une forme spéciale de théologie scolastique, qui face à l’ambigüité des ambitions de définition positiviste de la divinité, envisageait de la définir négativement, par ce qu’elle n’est pas. À ce propos, un exemple de définition apophatique de la conscience serait : c’est ce que l’on perd lorsque l’on s’endort.
[4] https://www.dhammadana.org/dhamma/3_caracteristiques/anatta.htm
[5] À titre personnel, j’apprécie la formulation syntaxique suivante: (non)dualité.
[6] Friedrich Nietzsche
[7] Pour plus de ressources sur le symbolisme des nombres, voir ma vidéo: Bases de Symbolisme
[8] Au sein du Bouddhisme Zen (Japonais), énigme très courte communiquée de maître à disciple en vue de l’atteinte du satori, la reconnaissance de sa propre nature ou nature éveillée (nature de Bouddha), mettant l’accent sur l’aspect fugace et insaisissable que revêt l’expérience.
[9] On passera brièvement sur ce qui pourrait faire l’objet d’un autre article : l’intelligence, telle que définie initialement chez Plotin, est bel et bien une faculté non seulement symbolique mais également cardiaque, en contraste avec le mental rationnel et cérébral avec lequel elle est assimilée selon le vocabulaire actuel.
[10] L’ontologie est l’étude de l’être, une discipline philosophique forcément voisine de la métaphysique dans un monde qui approche le réel avant tout par l’angle matériel.
[11] À ce sujet, voir par exemple : Rémy VERSACE, « COGNITION INCARNÉE », Encyclopædia Universalis : https://www.universalis.fr/encyclopedie/cognition-incarnee/
[12] Pour une étude approfondie des chakras, se reporter au site kheper.net: https://www.kheper.net/topics/chakras/ Du fait de la refonte du site, l’étude est actuellement indisponible, mais on pourra y accéder grâce à l’Archive Internet via https://archive.org
Annexe : approche de l’Ego
Les choses sont rarement claires quand on parle d’ « égo ».
- Au sens occidental qui trouve son origine dans la théologie puis la philosophie et s’est popularisé grâce à la psychologie, il s’agit du « je » ou « moi » : l’image réflexive qu’un sujet pensant a de lui-même, que l’on peut considérer « superposée » à la réalité ; c’est-à-dire à ce qu’est réellement le sujet pour les psychologues, ou bien à la réalité du Créateur pour les philosophes, par opposition à celle de la créature. Cette image subjective, si elle n’est entièrement fausse, est donc au moins imparfaite, trompeuse ou illusoire.
- Ce qui nous mène au deuxième sens, évoqué par l’injonction de « combattre » l’égo ou de le maintenir en touche, sens qui n’est pas sans évoquer celui que lui donne traditionnellement, l’Orient. Avec le degré auquel il a poussé son exploration de la « conscience pure », largement supérieur au notre, on peut dire que parfois l’égo est associé simplement au noyau de conscience de veille par opposition au subconscient (et au supra-conscient). Dans ce cas il n’est en rien indésirable ou néfaste mais plutôt simplement obscurci par le karma ou les voiles de l’incarnation sur lesquels retombera ce sens péjoratif.
- Ce qui enfin nous mène à un troisième sens éclairé de la gnose traditionnelle qui réconcilie et complète les deux premiers : lorsque l’on parle de supprimer l’égo, il s’agit non pas de faire disparaître la conscience de veille ou le sentiment d’être un sujet, mais le nucleus passionnel auquel ces derniers sont attachés, et qui a initialement été nécessaire, en tant que source de frictions, à leur émergence…
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“Ainsi il y a bien un envers du monde matériel, invisible et complémentaire de ce dernier…”
Ce que Schopenhauer nomme la Volonté, si je ne m’abuse. Cette force par définition aveugle et hors du temps, qui utilise la conscience comme un centre de commande pour s’incarner dans le monde matériel.
Le monde de la Volonté en parallèle à celui de la représentation chez Schopenhauer, le monde des noumènes lié au phénomènes chez Kant que Hegel reprendra. On le retrouve chez plusieurs philosophes et tradition de pensée. Il semble pertinent aujourd’hui de le penser sous l’angle de l’énergie et de l’information.
Si l’on se base sur Schopenhauer considérant le monde matériel comme artifice de la Représentation.
À mon sens c’est l’Homme (au sens d’humain) même qui incarne ici-bas sur Terre cette dualité/paradoxe que j’ai nommé la consécration de sa contradiction (le possessif faisant référence à l’Ordre Naturel et/ou bien à l’Humain, selon votre appétence) – d’où ce que les Anciens avaient relevé comme la station droite qui en est le symbole : l’Homme se relève vers les Cieux, engendrant par là les catégories que l’on connaît bien … je développe tout ça dans d’autres travaux.